Le débat sur l’évolution de l’intervention sociale abonde de références à un passé où les missions des institutions sociales étaient clairement tracées. En ce temps, l’Etat « providence » développait son volet social et le travailleur social intervenait auprès de l’usager sans que nul ne lui conteste sa légitimité. Et l’organisation et les contraintes managériales avaient alors peu d’emprise sur l’action.
S’il ne s’agit pas de regretter un âge d’or qui n’a jamais existé, on assiste ces dernières années à une transformation des politiques publiques, au sein de laquelle est embarquée l’action sociale. Dans un tourbillon de réformes, la légitimité des professionnels s’est vu contestée, les associations sont devenues des « opérateurs » et de nouvelles injonctions au « contrat » ou au « référentiel qualité », issues du monde de l’entreprise(1), se sont imposées là où, peu de temps auparavant, flottait encore l’idée d’un travail social générant ses propres valeurs.
Les arguments, maintes fois avancés, d’une marchandisation de l’action sociale semblent insuffisants à eux seuls à expliquer l’ampleur de la recomposition en cours. Plusieurs hypothèses se croisent pour caractériser la situation actuelle des institutions qui contribuent à la mise en œuvre des politiques sociales (administrations d’Etat, caisses d’assurance, associations, collectivités territoriales), comme l’ont montré des chercheurs de pays francophones réunis à l’initiative du département de sociologie de l’université de Rouen et de l’Association internationale des sociologues de langue française (AISLF)(2).
« Si l’Etat social s’est appuyé, dans son développement, sur des modes d’intervention de plus en plus institutionnalisés, nous sommes, d’un point de vue sociologique, devant un mouvement de décomposition de cette structuration, avec des formes diverses de déclin, de disparitions d’institutions. Mais dans le même temps, on assisterait à une recomposition, une réinstitutionnalisation sous des formes diverses », esquisse Maryse Bresson, présidente du groupe de recherche « interventions et politiques sociales » de l’AISLF. Au-delà des controverses théoriques, les questions soulevées par les chercheurs revêtent une importance pratique, estime l’AISLF, « car il en va de l’avenir des grandes institutions qui ont caractérisé l’Etat providence avec leurs milliers de professionnels ».
Le point de départ de cette mutation, Didier Vrancken, sociologue et enseignant à l’université de Liège (Belgique), le situe dans les années 1980 : « Depuis l’après-guerre et jusqu’à cette période, le social s’est construit autour de la pensée de la protection sociale, et le travail social est un travail d’intégration qui intervient “à la marge”, auprès des publics les plus démunis, en visant à réintégrer les personnes au cœur du système des relations professionnelles. » Aujourd’hui, la question sociale se complexifie et le noyau des réponses s’est « diffracté », constate le chercheur. Le travail social s’étend à de nouvelles couches de la population et s’appuie sur de nouvelles compétences juridiques, managériales, territoriales. Ce faisant, le professionnel est devenu « un intermédiaire chargé de produire du travail social ». Les institutions elles-mêmes ont vu leur mission reprécisée sous des injonctions à l’individualisation des pratiques. « Les dispositifs institutionnels visent désormais à accompagner les individus dans un travail sur eux-mêmes, en cherchant à les impliquer davantage et à mobiliser leurs compétences. De plus en plus, le droit intervient pour réguler les relations avec comme effet principal celui d’une responsabilisation croissante des usagers et des intervenants. »
Ce renversement des logiques d’actions allait aussi affecter l’ensemble de l’administration. En quelques années, l’Etat est entré dans un vaste mouvement de réforme dont la LOLF (loi organique relative aux lois de finances) et la révision générale des politiques publiques ne sont que les derniers maillons. C’est en réalité « un profond brassage des valeurs » qui est engagé, explique Guy Quintane, professeur de droit public à l’université de Rouen. « L’institution administrative, c’est ce qui nous permet de nous positionner dans la société, en particulier à travers les valeurs de redistributivité et l’attachement à la notion d’intérêt général qui la sous-tendent. Pour infléchir sa trajectoire, il fallait donc lui affecter un nouveau système de valeurs. » De fait, un nouveau mot d’ordre s’est mis à résonner jusque dans les services les plus retirés des administrations, celui de la « performance ». L’administration, jugée trop peu efficace, s’est vu proposer des remèdes, comme la responsabilisation des agents, la rémunération au mérite et l’évaluation en continu. « Il s’agit de faire disparaître le fait institutionnel en transformant l’administration en une organisation, autrement dit, en intégrant les valeurs du management public et de la mise sous tension des hommes », décrypte Guy Quintane. Ce nouveau regard libéral sur le monde est inculqué à travers une série d’instruments, comme la mise à l’écart de la culture générale dans les concours administratifs ou l’affaiblissement des mécanismes de droit au profit de la « procéduralité ». Résultat : « des dispositifs qui conduisent à ne plus savoir de quoi nous parlons, et dans lesquels l’horizontalité des valeurs interdit leur hiérarchisation », assure ce spécialiste de droit public. Au point, estime-t-il, que ce brouillage des repères serait au centre du malaise et de la montée en puissance des comportements délictuels chez les fonctionnaires, relevés dans différents rapports sur la fonction publique(3).
