Sur la table de la salle de réunion, chacun a laissé son agenda ouvert. Chaque semaine, c’est le même casse-tête pour les membres de l’équipe spécialisée dans les pathologies de la mémoire (ESPM) portée par deux services de soins infirmiers à domicile (SSIAD) d’Ille-et-Vilaine : Aspanord(1) et Santé à domicile(2). Il s’agit d’articuler les tournées des aides-soignants et les interventions de réhabilitation à domicile pour les patients atteints de la maladie d’Alzheimer, tout en tenant compte des nombreuses visites que reçoivent déjà la plupart des malades.
Parmi les nouvelles prises en charge à caler dans les agendas, celle d’une patiente de 69 ans : « C’est sa belle fille qui nous a appelés, elle souffre de troubles de la mémoire évalués par scanner, avec des antécédents d’alcoolisme sur un tableau dépressif, dépeint Christine Boschat, l’ergothérapeute de l’équipe. La pathologie n’a pas été étiquetée. Elle a perdu son mari en 2008. Elle s’entend bien avec ses voisins, mais ils commencent à s’essouffler parce qu’elle demande beaucoup d’aide. Elle s’installe dans une routine, elle a du mal à se rappeler le nom de ses enfants et de ses petits-enfants. Le médecin propose des séances de stimulation de la mémoire. Je sais que l’été et les congés approchent, mais il faudrait un seul intervenant pendant toute la prise en charge, parce qu’elle va évoquer des choses très intimes et qu’elle a vraiment besoin d’être rassurée. »
Ce jour-là, quatre nouvelles situations seront présentées. Quatre patients souffrant de pathologies de la mémoire à des stades divers, mais aussi de difficultés auditives, posturales ou encore relationnelles, pour lesquels l’équipe spécialisée offre un nouveau mode de prise en charge : la prestation de soins d’accompagnement et de réhabilitation.
En France, 350 000 personnes bénéficieraient d’une prise en charge pour une affection de longue durée de type maladie d’Alzheimer, les deux tiers vivant chez elles. Pour favoriser l’intervention de professionnels spécialisés, le plan Alzheimer 2008-2012 a créé une nouvelle prestation à domicile, visant « l’apprentissage de gestes adaptés, l’aptitude à la communication non verbale et la prise en charge des troubles cognitifs »(3). Sa mise en œuvre a été confiée à 39 équipes pilotes, désignées sur dossier en juillet 2009 et destinées à perdurer au-delà de l’expérimentation. Parmi celles-ci, l’ESPM bretonne apparaît comme la plus avancée. « Aujourd’hui, 38 des 39 équipes fonctionnent, annonce Virginie Chenal, adjointe au chef du bureau services et établissements de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS). Mais la montée en charge de l’équipe d’Ille-et-Vilaine a été plus rapide parce qu’Aspanord menait déjà depuis longtemps une réflexion sur les malades d’Alzheimer, un public moins dépendant que la patientèle classique des SSIAD et plutôt pris en charge par les services d’aide à domicile. »
Dirigé par Isabelle Donnio, psychologue clinicienne, titulaire du Cafdes et chargée de recherche à l’Ecole des hautes études en santé publique (EHESP), Aspanord avait déjà répondu à l’appel à projets du plan Alzheimer pour la création de plates-formes de répit. « Nous animons depuis 2004 un “bistrot mémoire” à Rennes, afin que les malades d’Alzheimer et leurs aidants passent un moment convivial et partagent leurs préoccupations, explique la responsable. L’appel à candidatures pour la constitution des équipes spécialisées nous offrait l’opportunité de renforcer nos compétences en ce domaine. » Déjà lié par convention au centre communal d’action sociale (CCAS) de la ville de Saint-Grégoire, Aspanord a noué pour l’occasion un partenariat étroit avec Santé à domicile. Ensemble, les deux structures couvrent 34communes des environs de Rennes, pour un total de 144 places. « Le cahier des charges de l’Etat imposait une capacité minimale de 60 places et un partenariat avec des structures d’aide à domicile, rappelle Isabelle Donnio. Ce regroupement nous permettait aussi de couvrir une part plus importante du département. »
