Comme chaque jour de semaine en fin d’après-midi, Aurélie Rosso, éducatrice spécialisée au PACT 31, rend visite à Jean-PierreLlopis et Hossain El Messari dans leur petite habitation du nord de Toulouse, une « maison Tremplin » où les deux ex-SDF ont emménagé en octobre 2009. Le jardin est envahi d’herbes folles et les pièces sont sommairement meublées, mais un écran plat avec lecteur DVD trône dans le salon. La télévision est le premier équipement qu’ils ont acheté lors de leur installation. Allumée une bonne partie de la journée, elle aide les deux hommes à souffler. Car ils reviennent de loin. Tous deux quadragénaires, ils ont passé quatre ans sans domicile fixe : deux années à la rue et deux autres en foyer d’accueil d’urgence. « Les hommes accueillis dans nos trois “maisons Tremplin“ sont cassés après des années de rue, suite à des ruptures familiales ou professionnelles, des addictions et souvent des pathologies psychiatriques, explique Frédéric Cesbron, directeur du PACT31(1). La plupart ne font rien de leurs journées, à part regarder la télé. Mais ils en ont besoin. L’absence de contraintes temporelles leur permet de se poser et de se reconstruire. »
Les « maisons Tremplin » où sont logés Jean-Pierre, Hossain et quatre de leurs compagnons de galère sont un dispositif expérimental imaginé par le PACT 31 et financé par l’Etat, dans le cadre d’un plan d’action pluriannuel pour les sans-abri et les mal-logés, faisant suite au rapport du député UMP Etienne Pinte. Trois maisons T3 sont proposées en colocation à six grands précaires souhaitant sortir de la rue. Elles font partie d’un petit quartier de maisons de ville appartenant à la société HLM Nouveau Logis méridional, où vivent surtout des personnes âgées. Le bailleur souhaite y densifier l’habitat d’ici à quatre à cinq ans, et ne reloue plus les maisons libérées par leurs locataires. Il a donc proposé au PACT31 d’utiliser ces logements moyennant un loyer bas (12 000 € par an pour les trois maisons), payé avec l’allocation de logement temporaire (ALT). L’intérêt pour le bailleur est d’éviter le squat, tout en se conservant la possibilité de libérer rapidement les lieux lorsque cela deviendra nécessaire. Les habitants du quartier, informés du projet, semblent l’avoir bien accepté.
« On apporte à ces personnes un chez-soi, sans objectif au départ hors celui de sortir de la rue, détaille Frédéric Cesbron. Mais offrir un logement ne suffit pas pour des gens qui ont entre quatre et dix-neuf ans d’errance derrière eux, il faut un accompagnement social. » Le budget total alloué par l’Etat pour cet accompagnement est de 87 600 €, ce qui inclut, entre autres, un plein temps de travailleur social. A l’usage, il est apparu qu’un mi-temps suffisait pour six personnes. Le deuxième mi-temps servira dès le mois de juillet à ouvrir six nouvelles places pour des grands précaires dans un autre quartier de Toulouse.
Aucune condition n’est posée à l’entrée, en dehors du paiement d’une redevance de 30 € par mois et de l’acceptation de quelques règles simples, comme respecter le logement et le voisinage, ne pas inviter de personnes à dormir et recevoir l’éducatrice régulièrement. « On n’exige pas d’eux de choses particulières, si ce n’est de cohabiter avec une autre personne, précise Aurélie Rosso.Nous ne leur mettons pas la pression. L’idée est de passer boire le café pour faire du lien, parler de tout et de rien sans être intrusif, créer une relation pour pouvoir les dynamiser peu à peu. »
L’Equipe mobile sociale (EMS) de Toulouse, qui gère le 115, suit environ 250 grands précaires au long cours. Elle a été chargée de sélectionner les personnes susceptibles d’entrer dans le dispositif et de constituer les binômes de colocataires, dans le cadre d’un partenariat signé avec le PACT 31. Jean-Pierre Llopis et Hossain El Messari, devenus inséparables au foyer de l’Hôtel-Dieu et très en demande de logement, ont logiquement été les premiers choisis par Jérôme Receveur, éducateur à l’EMS. Pour les deux hommes, cela a apporté un énorme soulagement. « Quand nous sommes arrivés, ça a été le bonheur ! se rappelle Jean-Pierre, qui restera debout pendant toute la durée de notre entretien. A l’Hôtel-Dieu, nous dormions dans un grand dortoir avec une vingtaine de lits. Il y avait des vols. Les gars rentraient soûls. Nous devions être dehors de 8 heures à 18 heures. Maintenant, on reste beaucoup à la maison, on regarde la télé, c’est mieux. » Son colocataire, Hossain, a tellement investi le lieu qu’il n’en sort presque plus. « On a eu beaucoup de chance de rencontrer le PACT 31, renchérit-il en se roulant une cigarette, un bonnet enfoncé sur la tête, même à l’intérieur. Je n’ai plus froid, je n’ai plus faim, je ne galère plus dans la rue. J’en avais envie depuis longtemps ! » Malgré les craintes initiales des responsables du PACT31, aucun phénomène de squat n’est apparu. Les hébergés ont respecté la règle de ne garder personne à dormir.