Pour Lise Demailly, sociologue, le changement en cours est également inséparable d’une « volonté politique » d’obtenir un déclin de la régulation professionnelle. « Les métiers du travail social, comme d’autres grandes professions – universitaires, médecins, magistrats – sont attaqués de plein fouet dans leur autonomie professionnelle. » Les métiers relationnels de service à la personne en sont une illustration : « Alors qu’ils sont en pleine expansion et se professionnalisent, ils le font dans une société dans laquelle la place globale de la régulation professionnelle diminue. On aboutit donc à une “petite professionnalisation”. »
Pour autant, l’idée selon laquelle une société libérale ne peut conduire qu’à la dérégulation et à la « désinstitutionnalisation » de l’intervention publique est loin de se vérifier. « Même traversées de tensions, les institutions n’en continuent pas moins d’exercer leur pouvoir de contrôle social et de contraintes pratiques aux travers de nouvelles techniques et de nouveaux protocoles de gestion », remarque François Aballéa, sociologue enseignant à l’université de Rouen, et co-organisateur des rencontres scientifiques. « Les institutions s’étendent désormais à des domaines où jadis elles s’aventuraient peu, médicalisant de plus en plus les dysfonctionnements sociaux ou les difficultés relationnelles. Elles renforcent leurs injonctions à la normativité, paradoxalement parfois en exhortant à l’autonomie et à l’auto-entreprenariat. Elles développent des exigences en termes d’engagement personnel, voire réclament de plus en plus de leurs salariés un alignement sur des objectifs institutionnels. » Déferlante de recommandations de bonnes pratiques venant régir les liens professionnels-usagers, projet institutionnel, démarche qualité, recherche de label et de certification, charte éthique : loin d’entraîner une dérégulation, la multiplication des injonctions et la perte de reconnaissance de l’expertise du travail social « ont renforcé paradoxalement le caractère impérieux de la règle ».
Comment définir alors le nouveau paysage institutionnel ? « De formes d’organisations stables et durables, reconnues par l’Etat et porteuses du bien commun, mais rigides et éloignées de l’usager, nous passerions à des institutions basées sur la régulation, la socialisation et l’accompagnement », avance Maryse Bresson. Même analyse de Marc-Henry Soulet, sociologue et professeur à l’université de Fribourg (Suisse), pour qui l’institution verticale et monolithique d’hier, « qui venait mettre en ordre le monde social », fait place à une version plus souple et partenariale. « Les buts de l’institution restent les mêmes : encadrer et construire l’action en commun. Ce qui change, ce sont les modalités du contrôle qu’elle exerce sur l’action. Autant hier, l’institution reposait sur la loyauté et la conformité de ses membres à des modes d’actions préétablis, autant aujourd’hui elle repose sur des techniques de responsabilisation qui sous-tendent des formes d’injonction à la participation. La gestion des membres se fait alors par l’activité contributive. » La différence ? Dans cette nouvelle institution, il ne s’agit plus d’être conforme à des attentes, mais d’être capable d’agir de façon responsable et autonome. L’action elle-même devient révisable et soumise à la négociation sur un arrière-plan d’analyse des besoins, d’égalité et de participation, assure ce chercheur. Positif en apparence, le système n’en est pas moins redoutable tant pour le professionnel que pour l’usager puisqu’il ouvre sur le domaine individuel de la gestion de soi. « Agir signifie dès lors se mouvoir dans un contexte d’épreuves, d’évaluation permanente, sans possibilité de se décharger sur des facteurs structurels, ni tenir compte des inégalités profondes à participer de façon socialement efficace. Certes, notre conduite n’est plus dictée du dehors à partir de règles et de normes prédéfinies, mais nous assistons à l’apparition d’une autre forme de sujétion à l’extérieur, reposant cette fois sur une action toujours incertaine parce que soumise rétroactivement au regard évaluateur », analyse Marc-Henry Soulet.