Rebaptisée « équipe spécialisée dans les pathologies de la mémoire » pour englober les maladies dégénératives apparentées à la maladie d’Alzheimer, l’équipe d’Ille-et-Vilaine est opérationnelle depuis le 1er septembre 2009. Fixé par l’Etat, l’effectif comprend 0,2 équivalent temps plein (ETP) pour la responsable, psychomotricienne de formation, 0,8 ETP pour l’ergothérapeute, 1,5 ETP pour les aides-soignants (dont 1 pour Aspanord et 0,5 pour Santé à domicile) et 0,25 ETP pour les infirmières coordinatrices (dont 0,15 pour Aspanord et 0,10 pour Santé à domicile). Aboutissement d’un long travail en réseau avec les acteurs du secteur gérontologique – médecins territoriaux du département, généralistes, direction départementale des affaires sanitaires et sociales, professionnels libéraux, conseillers sociaux en gérontologie… –, la mise en place de l’équipe a été facilitée par le soutien du centre hospitalier de Rennes. « Associé à la réflexion dès son démarrage, le service de médecine gériatrique s’est fortement mobilisé, souligne Isabelle Donnio. Il nous a notamment proposé une convention de mise à disposition de l’ergothérapeute de l’hôpital de jour, titulaire d’un diplôme d’alzheimerologie. Au-delà de la prestation, cette coopération aide à renforcer le lien entre la ville et l’hôpital. »
Le fonctionnement des équipes spécialisées est financé sur la base d’un forfait de 150 000 €, correspondant à dix « équivalents places ». Cette somme autorise l’accompagnement d’un nombre bien plus important de malades, l’ESPM proposant deux types de prises en charge, selon que le patient relève déjà de la file active d’un des deux SSIAD (prise en charge totale) ou pas (prise en charge partielle). « Au total, cela permet d’accompagner près de 90 personnes par an », a calculé Isabelle Donnio. A la fin mars, 29 malades d’Ille-et-Vilaine avaient ainsi déjà bénéficié des services de l’équipe, avec une évolution des profils : « Au départ, il s’agissait essentiellement des patients des SSIAD, dont un tiers environ souffrent d’Alzheimer ou de pathologies apparentées, explique la responsable de l’ESPM, Laetitia Migliore-Lauga. Désormais, les professionnels de santé et de gérontologie de la région commencent à s’approprier le dispositif, et nous voyons arriver des personnes se trouvant à un stade moins évolué de la maladie, ce qui favorise une intervention beaucoup plus en amont. »
La prestation se déroule en moyenne sur trois mois, soit entre 12 et 15séances. Un protocole de fonctionnement en fixe les différentes étapes. L’équipe n’intervient que lorsqu’un diagnostic a déjà été posé par un médecin, généraliste ou spécialiste. « Il est important que la personne ait été informée avant qu’on lui présente le service, affirme Laetitia Migliore-Lauga. Il s’agit de ne pas perturber le patient en lui proposant un soin dont il croit ne pas avoir besoin. » L’annonce du diagnostic génère parfois un tel sentiment de sidération chez le malade et ses proches qu’il peut déboucher sur un déni. Médecin généraliste installé à Saint-Grégoire, administrateur d’Aspanord, le docteur Michel Bienvenu le constate fréquemment : « L’idéal est de pouvoir proposer l’intervention de l’équipe en même temps qu’on entame un traitement médicamenteux, estime-t-il. Mais cela peut être très difficile à accepter. Un couple auquel j’avais parlé de l’ESPM a refusé le service, parce que cela le replongeait dans la pathologie. On peut néanmoins y revenir plus tard, en laissant le temps à la famille de cheminer vers l’acceptation de la maladie. » Depuis septembre 2009, seules cinq situations adressées à l’équipe n’ont pas donné lieu à une prise en charge, soit en raison du refus de la famille, soit à cause de troubles du comportement trop importants.
