Une baby-sitter sniffant de la cocaïne, un homme prenant le volant avec son épouse le jour de ses noces après avoir fumé un joint, des jeunes avalant de l’ecstasy lors d’une fête et se mettant mutuellement en danger… Le message de la dernière campagne de la Mission interministérielle de lutte contre la drogue et les toxicomanies (MILDT) et du ministère de la Justice(1) est clair : consommer des stupéfiants n’est pas qu’une « affaire personnelle », cela a des répercussions sur les autres. Pour autant, au moment où se met en place l’addictologie(2), ses spots évacuent l’alcool, tout aussi dangereux. Le message de la campagne souligne en effet que : « La drogue, si c’est illégal, ce n’est pas par hasard »… Les principes de la loi du 31 décembre 1970 sanctionnant l’usage simple de stupéfiants par un an d’emprisonnement et 3 750 € d’amende, bien que largement contestés, sont ainsi réaffirmés. Une telle campagne démontre cependant en creux que « ce sont bien les consommations dans des contextes de risque pour les autres qui engendrent la culpabilité ou la réprobation », décrypte l’Association nationale des intervenants en toxicomanie et addictologie (Anitea). Autrement dit, pas l’usage en soi. L’Anitea appelle donc de ses vœux, comme beaucoup(3), la réforme de cette loi, qui a bientôt 40 ans, en vue de « mettre fin à une criminalisation de l’usager aussi injuste que vaine, car déresponsabilisante », et de refonder l’approche des drogues. Une révision « dégagée de tout a priori idéologique qui ouvrirait sur une politique des addictions adaptée au monde addictogène qui est le nôtre » et « associerait règles et éducation ».
L’association sera-t-elle entendue ? Rien n’est moins sûr. Pourtant, inchangé malgré l’évolution des connaissances comme de la société, le texte se révèle inadapté – il est d’ailleurs inégalement appliqué. Faisant de l’usager un délinquant, mais laissant à la justice la possibilité de le considérer comme un malade, la loi autorise son orientation vers le soin.
Si la loi de 1970 n’a pas bougé, le droit, lui, a évolué. La loi du 3 février 2003 crée une incrimination autonome de conduite automobile sous l’influence de stupéfiants. La loi du 5 mars 2007 relative à la prévention de la délinquance alourdit les sanctions liées aux infractions sous l’emprise de produits psychoactifs et crée une circonstance aggravante en cas de violences volontaires, agressions sexuelles et viols commis en état d’ivresse ou sous l’effet de stupéfiants. La loi instaure par ailleurs pour les usagers occasionnels ou réguliers « non problématiques » des stages payants « de sensibilisation aux dangers de l’usage de produits stupéfiants » en alternative aux poursuites ou en peine complémentaire. « L’alcool, les stupéfiants, le tabac donnent lieu aujourd’hui à une pénalisation spécifique de leur usage quand ils constituent un risque pour autrui, au travers de la conduite automobile pour les premiers, du tabagisme passif pour le dernier », constate Jean Danet, maître de conférences en droit privé et sciences criminelles à l’université de Nantes(4). Une tendance qu’il inscrit dans un mouvement plus vaste : « Le choix de construire en dehors de tout dommage, à partir de la seule prise de risque, des incriminations délictuelles punies de prison ne se limite pas aux addictions. » Et de citer le délit de stationnement dans les cages d’escalier. Classiquement, l’interdiction porte sur un acte qui n’a pas eu lieu et la sanction, sur un acte réalisé. Mais « dans la « société du risque », il faut incriminer plus en amont de tout dommage. On cible des comportements qu’on n’appréhende plus comme de simples manquements citoyens à une norme préventive, on les érige en infraction, voire en délit quand ils paraissent menaçants, ce en dehors d’une dangerosité avérée de l’auteur. » S’appuyant en particulier sur l’essor des mesures de sûreté(5), Olivier Razac, philosophe et enseignant chercheur à l’Ecole nationale de l’administration pénitentiaire, tient un langage voisin : « On développe des peines pour gérer les risques, avec des mixtes justice-médecine, peine-traitement de la récidive, le tout basé sur l’idée de dangerosité. Il y a là une inversion essentielle car on confond sanction et prévention. On se fonde sur la probabilité d’un passage à l’acte, et la sanction repose sur du virtuel. »