Jean-Paul Payet, sociologue et professeur à l’université de Genève, s’est quant à lui penché sur les nouveaux discours et les nouvelles pratiques des institutions, notamment en repérant le sens qui était mis au recueil de l’expression des personnes affaiblies. « D’emblée, il est apparu que les intentions institutionnelles étaient ambiguës, remarque-t-il. S’agit-il pour les professionnels d’adoucir une mainmise sur la vie des gens en leur permettant d’exprimer leurs plaintes ? Faut-il que cette expression soit libre ou encadrée ? Et encourager la réflexion des usagers, n’est-ce pas aussi externaliser la responsabilité sociétale de leur exclusion, convertir les causes sociales en défaillances individuelles ? » L’absence de réponse à ce questionnement révèle, selon le sociologue helvète, la complexité et l’ambiguïté des évolutions institutionnelles. Outre le fait que « les strates anciennes et nouvelles » d’interprétation et d’action cohabitent au sein des institutions, ces dernières doivent, de plus, composer avec une pression gestionnaire qui pèse sur leurs pratiques. « Confrontées à la difficulté de justifier de l’efficacité de leur action, les institutions adoptent la solution qui consiste à inverser le sens de la relation action-évaluation en redéfinissant l’action à partir de ce qui est évaluable, donc comptable », illustre Jean-Paul Payet. L’activité du professionnel se voit ainsi segmentée en une série d’actes étanches, conduisant à leur tour à évaluer la situation de l’usager en fonction du respect des seules procédures institutionnelles, et non selon les grands indicateurs traditionnels de l’insertion. « Ainsi, on assiste à la rupture de la chaîne causale qui prévalait jusqu’alors entre besoins de l’usager, action de l’institution et effets sur la situation de la personne. » Le chercheur y voit l’origine d’une forme d’aliénation de l’usager. C’est en effet à ce dernier de faire le lien entre les parcours institutionnels et d’assumer leurs éventuelles absences d’effet sur sa situation. « Dans un registre de responsabilisation de soi, il est tenu comptable des ressources que lui apporte l’institution, quand bien même ces ressources ne sont pas convertibles en opportunités réelles. S’il y a échec, on parle de mauvaise stratégie personnelle. » Les compétences que doit désormais développer l’usager affaibli peuvent alors l’amener à se retirer du jeu, simplement parce que les épreuves qu’il est amené à vivre, ne serait-ce que de se raconter, sont trop difficiles. Quant au professionnel, c’est une autre forme d’aliénation qui le touche, estime Jean-Paul Payet. « Obligé de recouvrir le “faire le bien” par le “faire bien” de l’institution, il puise désormais son estime de soi dans une identification à la rhétorique du praticien moderne, efficace, responsable. Il lui devient de plus en plus difficile de refuser certaines formes d’évaluation sans être suspecté de passéisme. »
Jusqu’où ce grand brassage peut-il aller ? Pour l’heure, les travaux des chercheurs et les observations des acteurs de terrain s’accordent pour relever que l’effondrement des anciennes normes du travail social n’est pas allé jusqu’à l’émiettement total des pratiques, ni à la perte de toute référence et de toute règle. Du côté d’une institution historique comme la caisse régionale d’assurance maladie (CRAM) de Normandie, on mesure surtout le changement à l’aune d’une perte de rayonnement. « La légitimité de la CRAM venait du fait que les programmes d’action avaient été définis par les partenaires sociaux. Cette légitimité sociale a été atténuée du fait d’un certain nombre de réformes, particulièrement le plan Juppé en 1995 qui a renforcé le contrôle de l’Etat sur l’assurance maladie », constate Véronique Vuillaumié, sous-directrice à la CRAM de Normandie. En cause également la décentralisation qui a morcelé le territoire, avec un département « chef de file » devant composer avec des institutions historiques et des associations dotées d’une connaissance fine des publics. « Dans cet environnement en mutation permanente, les populations sont de plus en plus ciblées et les institutions sont conduites à défendre leur légitimité sur le terrain en prouvant qu’elles font bien. Nous ne sommes pas très loin du marketing social », assure Véronique Vuillaumié.
Deux sociologues de l’université de Rouen, Jean-Louis Le Goff et Ludovic Jamet, ont, quant à, eux vérifié l’attitude des professionnels face au changement des logiques d’intervention à partir de la situation des éducateurs de la protection judiciaire de la jeunesse. Dans un contexte de bouleversement des missions de cette institution (dissociation enfance en danger-enfance délinquante, accélération des mesures judiciaires), les éducateurs ont vu le temps consacré à l’accompagnement éducatif se réduire au profit d’une « procéduralité » imposée par la magistrature. « Face à ce qui est perçu comme une remise en cause de leur mission, certains éducateurs n’hésitent pas à se mettre en faute en refusant d’envoyer leur rapport au juge tant qu’ils estiment la relation éducative inachevée », observent les chercheurs. Selon eux, ne pas respecter le calendrier précis des écrits exigé par les magistrats s’apparente à une « stratégie de résistance » face au pouvoir de la sphère judiciaire. « Nous avons bien ici affaire à une pratique professionnelle déviante résultant directement de l’inadéquation de plus en plus prononcée entre une certaine identité professionnelle et le réaménagement des missions », concluent-ils.
