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« Les politiques ont-ils décidé d’abandonner les quartiers ? »

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Violences, trafics, incivilités… Peu de semaines se passent sans que les quartiers sensibles ne fassent la une des médias. Educateur en prévention spécialisée depuis trente ans, Etienne Liebig dénonce, dans « Les pauvres préfèrent la banlieue », ce regard dramatisé et stéréotypé sur la banlieue et ses jeunes. Et il s’alarme du risque d’une France coupée en deux.

A vous lire, les habitants des quartiers sensibles, les jeunes surtout, seraient perçus un peu comme les peuples colonisés autrefois : primitifs, sauvages, amoraux…

J’ai beaucoup travaillé sur cette question du regard porté, notamment par les travailleurs sociaux, sur les habitants de ces quartiers. Ce regard est très souvent pollué par une analyse ethnologique ou anthropolo­gique à la petite semaine. Si l’on voit des jeunes issus de familles maghrébines se battre, on va automatiquement associer cette bagarre à leurs origines. On ethnicise leur comportement. Même chose pour une fille dont on tend à croire qu’elle est, parce que africaine, victime d’une pression familiale et sociale particulière. Le regard des éducateurs sur un jeune qui va à l’école coranique est également complètement différent de celui qu’ils portent, par exemple, sur un jeune fréquentant le catéchisme. Il est connoté négativement et, pour l’adolescent, c’est grave. Pour ma part, j’essaie au maximum d’écarter les représentations toutes faites. Lorsque je vois un jeune, je ne me préoccupe pas de savoir s’il est d’origine nord-africaine ou d’ethnie bantoue. Bien sûr, il faut tenir compte des spécificités culturelles, mais le travail de l’éducateur est d’abord un rapport entre un adulte et un jeune qu’il faut prendre en tant que tel.

Les médias aussi, dites-vous, ont tendance à voir la banlieue à travers ce prisme déformant…

L’an dernier, avant le 14 juillet, plusieurs journalistes m’ont appelé pour me demander : « Est-ce que ça va brûler cette année ? » Pareil lors de l’anniversaire des événements de 2005. On attend à chaque fois des réactions des jeunes, comme s’ils n’agissaient pas en fonction de leurs sentiments propres mais en ritualisant les événements, comme le ferait le bon sauvage à la saison des pluies. Les jeunes se fichent pas mal des événements de 2005, mais la crainte de la ritualisation est telle que l’on mobilise des forces de police extraordinaires. Ce qui crée forcément un climat de tension.

On réduit finalement les habitants des banlieues à quelques stéréotypes : paresseux, violents, mauvais parents…

De fait, ce serait très facile si le monde fonctionnait comme l’imaginent Nicolas Sarkozy ou Christian Lambert, le nouveau préfet de Seine-Saint-Denis. Il y aurait, d’un côté, les méchants et, de l’autre, les gentils. On repérerait les méchants dès la crèche car ils seraient violents avec leurs copains et feraient de la peine à leur maman qui se lève à 6 heures du matin pour aller travailler. Puis ils seraient en échec scolaire, deviendraient des dealers et finiraient par utiliser des armes. Il suffirait alors de les chasser pour que les quartiers retrouvent leur tranquillité. Mal­heureusement, la société ne fonctionne pas comme ça. Dans les quartiers, tout le monde vit à la limite de l’illégalité car il faut survivre. Chacun cherche des petits coins d’identité pour réussir, surtout les adolescents. S’ils peuvent trouver un boulot ou faire du rap pour s’en sortir, plus besoin de faire l’imbécile. Malheureusement, on ne leur offre que très peu de choix.

Mais la violence dans les quartiers ne correspond-elle pas à une réalité ?

Les chiffres sur la banlieue montrent une misère grandissante. Comment imaginer que cette misère n’entraîne pas de la délinquance ? C’est une évidence. Mais ce qui m’intéresse, c’est le regard que l’on porte sur cette violence. Elle est interprétée par des adultes qui n’auront jamais le même regard sur deux enfants qui se battent dans la cour d’un collège d’une banlieue difficile et dans celle d’un collège parisien. De plus, les proviseurs enregistrent sans grande distinction tous les actes de violence survenant dans leur établissement. On en arrive donc à des chiffres délirants. Je ne dis pas que les enseignants, les éducateurs ou les policiers exagèrent. C’est bien pire. Ils sont persuadés de la réalité de ce schéma. D’ailleurs, nous sommes tous pris dans cette vision des choses. Ainsi, il y a trois semaines, trois jeunes filles ont été accusées d’avoir agressé une conductrice de bus à Aulnay-sous-Bois. Tous les journaux et les télés ont repris l’information. Comme il s’agissait de jeunes noires, on a aussitôt brandi le spectre des bandes de filles. Sauf que les juges ont relâché ces trois jeunes qui n’avaient pas participé à l’agression. L’altercation avait eu lieu entre une quatrième personne – une jeune majeure – et la conductrice. Quant aux bandes de filles, j’ai interrogé plusieurs juges des enfants du 93, et aucun ne m’en a confirmé l’existence.