Autre mutation, qui en découle : l’apparition de peines destinées à favoriser la prise de conscience et à responsabiliser les auteurs de certaines prises de risques, tels les stages. Pour Jean Danet, seraient ciblés, via ces infractions et ces peines « de mise en danger d’autrui », les « individus par excès », hypermodernes – selon les termes du sociologue Robert Castel –, dont on voudrait encadrer les modes de vie. Le législateur penserait ainsi ces prises de risque non plus « comme un fugace instant d’indiscipline sociale appelant le simple rappel par voie de contravention, mais comme le signe d’un détachement des appartenances et des valeurs collectives – celui de ces « désaffiliés par le haut » préoccupés par leur seule existence – qui justifierait une peine pédagogique, un réapprentissage de ces valeurs ». Une hypothèse dont le mérite serait de rendre compte, selon Jean Danet, de l’extension du filet pénal, « qui dépasse la seule surpénalisation des pauvres ou du mouvement social trop exclusivement mis en avant ». La logique d’anticipation des risques ferait aussi glisser la responsabilité de ce que l’on fait vers ce que l’on est. Prenant le modèle des interdictions liées aux mesures de sûreté, Olivier Razac estime qu’il s’agit là de prescrire à l’individu potentiellement à risque « des manières de vivre. Les contraintes et les interdictions du régime probatoire sécuritaire, dont l’obligation de soins fait partie, portent sur l’individu comme objet dangereux qu’il faut modifier, corriger, voire guérir », niant au passage ses aptitudes à prendre des décisions. Dans un tel contexte, les acteurs du soin sont régulièrement sollicités par la Justice pour tenter d’apporter une réponse aux personnes ayant des conduites addictives. Depuis 2007, leur rôle s’est même renforcé puisque l’injonction thérapeutique (créée par la loi de 1970 sur les stupéfiants) est désormais prononçable à tous les stades de la procédure, et non plus comme seule alternative aux poursuites, et qu’elle a été étendue aux infractions liées à l’abus d’alcool. En parallèle, l’obligation de soins – différente de l’injonction thérapeutique(6) –, imposable aux stades pré et post-sentenciels, dépasse l’usage de produits psycho-actifs : elle concerne aussi, par exemple, les infractions à caractère sexuel. Ce rapprochement des acteurs du soin et de la justice ne va pas sans difficulté. « Les relations entre ces deux systèmes, obligés de coopérer, sont marquées du sceau de la complexité. Les cultures sont aux antipodes l’une de l’autre, certains des objectifs poursuivis semblent très proches, d’autres radicalement différents. La place du sujet n’est pas la même. Il en résulte des malentendus », assurent en chœur Jean-Pierre Couteron, président de l’Anitea, et Patrick Fouilland, président de la Fédération des acteurs de l’alcoologie et de l’addictologie (F3A)(7). L’articulation demande donc à être travaillée afin que chacun comprenne la logique, l’éthique et les limites de l’autre, mais aussi qu’aucun ne prenne le pas sur l’autre. Chaque registre ne peut toutefois rester indifférent à l’autre. « Soignants et intervenants sociaux doivent prendre en compte aussi le fait que l’usager a transgressé et inclure dans leurs préoccupations ce que l’addiction génère comme désordre social. Cela ne signifie pas le régler », estime Jean-Jacques Santucci, psychologue et directeur de l’AMPTA (Association méditerranéenne de prévention et de traitement des addictions), à Marseille. Même s’il souligne que ce n’est pas simple « d’accepter que sa mission, déjà difficile, soit perturbée par une loi, souvent considérée comme injuste, qui empêche par sa rigueur l’évolution positive de son patient dans son parcours thérapeutique ou d’insertion ».
Côté justice, il existe aussi une sensibilité à la problématique individuelle des personnes perturbant l’ordre social, mais la priorité reste de faire respecter la loi. « Quand les uns ont pour mission d’aider le sujet, les autres doivent protéger le groupe », résume Jean-Jacques Santucci. De fait, chacun peut avoir l’impression que l’autre lui met des bâtons dans les roues. « Comment alors faire travailler ensemble, en bonne harmonie, les différents acteurs de la chaîne et veiller aux grands idéaux ? Il y a sans doute une voie moyenne, de compromis forcément, entre nos responsabilités pour trouver des solutions », affirme Philippe Lemaire, procureur général à la cour d’appel de Riom (Puy-de-Dôme), persuadé que « pour lutter contre les conséquences de la prise de stupéfiants, voire de l’alcoolisme, il faut avoir à la fois une vision de la répression et une politique de santé. »
Etablir un dialogue, reconnaître les difficultés et contraintes de chacun… C’est ce que prône aussi Jean-Jacques Santucci. « Pour nous, ça passe par la démonstration de l’importance de notre fonction d’accueil et d’accompagnement, d’abord pour la personne – et pas seulement pour l’application d’une loi ou d’une peine –, afin que nous n’ayons pas l’impression d’être utilisés à des fins de contrôle social ou de tranquillité publique. » Un enjeu fort à l’heure où, comme le remarque Patrick Fasseur, psychiatre au centre hospitalier de La Rochelle, « on ressent une médicalisation de la délinquance dans un mouvement de biologisation du social ».