La constitution des autres paires de colocataires a été moins évidente. « Les binômes de personnes qui ne se connaissent pas entre elles ne sont pas faciles à concevoir, entre les personnalités, les addictions, les différences entre une personne dans le soin et l’autre dans le déni, une discrète et l’autre dominante, souligne Aurélie Rosso. C’est un pari. On ne sait pas si ça va les tirer vers le bas ou vers le haut. D’où l’intérêt pour nous de travailler avec l’EMS ou la Halte Santé(2), qui suivent les gens depuis longtemps. » Malgré cette connaissance approfondie des personnes, l’exercice reste difficile. « On a essayé d’imaginer les personnes pouvant vivre ensemble, s’entendre et avoir une influence positive l’une sur l’autre, mais cela reste aléatoire », reconnaît Jérôme Receveur. Aujourd’hui, sans qu’ils soient devenus les meilleurs amis du monde, les colocataires sont bienveillants les uns envers les autres. Seul un des six hommes choisis au départ est reparti en foyer d’accueil d’urgence au bout d’un mois et demi. « C’est lié à son parcours, constate l’éducatrice. La stabilité lui était insupportable, il n’était pas prêt à entrer dans un logement. » Le fait de n’accueillir que des hommes n’a pas été un choix de l’association. Elle n’a tout simplement reçu aucune candidature féminine, même en sollicitant le foyer Olympe de Gouges, qui accueille des femmes victimes de violences.
Une fois installés dans les lieux, les ex-SDF ont dû réapprivoiser les gestes du quotidien comme se faire à manger, faire les courses, le ménage, la lessive. Des tâches que ces hommes ont oubliées au fil de leurs années de rue ou de foyer d’accueil, où les repas sont servis et le ménage est pris en charge. Or l’implication des deux colocataires dans ces tâches est indispensable pour que cela fonctionne : si l’un fait tout tandis que l’autre se laisse servir, l’équilibre du foyer est menacé. Le rôle d’Aurélie Rosso est justement de les aider à retrouver ces réflexes, après avoir gagné progressivement leur confiance. L’hygiène corporelle et du logement est une des thématiques majeures abordées par l’éducatrice lors de ses visites. A la rue, se laver chaque jour et nettoyer régulièrement ses vêtements est très difficile. L’habitude se perd. La retrouver est un travail de longue haleine, loin d’être acquise même après neuf mois. « Je vais régulièrement dans leurs chambres pour voir s’ils changent les draps de leur lit, raconte l’éducatrice. L’un d’eux ne l’avait pas fait depuis son arrivée dans la maison quatre mois plus tôt, et il dormait tout habillé ! » Lors de son passage chez Jean-PierreLlopis et HossainEl Messari, la jeune femme fait remarquer gentiment que, dans la salle de bain, le tapis, le lavabo et la douche ne sont pas très nets. « Vous élevez des champignons ! insiste-t-elle. Attention, cela provoque des mycoses. » Jean-PierreLlopis acquiesce et promet de s’en occuper bientôt. Au départ, des produits ménagers ont été fournis avec les meubles, mais ensuite les personnes doivent se réapprovisionner par elles-mêmes. Pour les lessives, il faut prendre le métro jusqu’à une laverie assez éloignée, ce qui n’encourage pas ce type d’initiative…
