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Le travail social à l’épreuve de l’entreprise sociale

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La succession de réformes législatives et la redéfinition des rapports entre pouvoirs publics et associations ont fait de l’entreprise le modèle de développement du secteur de l’action sociale. Un nouvel environnement institutionnel qui pèse fortement sur les comportements des professionnels, explique Cyril Guillebaud, travailleur social dans un centre d’accueil pour demandeurs d’asile(1).

« L’entreprise sociale, nouvelle forme de l’action collective, émerge au fil des rationalisations gestionnaires et normatives impulsées ces dernières années par le législateur par une succession de réformes, dont l’emblématique loi du 2 janvier 2002. Combinée à une logique concurrentielle comme nouveau mode de régulation, cette évolution mobilise une approche stratégique de l’action sociale, désormais inscrite dans des configurations locales complexes. La redéfinition des rapports entre autorités publiques et associations fait de l’entreprise le modèle de développement légitime pour l’ensemble du secteur. Le socle institutionnel à partir duquel s’élaborent les pratiques professionnelles s’en trouve bouleversé.

L’idéal pédagogique de transformation de la personne cède du terrain à l’activité quantifiable. Paradoxalement, la relation d’aide s’individualise, plaçant l’usager au centre, le soumettant à des injonctions responsabilisantes. Un tel cadrage modifie profondément la nature même de la relation d’aide, envisagée de plus en plus comme une relation de service.

L’imposition au secteur associatif d’un grand nombre d’outils de gestion (tarification, démarche qualité, évaluation, livret d’accueil, charte des usagers…) inspirés du modèle entrepreneurial, doit, à terme, garantir à tout bénéficiaire un haut niveau de qualité du service à coût étudié.

Le développement associatif doit désormais répondre aux critères du marché et le traitement de la question sociale fait l’objet d’un retrait progressif de l’Etat au profit de ce dernier. Efficience et stratégie s’affirment comme les nouvelles clés de voûte du secteur.

A l’engagement philanthropique des origines correspondait le modèle de l’organisation charismatique fonctionnant sur un mode “affectuel” lié aux capacités extraordinaires du dirigeant ou de la cause défendue. A partir des années 1960, une première mise en ordre du secteur et la professionnalisation des acteurs a fait naître des organisations rationnelles à la structure bureaucratique conforme à un idéal de rapports humains fondés sur des règles de fonctionnement impersonnelles et égalitaires auxquelles tous, quel que soit leur niveau, doivent normalement se conformer. En dépit d’une division du travail plus poussée, l’éducateur spécialisé voyait la part de subjectivité de sa pratique reconnue comme un flou nécessaire à la relation éducative avec l’usager. Le mythe d’un indicible du travail éducatif autorisait ainsi les identifications nécessaires à la construction d’une culture professionnelle.

Aujourd’hui, l’émergence de l’entreprise sociale, liée à la recomposition du travail social, formalise de nouvelles injonctions reposant sur la recherche de résultats immédiats et évaluables. La modification de la commande publique et la technicisation des pratiques d’intervention ont tour à tour entamé les fondations d’un travail social engageant la subjectivité de l’aidant. C’est une identité professionnelle vacillante, sommée à présent de se conformer aux règles du management.

Le travail social doit pourtant sa “performance” à l’implication des intervenants de terrain. L’investissement personnel demeure, quoi qu’on en dise, la condition première du bon exercice de l’accompagnement, dont la dimension relationnelle mobilise la personnalité même de l’intervenant. Dans le même temps, l’aidant joue, à travers son engagement, son désir de reconnaissance.

Un rapport au travail modifié

Quelle est alors l’influence d’une structure organisationnelle de type stratégique sur le rapport au travail de ses membres ?

Selon le sociologue Eugène Enriquez(2), elle est déterminante. Au-delà des caractéristiques formelles, l’organisation assure une fonction imaginaire sollicitant les instances psychiques des agents. Selon leur type, les organisations privilégient différentes pulsions et favorisent des styles de personnalité qui leur correspondent.

Aux échelons subalternes, la structure stratégique réclame pour sa bonne marche des personnalités faisant leur travail sans s’y investir, exécutant les ordres sans s’interroger sur les valeurs. Au niveau du pilotage, elle a besoin de personnalités perverses, hantées par la fétichisation de l’outil et le monde de l’économie. La structure stratégique ne peut fonctionner que grâce à des experts, élite dirigeante faisant montre de qualités de manipulateurs, régissant une masse d’individus indifférente. Pour ce faire, ils mobilisent la fonction imaginaire de l’organisation, le “au nom de quoi” la vie institutionnelle va promouvoir certaines orientations et en refuser d’autres. Cette fonction idéologique capte les légitimités venues de l’extérieur confortant leur choix.

