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« Le non-recours s’accroît avec le cumul des précarités »

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Un an après son lancement, le RSA ne compte pas autant de bénéficiaires que ce qui était attendu. Parmi les raisons avancées : des allocataires potentiels ne feraient pas valoir leur droit. Assez méconnu, le phénomène du non-recours touche toutes les prestations sociales. L’analyse de Philippe Warin, responsable scientifique à l’Observatoire des non-recours aux droits et services.

Qu’est-ce que le non-recours ?

Le non-recours concerne les personnes qui, pour diverses raisons, n’accèdent pas aux prestations auxquelles elles sont éligibles. A l’origine, les travaux anglo-saxons portaient essentiellement sur les prestations sociales mais, à l’Odenore, il nous a semblé que l’on pouvait étendre cette définition, au-delà du champ des prestations sociales légales, à une offre publique élargie d’aides et de dispositifs d’accompagnement, voire de médiation. Partant de là, de nombreux domaines de l’offre publique peuvent être concernés, comme les transports, les équipements de la petite enfance, l’offre de loisirs ou encore l’accès à la justice. Comparativement aux Pays-Bas, à l’Allemagne ou à l’Angleterre, la France a tardé à s’emparer de cette question, mais il apparaît aujourd’hui un réel souci de comprendre pour agir. Ainsi, la DARES [direction de l’animation de la recherche, des études et des statistiques] et la CNAF [caisse nationale d’allocations familiales] sont en train de réaliser une enquête sur la mise en œuvre du RSA qui, pour la première fois, contient des questions sur le non-recours.

Connaît-on l’ampleur du phénomène ?

Dans nos domaines d’observation que sont les prestations sociales, l’insertion socioprofessionnelle, la dépendance des personnes âgées et la santé, les taux de non-recours se situent rarement au-dessous de 10 % à 20 % du total des personnes éligibles. Et pour certaines aides facultatives connexes au RMI, ce chiffre va même jusqu’à 80 à 90 %. Sachant qu’il ne s’agit pas d’estimations, mais bien de mesures faites auprès des populations éligibles. Nous avons eu parfois des surprises, comme avec la CMU-C et la complémentaire santé, pour lesquelles nous avons enregistré localement, chez des allocataires du RMI, des taux de non-recours avoisinant les 18 %. Nous ne pensions pas que ce chiffre serait aussi élevé car les données nationales sont nettement inférieures. De plus, on pouvait s’attendre que, du fait de l’accompagnement dont bénéficient ces personnes, cette prestation soit utilisée plus largement.

Le non-recours est-il corrélé à l’âge ou encore à la situation familiale ?

Oui, nous observons une prévalence des situations de non-recours chez les hommes jeunes vivant seuls. Cela dit, en exploitant une importante base de données de l’assurance maladie qui regroupe les résultats d’enquêtes médicales et sociales, réalisées auprès des 650 000 consultants annuels des centres d’examens de santé, nous nous sommes aperçus que le taux de non-recours aux soins se montrait plus élevé chez les précaires que chez les non-précaires, les principales explications étant les mêmes de part et d’autre : isolement social et absence de responsabilité vis-à-vis de tiers. Ces facteurs se retrouvent systématiquement dans nos autres travaux.

Quelles sont les différentes explications au non-recours ?

La première est bien connue. Il s’agit de l’absence d’information concernant une prestation ou un service auquel on pourrait prétendre. Cela vient de ce que l’usager lambda ne cherche pas toujours à s’informer ou ne sait pas où chercher une information fiable. En outre, un certain nombre d’acteurs locaux estiment que, pour le public auquel ils ont affaire, il peut être contre-productif de lui expliquer ses droits. La deuxième explication vient de ce que les usagers connaissent les prestations et services auxquels ils sont éligibles et déposent des demandes mais n’obtiennent pas, ou pas totalement, ce à quoi ils ont droit. Cela peut relever d’une certaine inadvertance de leur part, avec des dossiers mal remplis ou des démarches incomplètes. Il peut parfois y avoir aussi de la discrimination à leur encontre de la part de certains acteurs. Mais c’est surtout lié au fonctionnement administratif lui-même. En travaillant sur cette question avec la CNAF, nous nous sommes aperçus que dans une caisse d’allocations familiales versant un total de 600 millions d’euros par an, on comptabilisait un euro d’indû pour 3 euros de rappel de droit. Autrement dit, il y avait trois fois plus d’argent en attente d’un éventuel versement que versé en trop par erreur. Cela montre que les systèmes de traitement des dossiers, de liquidation des droits et de contrôle automatique, si performants soient-ils, laissent de côté un certain nombre de situations.

