« Aujourd’hui, dans le travail social en France, le formateur est amené à adapter sa posture évaluative à deux visées : d’une part la certification, fondée, depuis la mise en place de la validation des acquis de l’expérience, sur des domaines de compétences répertoriés, et d’autre part la professionnalisation des étudiants, qui se décline en termes de processus singuliers, via les projets individualisés de formation. L’écart est grand entre les textes des réformes, leurs orientations, leurs prescriptions, et ce qui s’expérimente ensuite sur le terrain, au jour le jour, par les professionnels. Le taux d’échec aux diplômes d’Etat « nouvelle version » attise les inquiétudes, suscite les remises en question, incite au débat.
Cet écart est, selon moi, le résultat d’un malentendu entre ce qui est attendu de la performance d’un dispositif, d’une part, et de l’efficacité d’un parcours de formation, d’autre part. Je situe la performance du côté de la recherche de l’accomplissement, de la chose aboutie, de l’objectif à atteindre. Alors qu’en termes d’efficacité, aucun objectif précis ne peut être prescrit, car elle s’inscrit dans une dimension beaucoup plus symbolique que praxéologique, plus signifiante qu’opératoire. Il me paraît ainsi important de distinguer ces deux orientations dans la formation aujourd’hui en travail social. Former des futurs professionnels « compétents », telle est la logique économico-socio-politique du moment, à laquelle rien ne peut reproché. Mais de là à élever les référentiels métiers tels qu’ils ont été pensés au rang de normes à transférer dans des référentiels de formation et de certification, au rang de modèles à suivre, de recettes à appliquer… il n’y a qu’un pas que nous ne devons pas accepter de franchir.
Rendre aux mots détournés de leur sens leur singularité paraît, à l’inverse, nécessaire. Ainsi en est-il de « performance » et « efficacité ». Dans la formation, le degré de performance du dispositif est attesté par le taux de réussite aux diplômes d’Etat. Il fait état d’une cohérence entre recommandations ministérielles et programmes de formation. L’efficacité du sujet apprenant à mobiliser son potentiel cognitif, expérientiel, affectif dans un parcours de formation est plus difficilement objectivable. Sa capacité à problématiser et à conceptualiser la pratique professionnelle, à s’appuyer en situation sur les valeurs de la profession en pertinence avec le contexte culturel des personnes témoigne d’un degré d’éthique plus que de performance. Entre ces deux tendances, entre performance et efficacité, l’une n’excluant pas l’autre, l’évaluation est questionnée.
En effet, qu’en est-il de l’évaluation faite par les formateurs des savoirs mobilisés et des compétences développées pendant la formation par les étudiants ? Relève-t-elle seulement d’une démarche de validation au regard des référentiels qui vise la certification et nécessite un contrôle des connaissances acquises ? Ou s’inscrit-elle aussi dans la prise en considération d’un processus de changement, plus difficile à estimer et qui laisse place à l’interprétation, à la régulation… ? Comment le formateur conjugue-t-il une dimension générique de l’évaluation, objectivable, quantifiable à partir de grilles préétablies, et une dimension plus processuelle centrée sur le sujet apprenant ? La première privilégie l’adéquation entre des compétences repérées et un référentiel de certification, alors que la seconde se soucie du processus singulier d’acquisition, de maturation des étudiants. Alors que les instituts de formation, entrés en concurrence notamment avec l’université, ont pour objectif premier l’opérationnalité des dispositifs et la rentabilité des investissements, le formateur peut-il se réclamer d’une posture duelle, laquelle, au prescrit institutionnel, greffe une évaluation du réalisé par les formés en situation pré-professionnelle ?
Aujourd’hui, un formateur en travail social salarié d’un institut de formation a pour mission d’exceller en ingénierie de formation, en développement d’appels d’offres. Il rend compte annuellement de son activité, des démarches administratives effectuées, du respect détaillé des budgets alloués et des résultats quantitativement atteints. Il est aux prises avec une logique de comptage qui l’éloigne de son engagement pédagogique. La mise en œuvre des réformes accélère ce travers, en imposant la validation par domaines de compétences, sur laquelle se centrent par nécessité les formateurs et les étudiants. Ils en viennent ainsi à négliger peu à peu, sans vraiment en prendre conscience, le processus de professionnalisation qui demande une certaine attention dans la temporalité, une certaine disponibilité dans les emplois du temps, dont ni les uns, ni les autres ne disposent plus. Le fait que la formation initiale ne puisse être réduite à une transmission de savoirs morcelés en compétences exige de la part des formateurs une intelligence de l’évaluation autre que celle proposée dans les instituts de formation.
