« Nous avons choisi cette image parce que nous pensons que vous, les professionnels, vous avez le pouvoir de détruire ou de construire quand vous intervenez », explique d’une voix hésitante Hocine Boulahia. Le jeune militant d’ATD quart monde exhibe une photo extraite d’une revue : celle du dynamitage d’une barre HLM, avec au premier plan une foule qui observe. Dans la vaste salle de l’Ecole nationale d’application des cadres territoriaux (ENACT) d’Angers, 14 professionnels de la protection de l’enfance (12 cadres et 2 travailleurs sociaux de terrain) et 5 militants d’ATD quart monde sont réunis. Chacun a sélectionné, parmi un large jeu de photographies, de quoi illustrer le mot « professionnel ». Les professionnels affichent un sourire gêné ou restent perplexes. La violence de l’image tranche avec celles qu’eux-mêmes ont retenues : un jardinier et un atelier de mosaïque.
Le photolangage est l’un des outils mis en œuvre lors de la sixième co-formation organisée du 26 au 30 avril dernier à l’initiative de l’ENACT d’Angers et d’ATD quart monde. Le stage visait à réunir des professionnels du social et des personnes en situation de grande pauvreté – militantes d’ATD quart monde – afin de mettre en application, auprès d’« acteurs » et de « bénéficiaires » de la protection de l’enfance, la méthodologie du croisement des savoirs et des pratiques développée depuis le milieu des années 1990 par le mouvement fondé par le père Joseph Wresinski (1). « Dans un objectif de mieux se connaître, de trouver des points d’accord pour mieux travailler autour de la famille et réfléchir ensemble », résume Hervé Lefeuvre, responsable des Ateliers du croisement des savoirs à ATD.
Pour autant, les cinq « bénéficiaires » ne sont pas venus se raconter. « Ils sont là pour représenter leur milieu social et non pour “témoigner” de leur vie, avertit dès l’ouverture du stage Laurent Sochard, responsable formation de l’ENACT. Ils nous aideront à comprendre et à analyser de leur point de vue les situations d’interaction entre les personnes vivant la pauvreté et les professionnels de la protection de l’enfance. Des situations qui génèrent souvent des tensions, des malentendus et des incompréhensions réciproques. » C’est la première fois que la co-formation est destinée spécifiquement aux personnels de la protection de l’enfance. « Jusqu’ici les co-formations étaient ouvertes à toutes les thématiques sociales, explique Laurent Sochard. Mais en toile de fond émergeait systématiquement l’idée que les travailleurs sociaux sont toujours vus comme des placeurs d’enfants potentiels. Alors nous avons voulu explorer précisément ce thème. »
Ce lundi, la première matinée du stage consiste à présenter aux professionnels le programme de la semaine et la méthodologie employée. Pendant ce temps, les militants d’ATD, venus de départements différents, qui ont tous déjà eu affaire à l’aide sociale à l’enfance, font connaissance et peaufinent leurs interventions. « Au préalable, chacun s’est préparé avec une personne relais du programme dans sa région, résume Hervé Lefeuvre. Il faut bien deux jours de préparation pour expliquer comment se dérouleront les journées, qui seront leurs interlocuteurs, les préparer à la prise de parole et à la rédaction du récit d’expérience qu’ils soumettront au groupe. »
Trouver des volontaires n’a cependant pas été difficile : « Quand on explique aux militants qu’il s’agit d’amener des connaissances et un savoir du milieu de la pauvreté, des choses qu’eux seuls portent et peuvent exprimer et qui peuvent servir à changer leurs rapports avec les institutions et les professionnels, ils disent oui tout de suite. » S’y ajoute la garantie que les récits sur lesquels s’appuie la formation sont anonymes et qu’ils n’auront pas à s’étendre sur leur vie privée. « C’est important car on demande toujours aux pauvres de déballer leur vie privée pour que d’autres l’analysent. C’est comme une forme de dépossession », poursuit Hervé Lefeuvre, avant de préciser : « Les militants sont des membres du mouvement, des gens qui nous connaissent depuis longtemps ou non. » A l’image de Marie Vaillant, qui a fait le déplacement depuis Noisy-le-Grand : « ATD quart monde, moi je suis tombée dedans toute petite. Ma mère me laissait aux groupes Tapori (2) pendant qu’elle allait à ses réunions ATD », explique-t-elle, souriante. Ce stage est sa première participation à une co-formation.