Signe que ces comportements pourraient se multiplier, un autre chercheur, Gérard Creux, de l’Institut régional du travail social de Franche-Comté, en se livrant à une analyse des représentations de près de 700 travailleurs sociaux, observe que 45 % des sondés ont une conception du travail social qui n’a pas varié depuis qu’ils sont professionnels. Ce qui n’empêche pas qu’ils soient 80 % à se déclarer mécontents, voire « désenchantés ».
Les tendances apparaissent donc encore fortement contradictoires. « D’un côté le déclin des logiques professionnelles a pu renforcer le lien de subordination des travailleurs sociaux vis-à-vis des grandes bureaucraties, mais, sous l’effet d’un nouveau management, l’autonomie des acteurs se développe et de nouveaux groupes d’intervenants sociaux s’engagent dans des processus de professionnalisation qui ne sont pas sans rapport avec les processus anciens », estime François Aballéa. De même, ajoute-t-il, l’évolution des référentiels du travail social dans un sens plus individuel et psychologisant n’a pas disqualifié pour autant les autres modes d’intervention, au point qu’il n’est pas rare de voir cohabiter des registres d’action très dissemblables au sein d’un même service. Sans doute aussi les grandes institutions monolithiques qui régnaient hier sur le social ont-elles disparu, « mais, à travers une ingénierie partenariale contraignante, la multiplication des dispositifs participatifs, le développement des réseaux, peut-être l’emprise institutionnelle s’est-elle renforcée », suggère François Aballéa.
L’épicentre du changement se situerait alors davantage dans la façon dont la société « néo-libérale » ou « post-moderne » impose sa norme sociale. Plus démocratique, moins rigide que par le passé, mais presque plus impérieuse. Ainsi l’injonction à l’autonomie et à la socialisation – conditions essentielles de l’efficacité dans un monde du « tout économique » – justifierait un redéploiement institutionnel, clé d’un nouvel accompagnement.
Reste le terrain, où l’on vérifie chaque jour l’avancée chaotique de ces évolutions. Emile Groult, président de l’Uriopss de Haute-Normandie, n’hésite pas à parler de « séisme » dans la gestion des structures. « Il y a, dans le champ social, 35 000 centres de décision et autant de négociations budgétaires. Les incitations se multiplient pour que se mettent en place des contrats pluriannuels d’objectifs et de moyens afin de parvenir à 3 500 grosses institutions. Mais, dans le même temps, on développe une logique de la concurrence entre associations par des appels à projets dans des domaines comme l’insertion, le handicap, les personnes âgées. Comment dès lors travailler sereinement au profit de l’usager ? » Emmanuelle Jeandet-Mengual, conseillère régionale de Haute-Normandie et adjointe au maire de Rouen, fustige de son côté les « injonctions paradoxales » dont sont victimes les responsables locaux. « On a placé les départements comme chefs de file de l’action sociale tout en les étranglant financièrement. Autrement dit, si nous voulons continuer à faire du social, nous sommes condamnés à faire des choix, à déléguer des compétences, et à nous laisser glisser progressivement dans une politique que nous ne souhaitons pas. Il faut dénoncer cette forme d’étouffement. Derrière, on est en train de mettre au ban de la société toute une partie de la population jugée trop peu productive. »
L’injonction à l’autonomie et à la responsabilité repose avec force la question des relations entre travail social et contrôle social.
En témoigne la persistance du débat après l’apparition des métiers de la médiation sociale. « A l’origine, l’idée était de recruter des jeunes en difficulté dans leur insertion professionnelle et de leur donner le rôle d’intermédiaire entre les institutions sociales et les publics fragilisés », rappelle Fabienne Barthélémy, chercheuse au LERP (laboratoire d’étude et de recherche sur les professionnalisations).
Mal accueillie dans un premier temps par les professionnels qui reprochait notamment à la médiation son manque d’encadrement déontologique, cette nouvelle façon de « faire du social » allait vite trouver une utilité à leurs yeux.