En effet, l’« évaluation contrôle » par la certification, la performance, voire l’excellence, ne suffit pas à professionnaliser les acteurs du social aujourd’hui. Dans un contexte tout à fait nouveau de responsabilisation, voire de culpabilisation, une telle orientation fonctionnaliste de la formation et de la profession n’est pas adaptée. Face à une post-modernité sociale dans laquelle nous nous engageons en valorisant la réussite individuelle au mépris des appartenances diverses des sujets, qu’en est-il du rôle de l’évaluation et de son devenir ? D’une évaluation autre, qui ne creuse pas le lit d’une désintégration insidieuse des valeurs professionnelles en privilégiant la technicité au détriment de la relation, la performance au détriment de l’efficacité ? D’une évaluation qui n’alimente pas un décalage de plus en plus grossier entre la réalité du terrain, la précarité des usagers, la souffrance au travail des professionnels et les intentions économiques des politiques sociales, lesquelles prônent « les bonnes pratiques » à un moindre coût ?
La dichotomie qui existe entre une évaluation pour la certification et une évaluation pour la professionnalisation est non seulement obsolète, mais dangereuse. Depuis toujours la question s’est posée d’une évaluation du cursus de formation à partir des résultats objectivables, de notes obtenues dans chaque module, et d’une évaluation plus qualitative qui prendrait en considération la maturation de l’étudiant, les progrès réalisés au regard des difficultés d’appropriation repérées. L’évaluation de ce type, qui s’est appelée « formative » par distinction avec une évaluation purement formatrice, a été mise en évidence par Jean-Jacques Bonniol à partir d’un rapport de continuité entre les deux logiques de l’évaluation. L’évaluation sommative, équivalente du contrôle, et l’évaluation formative, équivalente de la régulation, ne s’opposent pas. L’évaluation formative part des mêmes objets, elle s’intéresse aux résultats dans les rapports qu’ils déterminent avec les procédures. Les critères qu’elle privilégie sont qualitatifs, mais elle utilise l’ensemble des critères relatifs aux produits, aux procédures, aux processus dans leurs rapports. « Ce qui distingue fondamentalement les deux logiques de l’évaluation, c’est que l’une simplifie nécessairement, au risque irréductible des simplifications abusives, tandis que l’autre prend en charge une complexité qui ne se laisse pas réduire », écrit Jean-Jacque Bonniol (1). L’évaluation formative a été intégrée dans les dispositifs évaluatifs en travail social depuis deux décennies.
Pourquoi faut-il aujourd’hui que la question se repose quasiment dans les même termes exclusifs l’un de l’autre : le quantitatif ou le qualitatif, comme il en est de même dans la recherche entre l’expérimental et le clinique ? La nécessité d’une dualité de l’évaluation en travail social afin de croiser avec la performance des dispositifs sur du court terme l’efficacité du processus de professionnalisation envisagé dans sa temporalité est plus que jamais criante afin de favoriser le développement d’un esprit critique et d’un travail de réflexivité et afin d’éviter une perte du sens de l’agir professionnel et de la formation.
Si une évaluation certificative est nécessaire à l’obtention d’un diplôme d’Etat au regard des référentiels de compétences, une évaluation plus estimative, qui laisse place à l’incertitude, voire à l’erreur, ne peut relever que d’un processus d’accompagnement qui met à l’épreuve « les aventures de l’interhumain » (2), qui oblige à sortir de sentiers battus et à la prise de risque (3). Les conditions de l’articulation des deux types d’évaluation, certificative et estimative, seront envisagées dans le projet pédagogique, mais resteront toujours à l’initiative des formateurs et des membres des jury en fonction de leur propre manière de considérer l’évaluation d’une professionnalisation en termes de processus permanent d’un sujet en quête de sens plutôt qu’en termes de procédures et de protocoles respectés au temps T du diplôme d’Etat. »
Contact :
(1) « Recherches et formations : pour une problématique de l’évaluation formative » – L’évaluation : approche descriptive ou prescriptive ? – Jean-Marie De Ketele – Ed. de Boeck, 1986.
(2) Witold Gombrovicz ou les aventures de l’interhumain – Francis Imbert – Ed. L’Harmattan, 2009.
(3) « Approche clinique de l’analyse des pratiques en travail social » – Evelyne Simondi, thèse de doctorat – Université de Provence, 2008.