« Nous cherchons toujours à avoir, parmi les militants, deux ou trois anciens qui ont déjà participé à des stages et peuvent servir de référence aux nouveaux, leur montrer qu’il est possible de prendre la parole au nom du groupe qu’ils représentent », précise Hervé Lefeuvre. C’est le cas, notamment, de Martine Le Corre, originaire de Caen, qui a participé à la recherche expérimentale ayant donné le jour à la méthodologie actuelle du croisement des savoirs (3). « Cette question des rapports entre professionnels et personnes en situation de pauvreté me tient toujours beaucoup à cœur », souligne-t-elle. Pour sa part, Marie-Thérèse Leprince, de Cherbourg, insiste : « Je veux comprendre comment les professionnels du social voient les choses. Et leur faire comprendre comment nous les voyons, nous, pour les faire évoluer. » Il s’agit aussi de retransmettre ce qu’ils auront compris, une fois de retour dans leur communauté. « Je veux pouvoir aider les familles autour de moi, poursuit-elle. Qu’elles aient moins peur des services sociaux et voient qu’on peut travailler avec eux. »
Du côté des professionnels, le but est de mieux comprendre les personnes que l’on aide. « Mon conseil général m’a proposé cette formation, et cela me semblait s’inscrire dans mon objectif de faire participer le plus possible les familles aux décisions », indique Sandrine Lueger, conseillère socio-éducative dans les Hautes-Alpes. Ce qui ne va pas sans quelques inquiétudes. « Le croisement des savoirs, pour moi, c’était assez abstrait, confie Isabelle Lemay, éducatrice spécialisée en Gironde. Quand j’ai pris connaissance du contenu de la formation, j’ai eu un peu peur : comment allait-on pouvoir échanger sans être dans le conflit ou l’opposition ? »
Le lundi après-midi démarre, après un tour de table des participants, par un atelier sur les représentations via le photolangage et des associations d’idées sur différents mots, dont « professionnel » et « responsable ». Les deux groupes travaillent séparément : les cadres et travailleurs sociaux, d’un côté, les militants, de l’autre. « On se sépare pour mieux s’entendre après, explique Laurent Sochard. En début de stage, cette division sert avant tout à permettre l’autonomie de la pensée de chacun. » Celle des personnes en situation de grande pauvreté surtout. « Une personne en très grande difficulté n’est pas en mesure d’élaborer seule sa réflexion, et surtout de penser qu’elle mérite d’être retransmise à des travailleurs sociaux, ajoute Hervé Lefeuvre. Les militants s’appuient donc sur une dynamique de groupe pour accoucher du discours qui est le leur, en tant que représentants des pauvres. »
Puis tous reviennent en grand groupe. Le résultat des échanges est inscrit sur le paper board. Au mot « responsable », les professionnels ont accolé celui de « décideur ». Ce qui soulève l’incompréhension des militants. « Ce qui me surprend, finit par formuler l’un d’eux, c’est qu’on nous dit toujours que nous sommes irresponsables, alors ça veut dire qu’on n’a pas le droit de décider, même pour nos enfants ? » De leur côté, les professionnels réagissent à l’un des panneaux préparés par les militants, qui porte la formule : « Prendre en compte la parole de l’enfant. » « Cela veut dire que dans votre vécu, vous trouvez que cela n’a pas été fait ? », s’étonne Frédéric Penaud, cadre enfance et famille au conseil général de l’Yonne. « Mais moi, par exemple, quand un enfant me révèle des abus sexuels, je prends en compte sa parole », ajoute interloquée une autre participante, responsable d’un pôle enfance-famille. Martine, militante d’ATD quart monde, lève les yeux au ciel…