Le lien entre santé et justice se révèle aussi complexe pour l’usager, coincé entre un statut de « délinquant » et un statut de « malade ». « Là où l’approche soignante diagnostique et nuance, la loi ne fait pas de différence entre un usager récréatif de cannabis et un autre dépendant de la cocaïne ou de l’héroïne, alors que les conséquences individuelles ou collectives sont loin d’être les mêmes », observe Jean-Jacques Santucci. L’usager peut ainsi se retrouver « obligé de trouver une réponse à une question qui lui est posée par d’autres, alors que lui ne se la pose pas, ou pas en ces termes ». La personne peut nier son addiction, ou avoir le sentiment de la maîtriser. Elle peut aussi ne pas vouloir y renoncer, ou ne pas s’en sentir capable, quelles qu’en soient les suites. Elle peut également ne pas comprendre qu’elle est hors la loi quand celle-ci n’est pas appliquée uniformément, que d’autres produits dangereux sont autorisés, que sa conduite ne nuit qu’à elle-même.
Comment alors mettre à profit cette rencontre contrainte ? Cette question suscite des crispations chez les professionnels car elle bouscule un principe fondateur de la relation thérapeutique, à savoir qu’on ne peut soigner quelqu’un contre son gré ni le guérir sans son engagement. Reste que la prise de conscience utile à ce dernier peut surgir d’une rencontre. Aussi l’occasion fournie par la justice peut-elle se révéler intéressante à saisir. Et Jean-Jacques Santucci de relativiser : « Aujourd’hui, je ne vois plus de différence entre des personnes obligées de me rencontrer à la demande de la justice ou du fait de la pression de leur femme ou du travail qu’ils risquent de perdre. » Toutefois, cela impose maintes précautions. « En tant que soignant ou travailleur social, il faut veiller à ne pas se sentir soumis à la même obligation que celui qu’on reçoit, et se limiter à lui offrir un espace, qu’il occupera… ou pas. Lui proposer de parler de ce qui l’amène n’est pas devenir un auxiliaire de justice. Il faut juste savoir rester dans son rôle d’accompagnant, de soignant. Mais comment le faire sans tenir compte de tous les effets de l’usage ? », analyse-t-il. La posture à adopter serait ainsi de tenter de faire un état des lieux et d’instiller chez le sujet du doute là où il n’y a que certitudes. « Il doit y trouver matière à se regarder différemment, ce en dehors de toute obligation. Il est forcé d’être là, pas de se questionner, et il est important de ne pas se précipiter dans la prise en charge. Il nous revient donc de créer les conditions de « l’alliance thérapeutique », un climat de confiance, pour dépasser le cadre contraignant et inviter la personne à une réflexion sur elle-même », résume le psychologue.