« En effet, alors que les médiateurs sont censés s’orienter vers des activités d’aide sociale, l’observation de leurs pratiques montre qu’ils sont mobilisés par les travailleurs sociaux classiques vers des actions de contrôle des usagers du service social. » La logique est simple : lors de leur visite au domicile des personnes, les médiateurs sont en mesure de rapporter des éléments vécus à des professionnels trop débordés pour se rendre sur le terrain.
Les travailleurs sociaux en sont donc venus progressivement à intégrer les médiateurs dans leur fonctionnement, en leur déléguant des tâches devenues coûteuses en temps, telles que délivrer un document administratif au domicile d’une personne fragilisée, et en y trouvant au passage un nouveau moyen de suivi des usagers. Paradoxe : « Si les travailleurs sociaux calibrent par ce biais les activités de médiation, ils s’éloignent dans le même temps des populations précarisées et ne font qu’accentuer la bureaucratisation des fonctions classiques du travail social. Or la médiation était justement censée limiter ou atténuer ces logiques bureaucratiques », pointe Fabienne Barthélémy. Pour la chercheuse, le débat sur la médiation a encore de beaux jours.
« La médiation sociale interroge non seulement les mécanismes de fabrication d’un nouveau métier du social, mais elle dit également des choses sur les transformations qui traversent les professions les plus classiques du travail social, telles que les assistants sociaux, et sur la manière dont les pouvoirs publics considèrent l’accompagnement des personnes fragilisées. »
Chercheuse au laboratoire SATIE (Sociologie de l’action – transformation des institutions – éducation), Frédérique Elsa Giuliani s’est posé la question de la façon dont les logiciels utilisés dans les institutions pouvaient influencer les professionnels et conduire à un nivellement des réponses. Pour cela, elle a observé comment le logiciel « Parcours », équipant les missions locales, avait été intégré dans les pratiques des conseillers d’insertion. Ce choix n’est pas anodin puisque, déployé dans le cadre du dispositif national TRACE (trajet d’accès à l’emploi) qui vise à individualiser les accompagnements des jeunes en difficulté, ce logiciel est avant tout conçu comme un outil permettant aux conseillers d’assurer une traçabilité de leur action et ne peut être confondu avec un support d’aide à la décision.
Ce qu’observe la chercheuse est assez inquiétant. Alors qu’il est demandé aux conseillers une grande implication personnelle auprès des jeunes, l’obligation d’informer la hiérarchie de leur activité à des fins d’évaluation les amène à consacrer une partie de leur travail quotidien à la saisie de données « censées rendre compte de l’efficience du dispositif ». Ce qui conduit à un engrenage qu’analyse la chercheuse. « Premièrement, la politique d’insertion, qui délègue aux professionnels du front le soin de sa mise en œuvre, va privilégier en fait des outils informatiques qui vont produire des données à destination des professionnels de gestion. Deuxièmement, ces données ne fournissant que peu d’informations sur la réalité des mécanismes d’insertion ou de non-insertion – ce sur quoi ils reposent, ce qui les fait tenir ou les rend impossibles –, leur traitement informatique redéfinit le parcours social des individus [qui devient] un indicateur du volume de dispositifs usités ». Enfin, l’occultation du travail réel réalisé auprès des populations produit un dernier effet pour le moins paradoxal : « ceux parmi les professionnels qui ont complètement intégré le fait que l’expertise porte sur les flux et parcours d’usagers délaissent le travail de proximité et d’accompagnement qu’ils sont censés réaliser ».
Plus précisément, ils adaptent leur pratique en fonction d’objectifs quantitatifs et des critères retenus ou non dans l’évaluation, en contournant la consigne coûteuse en temps et en énergie de se rendre proches du public. « De telles pratiques relèvent moins de logiques calculées d’acteurs isolés que des adaptations sociales induites par les procédures d’évaluation elles-mêmes. Celles-ci peuvent entraîner des pratiques d’évitement et d’esquive qui ont pour effet d’invalider la visée première de l’action publique orientée vers l’accompagnement renforcé des personnes en grande difficulté », alerte Frédérique Elsa Giuliani.
(1) Voir à ce sujet la rubrique « Vos idées », ce numéro, p. 28.
(2) Lors du colloque international « Institution, désinstitutionnalisation de l’intervention sociale », les 28 et 29 janvier dernier à l’université de Rouen – UFR Sciences de l’homme et de la société : Rue Lavoisier – 76821 Mont-Saint-Aignan cedex – Contact :
(3) Rapport annuel sur l’état de la fonction publique – Faits et chiffres 2008-2009 – La Documentation française – Il fait état de 6 000 sanctions, de 300 révocations et d’autant de mises à la retraite d’office.