L’organisation impose un système de légitimités prédéfinies et systématisées, consacrant ainsi une certaine représentation de l’homme et de la société. Les idéaux qu’elle souhaite intérioriser vont servir de normes de comportements aux individus qui n’auront plus à s’interroger sur le sens de leur action. Le sens est déjà là. Il suffit de le faire sien en mobilisant les instances psychiques les mieux ajustées au projet des dirigeants. Comme le note Eugène Enriquez, “pour que la raison instrumentale soit seule aux commandes, il est indispensable qu’apparaisse, en tant que nouvelle forme du sacré ou, pour le moins, en tant que nouveau modèle, l’institution où la raison instrumentale parle avec le plus de force, c’est-à-dire l’Entreprise”.

Les outils de gestion accompagnant l’entreprise sociale contribuent à façonner les comportements attendus. Entretenant l’illusion d’une rationalité purement instrumentale, ils participent au bouclage idéologique de l’organisation en cherchant à orienter la subjectivité des travailleurs.

“Les instruments de gestion sont souvent des éléments décisifs de la structuration du réel, engendrant des choix et des comportements échappant aux prises des hommes, parfois à leur conscience. Ils deviennent les éléments d’une technologie invisible dont les effets nocifs sont d’autant plus implacables qu’on la laisse jouer dans l’ombre”(3).

Le poids des outils de gestion

Les outils de gestion participent à l’élaboration du discours organisationnel. Tout nouvel outil de gestion se surajoute ou se substitue à l’ensemble des outils indigènes sur la base desquels s’étaient établies les compromis sociaux et les cultures professionnelles. Dans le meilleur des cas, ils se renforcent mutuellement et appuient le discours de l’organisation en cohérence avec ses objectifs. Les comportements promus et les règles du jeu social sont alors clairement prévisibles pour les acteurs et leur permettent d’élaborer leurs stratégies individuelles et in fine de s’impliquer dans l’organisation.

Inversement, un nouvel outil, construit sans lien explicite, voire en contradiction avec l’ensemble des autres outils, rend le contenu du message porté dissonant avec les attendus comportementaux admis jusque-là. La tentation du repli est alors grande, créant immanquablement des configurations problématiques.

L’articulation entre anciens et nouveaux attendus de l’organisation exerce une influence déterminante sur la conduite de chacun des acteurs. Les encadrants sont sommés de mettre en cohérence l’idéologie instituée par les outils de gestion issus de la loi du 2 janvier 2002 (nouveaux attendus), l’éthique professionnelle (anciens attendus) et l’exigence d’efficience. Le changement est autant culturel que technique. Il y a brouillage des légitimités antérieures, passant de la logique du solidarisme à celle du management.

L’usure, un indicateur

La recrudescence des phénomènes d’usure chez les travailleurs sociaux peut s’analyser comme autant “d’épreuves de professionnalité”(4) révélatrices d’un trouble de la fonction instituante de l’organisation. Comme le note René Kaës, “l’espace psychique dans l’institution s’amenuise avec la prévalence de l’institué sur l’instituant”(5).

Ce primat du formalisme engendre en réaction une dénonciation de la déshumanisation du travail social, discours porté notamment par Michel Chauvière(6).

L’usure des travailleurs sociaux constitue un indicateur précieux des conditions d’impossibilité de se construire comme un professionnel compétent et reconnu dans le nouvel environnement institutionnel incarné par l’entreprise sociale. Le déni institutionnel porté par l’entreprise sociale conduit inéluctablement à une issue paradoxale au regard de sa visée performative.

La figure de l’entreprise sociale renvoie à une “forme d’existence sociale hyper rationalisée. Elle caricature la vie sociale normale en identifiant l’homme au projet unilatéral qu’elle s’emploie à faire triompher par tous les moyens. Imposant une personnalité complètement prise au piège de l’objectivité, elle met entre parenthèses les différentes appartenances du moi”(7).

Cette hyper rationalisation accroît considérablement la pesée de l’institution sur l’individu et fige les interactions sociales. Le devenir de l’entreprise sociale dépend alors des conditions de participation des travailleurs sociaux à la (re)définition de l’institution. La participation, c’est ce qui vient porter la contradiction. Cette mise en tension entre une institution solide et la nécessité de la faire bouger est le dernier rempart contre l’institution totalitaire. »

Contact : cyrilguillebaud@yahoo.fr

Notes

(1) Voir également notre rubrique « Décryptage », ce numéro, p. 30.

(2) Les jeux du pouvoir et du désir dans l’entreprise – Ed. Desclée de Brouwer, mai 2005.

(3) Une technologie invisible ? L’impact des instruments de gestion sur l’évolution des systèmes humains – Michel Berry – Centre de recherche en gestion de l’école polytechnique, 1984.

(4) Voir le rapport intitulé Usure des travailleurs sociaux et épreuves de professionnalité, dirigé par le sociologue Bertrand Ravon – Voir ASH n° 2562 du 13-06-08, p. 37.

(5) Les Cahiers de l’Actif n° 388-389, Septembre-octobre 2008.

(6) Trop de gestion tue le social, essai sur une discrète chalandisation – Ed. La Découverte, 2007.

(7) Asiles, étude sur la condition sociale des malades mentaux – Ervin Goffman – Editions de Minuit, 1968.

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