Fin de la journée. Les participants planchent sur la rédaction de leurs récits d’expérience. « Cela consiste à raconter un contact entre un professionnel de l’ASE et une famille, une rencontre marquante, qui vous concerne, dans une problématique et un contexte précis », résume Laurent Sochard. Les militants ont déjà préparé leur texte et ils n’ont plus qu’à le peaufiner et à le recopier au propre. « Nous anticipons car il faut bien deux à trois heures avec chacun d’eux pour préparer le texte, justifie Hervé Lefeuvre. Dans un premier temps, ils ne voient pas ce qu’ils ont d’intéressant à raconter. Et ça leur demande un effort de mémoire important sur des choses qu’ils préféreraient oublier. Il faut ramener sans cesse le récit vers le concret de la situation, de ce qui a été dit. » Les professionnels, eux, n’ont pas été prévenus de l’exercice. « Ils ont l’habitude d’écrire et de réfléchir sur leurs pratiques, souligne Laurent Sochard. S’ils se préparaient à l’avance, ils arriveraient avec un récit tout lisse et souvent trop long, qui pourrait être difficile à lire ou à analyser pour les militants. » Tous les textes abordent des situations dramatiques, telle l’histoire de cet enfant placé dès l’âge de un an, qui passe toute sa vie entre famille d’accueil et foyers, le plus loin possible de sa mère pour éviter qu’il ne fugue pour la rejoindre. Ou encore celle de ce couple qui accepte de placer dès la naissance son nouveau-né en pouponnière en raison d’un logement insalubre, mais dont l’enfant leur est retiré manu militari à la maternité dans le cadre d’une procédure judiciaire, sans information sur sa destination…
Pour les deux animateurs, cette première journée a été intense. Ils ont écouté avec attention et veillé en permanence à ce que chacun puisse s’exprimer et comprendre à son rythme. Ils ont stimulé la progression du débat, voire désamorcé les situations tendues. Ils se retrouvent dans la soirée pour saisir et sélectionner parmi les textes, réfléchir ensemble autour des idées importantes formulées, ordonner les premiers points de convergence ou de débat qui peuvent être retravaillés. Or ils ont l’impression que les militants n’ont pas « tout dit » au débriefing de fin de journée. Aussi se proposent-ils, avant de commencer la séance du lendemain, de consacrer un temps à l’expression de ce ressenti. De leur côté, les participants décompressent. Tous, ou presque, sont hébergés dans les locaux de l’ENACT. « Cela permet aux militants de se retrouver entre eux, explique Hervé Lefeuvre, car même s’ils sont sur un seul site, les groupes sont totalement séparés le soir. »
Le mardi matin, comme prévu, Marie-Thérèse Leprince, militante ATD quart monde, revient sur le malaise de la veille : « On a été bouleversés hier quand on a parlé de « prendre en compte la parole des enfants ». Tout de suite vous avez enchaîné sur les abus sexuels. On sait bien qu’il y a des situations où il faut en arriver au placement, c’est évident dans des conditions extrêmes. Mais ça fait mal de se voir renvoyer cette image-là d’abord. » La discussion s’engage aussitôt sur les idées reçues qui peuvent imprégner les pratiques des professionnels de la protection de l’enfance, notamment le lien parfois établi entre pauvreté et maltraitance. « C’est vrai, reconnaît Frédéric Penaud, que dans les deux départements où j’ai travaillé, 60 % de l’aide sociale à l’enfance ne concernaient pas des familles en grande pauvreté… » Pendant ce temps, les animateurs notent les idées fortes qui émergent : le langage abstrait des professionnels qui subtilise la vérité des mots des familles, la peur vécue par les personnes en situation de grande pauvreté dans leur relation avec les professionnels, la nécessité pour les parents pauvres de toujours devoir prouver qu’ils sont aussi de bons parents, l’assimilation de l’aide sociale à l’enfance au placement systématique… L’échange est animé et rebondit sur le mode d’expression des professionnels. Car certains préfèrent assumer de s’exprimer à titre individuel plutôt que derrière le « nous » collectif que leur renvoient les militants. « Vous voyez, c’est compliqué de dialoguer car chacun est porteur de représentations et des représentations que l’autre a de nous-mêmes, intervient Laurent Sochard. D’un côté, le quart monde serait acteur de maltraitance et de l’autre la protection de l’enfance, placeur d’enfant. Il va falloir travailler avec ces peurs et les dépasser. »