Quand certains affirment que les adolescents ont pris le pouvoir dans des quartiers, que leur répondez-vous ?

Educateur depuis plus de trente ans, ça, je ne l’ai jamais vu. J’ai connu des adultes passés du côté du banditisme et qui terrorisaient parfois leur voisinage, mais pas des adolescents. Penser que les jeunes en sont arrivés à ce stade, c’est grave. Ils font peur aux adultes parce qu’on a construit autour d’eux une image médiatique totalement exagérée. Le résultat est que, dès que l’on voit un groupe d’adolescents typés « banlieue », on se sent agressé. Bien sûr, se retrouver face à ces jeunes dont les comportements ne sont pas forcément adaptés est toujours plus ou moins choquant. Mais ce sentiment est une construction. D’autant qu’ils surjouent parfois ce rôle. Il suffit d’ailleurs de regarder comment la télévision valorise l’image du bad boy de banlieue. On fabrique des héros avec la négativité des quartiers.

Et le « deal », est-ce aussi une construction ?

Non, mais il faut savoir que, dans les cités, le trafic de cannabis rapporte en moyenne à chaque vendeur 4 000 € par an. Soit environ 400 € par mois, c’est-à-dire à peu près le RSA. Nous ne sommes plus dans les années 1980, où l’héroïne arrosait les cités avec des types qui se faisaient des fortunes. Pour les jeunes, il s’agit d’une économie de survie(1). Le niveau de pauvreté est tel dans ces secteurs, avec un taux de chômage en 2008 de près de 42 % chez les 15-24 ans, que tout est bon pour survivre. Livrer des pizzas et travailler en intérim dans l’usine d’à côté comme travailler au noir et dealer du cannabis… Il s’organise une économie et une morale adaptées, car l’essentiel pour les gens est de tenir le choc.

Vous vous montrez également très critique sur la vision des femmes en banlieue…

Entre mères de famille, « putes » ou sauvageonnes, elles apparaissent comme n’ayant guère de capacité de décision. Pourtant, ce sont elles qui s’en sortent le mieux. Elles ont en moyenne une meilleure scolarité que les garçons et vont plus facilement vers l’extérieur. Les voir toutes comme des victimes est une énorme erreur. Et le grand frère qui interdit à sa sœur de sortir avec qui que ce soit dans le quartier joue surtout un jeu social. Ce qu’il ne veut pas, c’est mettre sa propre image en danger vis-à-vis de son groupe d’appartenance. Les adolescents des quartiers, comme tous les jeunes, cherchent à se construire une identité. Mais dans leur univers les possibilités d’identité par la réussite sociale ou scolaire n’existent quasiment plus. Les places se jouent donc dans des références micro-culturelles : « J’habite ici, dans cet escalier, et ma sœur est une fille bien. » En réalité, il se moque que sa sœur se maquille et sorte avec un garçon. C’est vrai aussi pour les garçons qui n’obéissent plus aux règles du quartier lorsqu’on les croise seuls à l’extérieur.

Ces quartiers ont-ils un avenir ?

Quand je vois la situation de misère dans laquelle se trouvent les gens, je suis outré qu’on ne leur propose que de la répression. On se moque d’eux. J’en viens à me demander si les politiques, et surtout la majorité actuelle, n’ont pas décidé d’abandonner ces quartiers, estimant qu’il n’y avait rien à en tirer. Autant les sacrifier en les désignant comme l’ennemi intérieur au reste de la société et en roulant des muscles sécuritaires. Ce qui m’inquiète aussi, c’est que les jeunes des quartiers ont pris conscience que l’école n’était plus un marqueur de réussite sociale. Je constate de plus en plus d’abandons scolaires volontaires. Les jeunes ne projettent plus rien quant à un avenir de réussite personnelle. C’est cette désespérance qui est désespérante pour nous.

Dans un tel contexte, quel peut être le rôle des éducateurs de prévention ?

Ils sont déjà tous conscients de servir à éviter la guerre sociale. Surtout, ils se demandent vers quoi ils conduisent ces jeunes : un travail ou une formation qui leur permettra un jour d’être reconnus autrement ? Nous en sommes presque à nous demander si le quartier n’est pas le seul lieu où les jeunes vont pouvoir exister réellement. Ce qui est la pire chose qui puisse nous arriver, car cela signifie que l’on est en train d’entériner l’existence d’une société coupée en deux.

REPÈRES

Etienne Liebig est éducateur spécialisé et chef de service en prévention spécialisée en Seine-Saint-Denis. Il publie Les pauvres préfèrent la banlieue (Ed. Michalon, 2010). Il est également l’auteur de Les ados sont insupportables, lourds, inutiles, chiants, etc., mais ce sont nos enfants (Ed. Michalon, 2009).

Notes

(1) Voir l’article sur l’enquête de Luc Bronner, p. 45.

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