En revanche, les deux compères font les courses ensemble dans un hypermarché de la périphérie toulousaine, accessible en métro, et cuisinent. « Ma spécialité, c’est les merguez », sourit fièrement HossainEl Messari. Ils reçoivent d’ailleurs régulièrement deux amis à déjeuner. L’alimentation est une partie importante de la deuxième problématique amenée par l’éducatrice du PACT : la santé. « J’ai mobilisé les personnes sur les questions de santé, pour les amener à prendre conscience qu’il faut prendre soin de soi, raconte-t-elle. Ils ont fait des bilans gratuits à la sécurité sociale. Beaucoup ont besoin de soins dentaires, de contrôles ophtalmologiques ou ORL. » Les prises de sang ont mis en évidence un excès de gamma GT, signalant un problème d’alcool. « Cela m’a permis d’aborder la question de leur alcoolisme, alors qu’ils étaient dans le déni, poursuit-elle. La confiance s’étant installée, j’ai pu me permettre de les secouer sur les sujets délicats. »
Hossain El Messari et Jean-Pierre Llopis apprécient qu’Aurélie les accompagne à leurs rendez-vous médicaux. « Avant, on n’avait personne, déplore Hossain El Messari. On avait la CMU, mais on n’en profitait pas. » Sur l’amicale pression de l’éducatrice, Jean-Pierre Llopis vient de se faire arracher une dent qui lui faisait mal depuis cinq ans. « Parfois, je n’ai pas envie d’aller chez le dentiste, reconnaît-il. Mais elle insiste, et après je suis content. Aurélie, c’est une sécurité pour nous. » Hossain El Messari, de son côté, a interrompu ses soins. Ses dents sont tellement abîmées qu’il faudrait en arracher une bonne partie et mettre un appareil, ce qu’il refuse. « Il voudrait des implants, mais leur coût dépasse largement ses moyens [696 € par mois d’allocation aux adultes handicapés (AAH)] et ils requièrent une hygiène dentaire rigoureuse qu’il n’est pas encore en mesure de suivre », explique l’éducatrice, qui se donne un peu de temps avant de remettre le sujet sur le tapis. Elle souhaite qu’ils gagnent en autonomie et puissent, une fois en confiance avec le personnel soignant, se débrouiller sans elle. « Chaque rendez-vous chez le dentiste me prend deux ou trois heures, note-t-elle. S’ils y allaient seuls, cela m’arrangerait. »
Les deux colocataires, comme la plupart des autres hébergés, sont également suivis pour des troubles psychiatriques. Ils reçoivent chaque jour la visite d’un infirmier pour leur traitement. Jean-Pierre Llopis a été hospitalisé en 2008, avant que l’EMS lui trouve une place au foyer de l’Hôtel-Dieu. Il touche, lui aussi, l’AAH et vient d’être mis sous curatelle. « Je vois un psychiatre tous les deux mois pour renouveler mon traitement », indique-t-il, en se balançant doucement d’un pied sur l’autre. Hossain El Messari, quant à lui, a été hospitalisé d’office en psychiatrie après une crise, puis a vécu à la rue avant d’arriver à l’Hôtel-Dieu. Il est désormais sous tutelle. Son traitement permet de stabiliser son comportement, et la maison lui procure la tranquillité nécessaire. « Depuis que je suis ici, je suis plus calme, plus détendu, affirme-t-il, en faisant tomber les cendres de sa cigarette dans une boîte de sardines vide. J’ai davantage d’espoir. »
Dans ce travail avec les grands précaires, le PACT31 a tenu aussi à assurer son intervention en lien avec les autres intervenants sociaux. « Quand les personnes sont à la rue, elles sont suivies par plusieurs personnes depuis des années, indique Aurélie Rosso. Je ne peux évidemment pas les exclure de l’accompagnement. » Outre la réunion trimestrielle avec l’EMS, l’éducatrice rencontre ainsi régulièrement les infirmiers, les tuteurs ou les curateurs des hébergés, souvent en présence de leur référent de l’EMS. Elle les accompagne également pour leurs démarches administratives et lors des rendez-vous avec l’assistante sociale de secteur.