Multiplier les espaces de rencontre avec les acteurs du soin, c’est aussi ce que préconise Philippe Lemaire, qui insiste sur l’intérêt pour les parquetiers de travailler sur les procédures adressées par la police ou la gendarmerie, trop vite classées sans suite. « A leur lecture, on voit que la personne est souvent confrontée à son addiction pour la première fois au moment où elle est interpellée et où on lui dit que c’est interdit. » Aussi, lorsqu’il exerçait à Lille, le procureur utilisait-il ces procédures dans le cadre d’une convention avec les associations spécialisées. Celles-ci convoquaient l’intéressé et lui proposaient, si besoin, une offre de soins. « C’est une façon de donner une chance à certains d’avoir un contact. A eux de la saisir ou pas », explique-t-il. En prison également, favoriser la rencontre se révèle intéressant. Ce que défend Véronique Cousin, psychologue exerçant à la maison d’arrêt de Loos-Séquedin (Nord): « Les personnes sont obligées d’être là puisqu’elles sont incarcérées… et nous les recevons dans le cadre des accueils mis en place. Au début, beaucoup viennent pour sortir de leur cellule, puis on parvient à instaurer une relation et on débouche parfois sur des suivis durables et des résultats. Je rappelle toujours qu’elles sont ici du fait d’un délit. On discute alors de ses raisons et ça peut mener à d’autres problématiques. »
Dans le cadre des soins contraints, d’autres questions font encore grincer des dents. Parmi elles : Comment rendre compte à la justice ? Un consensus semble émerger sur le principe de délivrer au patient un document attestant de sa venue, qu’il est libre de remettre ou pas. Toutefois, critique Alain Cattin, psychologue au C2A (Centre d’accompagnement en alcoologie et tabacologie) à Lyon, « même sous cette forme, cela me semble rester un handicap au soin, non à sa mise en place mais à son authenticité, donc à sa réussite ». D’autres font un retour direct au tribunal par télécopie, ce qui montre la variété des pratiques et approches.
Le secret professionnel est un autre point d’achoppement. « Il est arrivé que des magistrats nous demandent des informations en vue d’autoriser une libération conditionnelle. Nous avons dû clarifier ce qui peut être dit ou pas. Aujourd’hui, il n’y a plus de problème. Les lieux restent étanches », témoigne Jean-Jacques Santucci. Ces questions suscitent parfois de douloureux conflits de loyauté. « Le cadre des soins obligés peut rendre plus difficile l’exercice des métiers de la justice et de la santé », résume Patrick Fasseur, qui s’est penché sur les loyautés doubles, notamment avec deux conseillers d’insertion et de probation (CIP) du service pénitentiaire d’insertion et de probation de La Rochelle. « La loyauté est associée à la fidélité, l’obéissance aux règles et à la capacité de tenir ses engagements, explique-t-il. Dans les conflits en question, la loyauté verticale, ici celle à l’autorité, la loi, s’oppose à celle horizontale, choisie [à l’usager]. » Les CIP, dont l’intervention est centrée sur la personne et vise à prévenir la récidive, ont à veiller au bon déroulement des mesures et se sentent souvent coincés dans des loyautés difficilement conciliables. Dans le cadre d’une obligation de soins, « on essaie d’orienter la personne vers ce travail thérapeutique mais on est aussi là pour vérifier l’existence du soin. Déjà là, nous sommes pris entre le principe de ne pas trahir sa parole et la nécessité d’en dire assez pour que la problématique soit travaillée », observe Valérie Cézard, CIP. Par courrier, le thérapeute est ainsi informé de l’existence d’une mesure de justice, de la nature de l’infraction, de la présence éventuelle d’une expertise au dossier. « Il nous semble nécessaire que le médecin connaisse le passage à l’acte et ait accès à ce qui fait problème, car nous souhaitons éviter à la personne une éventuelle récidive », reprend sa collègue, Hélène Neuvialle, qui s’avoue peu à l’aise dans le fait d’aider le justiciable, « presque malgré lui, puisque nous agissons sans solliciter son accord, et de placer le thérapeute dans une posture qu’il n’a pas forcément choisie ».