Une fois obtenu l’accord du patient et des aidants, le médecin rédige une première prescription de bilan ergothérapique. Au cours de deux rencontres d’une heure et demie, Christine Boschat, l’ergothérapeute, évalue les fonctions cognitives et sensorimotrices de la personne, observe l’environnement matériel et rencontre l’entourage du patient. « Nous avons souvent affaire à des personnes polypathologiques, remarque-t-elle. Par exemple, quelqu’un qui souffre d’un déficit auditif est également pénalisé sur le plan de la mémorisation. Et les personnes démentes sont souvent potentiellement chuteuses. » Cette exploration peut s’appuyer sur les informations fournies par le médecin traitant, le neuropsychologue ou encore le gériatre. « Beaucoup de nos patients sont déjà très entourés par plusieurs professionnels. Il n’est pas question de multiplier les temps de bilan », glisse Laetitia Migliore-Lauga. L’ergothérapeute élabore ensuite un programme de réhabilitation. En tenant compte des capacités du malade à réaliser les actes de la vie quotidienne, des compensations éventuellement déjà en place et de leur efficacité, elle définit des objectifs par ordre de priorité. « Cela peut être de renforcer les repères de temps, d’entretenir la déambulation, d’aménager le logement…, détaille-t-elle. Nous précisons bien qu’il ne s’agit pas de récupérer des fonctions, mais de maintenir le potentiel. » S’il est d’accord avec les prestations proposées, le médecin prescrit l’accompagnement par l’ESPM, qui établit alors un contrat avec la personne concernée et ses proches.
La mise en œuvre de l’accompagnement incombe essentiellement aux assistants de soins en gérontologie (ASG). Création du plan Alzheimer, cette nouvelle fonction est accessible aux aides-soignants (AS) et aides médico-psychologiques (AMP) (voir encadré). Au sein de l’ESPM d’Ille-et-Vilaine, cinq aides-soignants – trois d’Aspanord et deux de Santé à domicile – y consacrent une petite part de leur temps de travail. Un choix délibéré de la direction des deux SSIAD : « Nous avons préféré écarter la spécialisation au profit d’un renforcement des compétences des ASG, pour permettre une diffusion des pratiques, en interne et en externe », indique Isabelle Donnio. Les ASG travaillent par délégation de l’ergothérapeute, qui rédige à leur intention une fiche pratique sur les objectifs et les moyens à mettre en œuvre avec la personne. « L’objectif principal, pour les deux patients que j’accompagne, est d’entretenir la déambulation, cite par exemple Mickaël Lelu, aide-soignant d’Aspanord à 0,95 ETP, dont 0,10 comme assistant de soins en gérontologie. Si le temps le permet, on se promène jusqu’au bourg, je laisse la personne me guider et j’exploite l’environnement pour lui poser des questions. Une rue à traverser, un commerce aperçu, sont autant de prétextes pour stimuler la mémoire et la communication, parler des repas, du quotidien, de la famille. »
Chez François et Ginette M., Emmanuelle Louvel, AS d’Aspanord à 0,90 ETP (dont 0,15 pour la prestation d’ASG), a travaillé sur un système de calendrier et d’agenda pour fixer des repères dans le temps. Ancien administrateur du SSIAD, longtemps aidant principal de son épouse, le vieux monsieur souffre à son tour de la maladie d’Alzheimer. Comme il retient bien les visages, un trombinoscope l’aide à retrouver le nom des professionnels qui passent le seuil de la maison : les AS d’Aspanord, l’infirmière qui s’occupe de sa femme, l’aide à domicile qui prépare leurs repas… Malgré la maladie, il s’estime plutôt chanceux : « Je n’ai pas à me plaindre, je suis bien aidé et pas trop », commente-t-il en tournant les pages du calendrier qui rappelle toutes les dates d’anniversaire de la famille. Pour lui, les trois mois de prise en charge de l’ESPM se sont déjà achevés. Au cours de deux séances en binôme, Emmanuelle Louvel a passé le relais à une auxiliaire de vie. « L’objectif est de poursuivre le travail engagé, en utilisant les mêmes outils ergothérapiques, résume Sophie Courtel, la responsable du service d’aide à domicile du CCAS de Saint-Grégoire. C’est à la fois valorisant pour nos auxiliaires de vie et rassurant pour les familles. Et nous restons en contact avec l’équipe spécialisée, les enfants, le médecin… » Un contact qui facilite, le cas échéant, le réajustement des pratiques. Une auxiliaire de vie a ainsi proposé à François M. de l’emmener faire ses courses en voiture, alors qu’il s’y rend habituellement à pied pour entretenir sociabilité et autonomie. « Pour moi, c’était comme un enterrement… », regrette-t-il. « C’est important que vous nous disiez ça, on pourra en reparler avec le service », promet Christine Boschat.