Aurélie Rosso commence maintenant à réfléchir à des pistes d’orientation et de réinsertion. Jean-Pierre, ancien apprenti charpentier qui a eu un emploi pendant trois ans dans les travaux publics, souhaite ardemment retravailler. « C’était difficile de trouver du travail en étant dehors, déclare-t-il. Mais maintenant j’en ai vraiment envie. J’en ai marre de rester chez moi. » Suivi par l’association Video, il a effectué un stage de trois semaines pour une formation d’agent d’entretien dans un établissement et service d’aide par le travail de la banlieue toulousaine. Les deux heures de trajet en métro et en bus matin et soir ne l’ont pas découragé. Pour lui, le passage en logement définitif est envisageable, sans arrêter pour autant l’étayage social.
Pour les autres, qui ne veulent ou ne peuvent pas travailler, qui ont gardé leurs habitudes de faire la manche dans la rue ou qui, au contraire, ne sortent plus de la maison, l’éducatrice imagine des orientations ultérieures, vers des accueils médicalisés ou des maisons-relais. « Ceux qui n’osent pas sortir seuls pourraient être dynamisés par des sorties culturelles organisées par les travailleurs sociaux de ces petits collectifs que sont les maisons-relais », indique-t-elle. Mais pour l’instant elle leur donne du temps, en espérant que le budget du dispositif sera renouvelé pour 2011. « L’avantage du PACT, se félicite Jérôme Receveur, c’est qu’il a plein de logements, de structures différentes, d’appartements autonomes, de maisons-relais, vers lesquels les personnes pourraient basculer » (voir encadré ci-dessous). Toutefois, l’orientation sera sans doute précipitée pour l’un des hébergés, qui a dû être admis en hôpital psychiatrique pour dépression sévère. Le jour de notre visite, l’éducatrice du PACT 31 participait à une réunion avec sa psychiatre, les infirmiers de l’hôpital et ceux qui le suivent en libéral, sa référente de l’EMS depuis huit ans ainsi que l’assistante sociale de secteur, afin de chercher une solution de logement plus adaptée à sa situation actuelle…
« Après neuf mois, le bilan est très positif : la plupart des personnes sont stabilisées, se sont approprié les logements, ont fait un travail sur leur hygiène corporelle et celle du logement, leur santé, le respect de soi… », constate avec satisfaction Frédéric Cesbron, qui s’étonne que ce dispositif « tellement évident » ne soit pas davantage développé. A Toulouse, dès le mois de juillet, six nouveaux grands précaires pourront profiter de trois « appartements Tremplin » dans un quartier du sud-est de la ville. Cette fois, le recrutement sera élargi à la Halte Santé, à la boutique solidarité et au centre d’hébergement et de réinsertion sociale Vélane. Autant de partenaires qui travaillent avec le même public des grands exclus.
(1) PACT 31 : Union régionale PACT Midi-Pyrénées – 27, rue Valade – 31000 Toulouse – Tél. 05 63 48 10 80 –
(2) La Halte Santé accueille une dizaine de personnes en grande précarité, nécessitant soins et suivi médicaux, sans relever d’une hospitalisation ou d’une maison de convalescence.
Le PACT 31 fait partie de la Fédération nationale des PACT. Cette association – dont le sigle signifiait à l’origine « propagande et actions contre les taudis » – intervient sur l’amélioration des logements et l’insertion de personnes en difficulté à travers l’habitat. En Haute-Garonne, elle gère 150 logements très sociaux, en assurant le suivi social et le parcours résidentiel des ménages : une soixantaine de logements temporaires pour six mois ou un an, financés par l’Etat à travers l’allocation de logement temporaire (ALT) et le conseil général ; 18 places en foyer de travailleurs migrants ; 22 places dans une toute nouvelle maison-relais destinée à des personnes insuffisamment autonomes pour rester en logement temporaire ; une vingtaine de logements en intermédiation locative dans le parc privé. Avec ses 23 salariés (dont 9 travailleurs sociaux), le PACT 31 mène aussi des actions d’urbanisme et de renouvellement urbain, des missions en direction des gens du voyage ou d’aide aux ménages à la recherche de logement, à travers le fonds de solidarité pour le logement (FSL). Entre 2003 et 2009, elle a accompagné 160 ménages habitant des immeubles voués à la destruction dans le cadre du Grand Projet de ville.