Les CIP peuvent aussi être tiraillés entre la souffrance d’un usager et leur devoir de faire respecter la loi. Ainsi, expose Valérie Cézard, « nous avons suivi une personne qui, après une infraction à la législation sur les stupéfiants, a bénéficié d’une obligation de soins, et qui a commis à nouveau un délit de même nature. Pour la juridiction, il ne s’agit là que d’une récidive ; nous, nous y voyons aussi une rechute faisant partie du processus de soin. Nous nous retrouvons donc en difficulté entre une position centrée sur la personne et notre rôle de représentant de la loi. »
Autre illustration : le cas d’un justiciable sous trithérapie ayant des problèmes d’alcool pour lequel la CIP devait mener une enquête en vue de favoriser un aménagement de peine. « Sontraitement le rendait malade, et lorsqu’il trouvait un emploi en intérim, il devait l’arrêter. Pour nous, il était impossible de cautionner cette interruption en lui proposant un travail d’intérêt général. Il ne nous restait donc plus qu’à étudier une mise sous bracelet électronique, mais le risque était alors d’accentuer son alcoolisation en l’obligeant à rester enfermé chez lui, ce qu’il supportait mal. On a eu l’impression d’être dans un choix impossible et d’aller vers le moins pire. »
Enfin, l’évolution des missions des CIP est aussi source de conflits de loyauté. Ainsi, s’inquiète Hélène Neuvialle, assistante sociale de formation, « avec ce recentrage dans le champ pénal et criminologique fondé sur la prévention de la récidive, le travail vise d’abord la modification du comportement et non plus le mieux-être de la personne. Tout passage à l’acte dépend d’une problématique préexistante qui mériterait d’être traitée, au risque justement de la récidive. En général, c’est la rencontre et la mise en relation sur la base de l’entretien centré sur la personne qui autorisent un changement. Comment résoudre ce conflit sans souffrir ? » Et de souligner : « A force de faire avec ces conflits de loyauté, ces doubles liens, nous sommes devenus des spécialistes de la gestion de paradoxes. »
La France est un des pays européens où, alors que la pénalisation de leur usage est la plus forte, l’on recourt le plus aux stupéfiants. On compte désormais, dans l’année, 4 millions d’expérimentateurs de cannabis et 550 000 usagers quotidiens ou encore 250 000 utilisateurs de cocaïne et 200 000 d’ecstasy.
Qu’en est-il du fondement de l’interdiction de la consommation de stupéfiants et de son maintien ? L’usage à risque pour autrui étant désormais spécifiquement incriminé, pourquoi l’interdit pénal posé par la loi du 31 décembre 1970 – et qui porte atteinte au droit de l’individu à se détruire, alors que le suicide n’est pas prohibé – perdure-t-il ? Pourquoi ne lui préfère-t-on pas la prévention et pourquoi, en dehors du débat, restreint, autour du cannabis, l’accord sur la pénalisation de l’usage demeure-t-il ? Pourquoi enfin l’interdit ne porte-t-il que sur les stupéfiants ? Jean Danet, maître de conférence en droit privé et sciences criminelles à l’université de Nantes, ose une explication(8). Pour lui, le fondement de cette loi reposerait sur le fait que, au fond, nous ne supporterions pas des produits dotés des qualités que notre société vénère par ailleurs : vitesse, puissance, intensité des sensations et profit, mais dont on sait les dangers. Nous n’accepterions pas qu’ils nous attirent et nous entraînent de façon si incontrôlée vers notre perte. « Peut-être en avons-nous fait notre tabou moderne, ce qui fascine et fait peur, ce qui attire et est répulsion ? Et pensons-nous les stupéfiants comme la miniature d’un impossible et délétère destin collectif », résume-t-il. Une analyse qu’Alain Cattin, psychologue au C2A à Lyon, complète en pointant que « les individus attendent en outre aujourd’hui que la société pose elle-même, de façon forte, des interdits qu’ils n’arrivent plus à se donner, pas plus qu’à leurs enfants ».
Faciliter le contact entre les usagers de drogues ayant des problèmes avec la justice et le dispositif de soin en allant là où ils se trouvent… C’est animée par cette volonté que l’AMPTA (Association méditerranéenne de prévention et de traitement des addictions)(9) a ouvert, au début des années 1990, une permanence au sein même du tribunal de grande instance de Marseille. Il s’agissait de recevoir les toxicomanes, de leur proposer une orientation vers une structure de soins et un soutien social, dans un cadre pouvant servir d’alternative à une poursuite pénale. A l’époque, beaucoup d’héroïnomanes avaient maille à partir avec la justice pour obtenir leur produit, quand ils ne se faisaient pas incarcérer pour se sevrer, et l’institution avait peu de réponses pertinentes à offrir. Depuis, la formule, que mettent en œuvre une psychologue de l’AMPTA et une éducatrice de SOS-Drogue international, a fait ses preuves. Mais c’est avec un public totalement différent que l’action