Quelquefois, ce sont les gens eux-mêmes qui ne demandent rien…

C’est ce que nous appelons la « non-demande ». Il s’agit de personnes qui connaissent l’offre et les démarches à entreprendre mais qui, pour de multiples raisons, ne demandent pas ou plus une prestation. Cette non-demande peut relever d’un calcul coût-avantage. La lourdeur des démarches à entreprendre fait qu’un usager préfère ne pas demander une prestation à laquelle il a pourtant droit. Il y a aussi la crainte de la stigmatisation liée à certaines prestations qui engagent le demandeur dans des normes et des principes qu’il juge difficilement accessibles ou acceptables. Mais ce qui nous semble particulièrement préoccupant, c’est l’existence d’une non-demande par pur désintérêt pour l’offre publique, voire par perte de l’idée même de son existence. Une thèse récente concernant le non-recours dans le domaine de la santé montre que des apprentissages en matière d’accès aux droits, qui existaient souvent au sein de la famille, ne se font plus. Et paradoxalement, les phénomènes de non-recours s’accroissent avec le cumul des précarités, dans la mesure où le ciblage de l’offre vers des populations fragiles entraîne de facto des difficultés du fait des normes et des processus imposés.

La non-demande n’interroge-t-elle pas la qualité des prestations destinées aux usagers ?

C’est en effet une question majeure. Nous devrions nous interroger sur la qualité et la pertinence de l’offre proposée car derrière la non-demande se profilent des besoins sociaux importants et il y aurait tout intérêt à en tenir compte pour réfléchir au contenu de nos prestations et services. S’interroger sur le non-recours, c’est aussi poser la question de l’évaluation des politiques par les destinataires. Nous avons longtemps pâti de la construction de notre service public, qui a de grandes qualités mais fonctionne de façon descendante. Au bout du compte, ce sont l’administration et ses professionnels qui définissent la demande sociale. On n’a jamais véritablement intégré des formes suffisamment abouties de participation des destinataires, même si les choses sont en train d’évoluer, en particulier sur le plan local.

Dans un contexte de restrictions budgétaires, le non-recours ne risque-t-il pas de servir de prétexte pour supprimer certaines prestations ?

C’est effectivement l’un de ses usages politiques possibles. Il est vrai que, en matière de protection sociale, les règles se durcissent, l’offre devient moins généreuse et l’on attend des usagers davantage d’autonomisation et de responsabilisation. Je constate d’ailleurs que l’on pose beaucoup plus la question de la fraude que celle de la sous-utilisation des prestations, alors que la fraude aux prestations est assez résiduelle, tandis que les chiffres du non-recours, on l’a vu, sont importants. Cependant, il serait un peu simple d’arguer du désintérêt apparent des usagers pour supprimer telle ou telle prestation. Bien sûr, on ne peut pas éliminer totalement cette explication, mais les choses sont bien plus complexes.

Le rôle des professionnels de l’action sociale n’est-il pas d’aider les usagers à accéder aux prestations et services auxquels ils ont droit ?

Tout à fait, et je constate dans les services sociaux une volonté d’accompagner au mieux les usagers, avec une réflexion sur ce qu’est le cœur de métier des professionnels du social. Car, dans certaines populations, la question de l’accès au droit n’a rien d’évident ni d’immédiat. L’accompagnement doit alors être un travail de remise en confiance des personnes de façon qu’elles acquièrent à nouveau une estime d’elles-mêmes, avant de se sentir aptes à s’engager dans une demande de droit. Cela demande beaucoup de temps, et des professionnels se retournent vers leurs tutelles pour leur expliquer qu’on ne peut pas évaluer leur activité uniquement au nombre de prestations délivrées. Leur travail se concentre sur un préalable tout aussi essentiel mais moins visible. Les travailleurs sociaux le rappellent depuis des années, mais cela devient aujourd’hui extrêmement prégnant.

REPÈRES

Philippe Warin est directeur de recherche au CNRS. Enseignant à l’Institut d’études politiques de Grenoble, il travaille sur l’analyse des politiques publiques. Il est également responsable scientifique de l’Observatoire des non-recours aux droits et services (Odenore). Il a publié en 2007 L’accès aux droits sociaux (Ed. PUG). Il a aussi rédigé un chapitre sur les non-demandes sociales dans le volume 2 de Les politiques publiques, sous la direction d’Olivier Borraz et de Virginie Guiraudon (à paraître aux Ed. Presses de Sciences-Po).

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