La création encore récente de l’ESPM offre trop peu de recul pour en évaluer les effets de façon objective. Pour le docteur Bienvenu, la prestation apparaît cependant « précieuse »: « L’annonce du diagnostic s’avère souvent brutale, et jusqu’à présent nous n’avions rien d’autre à proposer aux patients que des médicaments. Cette stimulation raisonnée, évaluée, considérée comme un traitement, nous oblige à poser un autre regard sur la maladie. » En prévision d’une réunion de bilan qui doit se tenir à la fin juin, Virginie Chenal, de la DGCS, compile les indicateurs transmis par l’ensemble des équipes. Au total, à la fin mars, 988 patients avaient été pris en charge sur tout le territoire. « Au-delà du bien-être des malades, la prestation semble aussi offrir du répit aux aidants », note-t-elle. L’intervention au domicile serait ainsi particulièrement bien perçue, plus douce que la stimulation en milieu hospitalier et offrant des solutions pour la vie quotidienne, entre autres pour adapter le logement ou pour trouver des modes de communication non verbale. « Nous travaillons beaucoup avec le conjoint ou l’aidant, confirme Laetitia Migliore-Lauga. La maladie d’Alzheimer entraîne fréquemment une dégradation des relations, et les proches ont beaucoup de mal à comprendre les sautes d’humeur, l’agressivité, l’incohérence… L’aidant peut avoir l’impression que le malade lui en veut, qu’il range son pyjama dans la poubelle ou qu’il tient sa fourchette à l’envers pour lui faire du mal. Ce malaise crée de l’exaspération, du rejet. Avec des explications simples sur l’évolution de la maladie, cela devient plus acceptable. » Qu’elle débouche ou non sur une prise en charge, l’intervention de l’équipe mémoire constitue enfin un bon levier pour proposer d’autres services, comme la plate-forme de répit, l’hôpital de jour, les groupes de parole pour aidants, les activités du CCAS… D’ici à 2012, le plan Alzheimer prévoit la constitution de 500 équipes spécialisées, soit 5 000 places de services à domicile. Une équipe de chercheurs indépendants, choisie après un appel à candidature, devrait s’atteler rapidement à une évaluation de l’impact de cette nouvelle prestation.
Créée par la mesure 20 du plan Alzheimer, la fonction d’assistant de soins en gérontologie (ASG) est accessible aux aides-soignants et aux aides médico-psychologiques, moyennant une formation de 140 heures. Le référentiel d’activités précise que l’ASG « intervient auprès de personnes âgées, en situation de grande dépendance et/ou présentant des troubles cognitifs, nécessitant des techniques de soins et d’accompagnement spécifiques ». A ce titre, il « participe à la mise en œuvre des projets individualisés associant soins quotidiens, restauration ou maintien des capacités, du lien social et lutte contre la solitude et l’ennui ». L’ASG intervient par délégation de l’ergothérapeute ou du psychomotricien. Mais aucun texte ne définit quels actes peuvent être délégués, comme dans les rapports entre infirmiers et aides-soignants. La direction générale de l’organisation des soins (DGOS) et la Haute Autorité de santé (HAS) planchent actuellement sur le sujet. Inutile cependant d’attendre un texte réglementaire, puisque l’activité des ergothérapeutes et des psychomotriciens n’est pas codifiée en actes. Côté formation, un référentiel annexé au plan Alzheimer a permis à certains centres d’ouvrir des sessions. De nombreux professionnels préfèrent cependant attendre pour s’y inscrire que le décret d’attribution d’une prime forfaitaire mensuelle de 90 € pour la fonction publique hospitalière soit publié. Les ministres du Travail et de la Santé l’ont signé, et le cahier des charges de la formation lui sera annexé. Pour le secteur privé, des négociations sont en cours au sein des branches professionnelles. Dernière raison de patienter pour se former : une discussion est en cours entre le ministère du Travail, la caisse nationale de solidarité pour l’autonomie (CNSA) et les organismes paritaires (OPCA) afin que ces cursus puissent être cofinancés.
(1) SSIAD Aspanord : 8, rue Marin-Marie – 35760 Montgermont – Tél. 02 99 68 89 66 –Courriel :
(2) SSIAD Santé à domicile : 42, avenue Alexis-Rey – 35440 Montreuil-sur-Ille – Tél.02 99 69 74 58 – Courriel :
(3) Voir ASH n° 2544 du 8-02-08, p. 5 et 41, et