se poursuit. Les traitements de substitution, la politique de réduction des risques… sont passés par là. En outre, la répression de l’usage de cannabis s’est considérablement accrue. De fait, la permanence est désormais essentiellement investie par des jeunes consommateurs de cannabis. « Avant, la moitié des mesures relevait du pré-sentenciel, l’autre, du post-sentenciel. On avait surtout des gens incarcérés pour des délits liés à la consommation. Désormais, les personnes ne sont là que du fait de leur usage, il n’y a pas d’autre délit associé. Cela change pas mal de choses car ils ne demandent rien », souligne Florence Soulé, psychologue. Qu’ils fument beaucoup ou pas, la plupart considèrent que cela est anodin et n’ont pas intégré l’interdit. Le passage obligé à la permanence – la contrainte ne réside que dans le rendez-vous – est ainsi une occasion de faire le point sur l’usage, sa fréquence, son contexte, de déterminer sa fonction, la conscience qu’en a le sujet et de l’inciter à se questionner. « Il y a des jeunes insérés qui fument un joint de temps en temps et ne semblent pas en danger. On apporte des connaissances, on voit s’ils sont au courant des risques… Il ne s’agit pas de redire la loi, mais de s’appuyer dessus pour ouvrir un espace de parole », explique-t-elle. En revanche, certains sont dans des usages très problématiques ou en difficulté sociale. « Le danger ne vient pas forcément du cannabis lui-même, mais la place qu’il prend révèle des situations où on pourrait aider, poursuit-elle. On travaille beaucoup sur leur expérience. En gros, quand la notion de plaisir n’est pas mise en avant et que j’entends dire que le cannabis est une solution, je fais une orientation vers une structure spécialisée. »
Ainsi, en 2009, l’AMPTA a reçu 362 justiciables (sur 582). Parmi eux, 70 % avaient moins de 26 ans ; 80 % des usagers reçus l’étaient pour consommation de cannabis, 30 % ont été orientés vers des structures spécialisées. « Ce sont autant de personnes qui se sont saisies de la proposition faite. Il est donc possible de rendre signifiante cette rencontre à laquelle ils sont tenus », souligne Jean-Jacques Santucci. Pour le directeur de l’AMPTA, le dispositif est « préventif ». « Cela permet d’être en contact avec beaucoup de gens qui ne feraient pas la démarche sinon, et de les voir plus tôt. Il est important d’éviter à ceux qui expérimentent des substances et cherchent des solutions à leurs difficultés d’errer trop longtemps avant de trouver quelqu’un à qui parler. » La présence des associations au tribunal même facilite le respect de l’obligation. « C’est plus simple que de devoir se débrouiller avec une liste d’adresses et de prendre rendez-vous ! Or l’essentiel est que le lien se fasse », témoigne Florence Soulé, qui ne « se sent pas l’auxiliaire du juge ». Assouplir les liens avec la justice autrefois très compliqués a aussi été une des ambitions. « Ce dispositif a permis de faire évoluer avantageusement les représentations des deux côtés », observe Jean-Jacques Santucci.
Aujourd’hui, du fait de l’instauration de l’addictologie, la permanence se lance dans l’accueil des justiciables ayant des problématiques « alcool » (délits routiers, violences conjugales…).
Les publics changeront donc à nouveau, mais la philosophie restera la même.
(1) En ligne sur
(2) Il s’agit de dépasser l’approche par produits pour se centrer sur les pratiques de consommation et les conduites addictives – Voir ASH n° 2634 du 27-11-09, p. 32.
(4) Lors du « Colloque Santé Justice – Usagers, malades, délinquants – Articulation Santé-Justice à l’épreuve de l’addiction », organisé les 19 et 20 novembre 2009 à Lyon par l’Anitea et la F3A – F3A : 154, rue Legendre – 75017 Paris – Tél.0142286502.
(5) La mesure de sûreté diffère de la peine en ce qu’elle ne vise pas à punir le coupable d’un acte délictueux, mais à prévenir les troubles à la société qui pourraient être causés par une personne présentant un caractère dangereux.
(6) L’obligation de soins est une incitation à la consultation spécialisée et la personne est libre de choisir son médecin ou la structure où elle souhaite être suivie, alors que pour l’injonction thérapeutique, la personne se voit imposer par l’autorité sanitaire de se soumettre à une mesure dont le contenu est défini en fonction de l’examen médical et de l’enquête sociale qui auront été effectués.
(7) Dans le Guide Santé Justice – Les soins obligés en addictologie, élaboré par les deux associations et, en particulier, des acteurs de la justice et de l’addictologie. Cet outil pratique à l’usage des professionnels aborde le cadre de l’intervention, l’application de la loi, l’accès aux soins, l’articulation santé-justice – Téléchargeable sur
(8) Un point de vue développé dans « Les addictions » – Revue Archives de politique criminelle n° 31, 2009 – Ed. Pedone.
(9) AMPTA : 15, rue Saint-Cannat – 13001 Marseille – Tél.0491560840.