La suite de la journée et celle du lendemain sont dédiées à une réflexion sur les récits d’expérience sélectionnés par les animateurs en fonction des angles d’analyse qu’ils offrent : recherche des problématiques d’intervention, des logiques de chacun des acteurs ou des risques pris par les personnes qui viennent solliciter une aide. Des échanges qui questionnent les habitudes de chacun. « D’emblée les militants ont évoqué la préparation du retour de l’enfant dans sa famille, alors que moi je n’y ai pas pensé », constate ainsi Lucie Saint-Ville, assistante de service social au centre départemental d’action sociale des Marches de Bretagne. Puis le jeudi, quatrième jour de la co-formation, est consacré au théâtre-forum. Militants d’ATD et professionnels se mêlent pour créer deux groupes qui œuvrent, en parallèle, sur deux récits. L’ambiance est plus légère et souriante. « Nous avons travaillé tous ensemble hier après-midi, raconte Lucie Saint-Ville. On s’est peut-être plus écoutés, plus arrêtés sur les réflexions de chacun. Nous, les travailleurs sociaux, nous sommes susceptibles. Nous défendons des valeurs très humanistes, et il nous est difficile de réaliser que nos résultats sont parfois contraires à l’effet recherché. »
Les participants se répartissent les rôles, et Laurent Sochard suggère de répéter plusieurs fois en les intervertissant. Néanmoins, Jean Gérard, l’un des militants d’ATD, refuse catégoriquement de jouer le rôle de l’inspecteur ASE. « Parce qu’il a trop de pouvoir », explique-t-il. Après plusieurs répétitions, chaque groupe joue les scènes choisies devant les autres participants. Il s’agit, selon le principe du théâtre-forum, d’autoriser les spectateurs à intervenir pour modifier l’action, en proposant un positionnement différent du travailleur social ou de l’usager. Marie-Thérèse Leprince, d’ATD, joue avec une vérité criante une infirmière de PMI cherchant à convaincre des parents de placer leur nouveau-né en pouponnière, en raison de leurs conditions de logement insalubres. Certains sont manifestement émus dans la salle… Michèle Hermet, médecin du service social de protection de l’enfance de Seine-et-Marne, et Catherine Gourrin, déléguée ASE de Beaune (Côte-d’Or), interviennent alors pour prendre la place des parents et suggèrent de trouver une solution de relogement pour toute la famille plutôt que de les séparer de leur enfant… « Cette expérience nous montre qu’en intervenant différemment on peut changer les choses, s’enthousiasme Christine Hamel-Gastel, responsable de la direction de la solidarité et de la prévention de l’Allier. On expérimente, on intervient, on peut voir les choses sous différents angles de vue. Se mettre à la place de l’autre, c’est l’inverse de ce qu’on fait d’habitude. Au quotidien, on se protège énormément, alors que là, on s’autorise à ressentir les choses. »
Il faudra du temps, bien sûr, pour que chacun tire les enseignements de cette semaine d’échanges pas comme les autres. Isabelle Lemay, qui a déjà suivi une co-formation en décembre dernier, en ressent les effets sur sa pratique d’éducatrice spécialisée : « Quand je suis avec les familles ou quand je travaille sur un rapport, je garde en tête ce qui relève de ma logique et ce qui relève de la leur. Je m’interroge plus sur les raisons pour lesquelles un comportement me dérange ou un parent s’agace. » Au-delà du bénéfice individuel pour les professionnels et les usagers, la co-formation vise aussi à toucher les acteurs décisionnels. Durant la dernière matinée, plusieurs d’entre eux, accompagnés de représentants d’ATD et de l’ENACT, ont été conviés à recueillir les fruits de la réflexion menée par les 19participants de la co-formation. « Parce que le but premier n’est pas de garder pour nous le fruit de ce travail, conclut Hervé Lefeuvre, mais d’amener nos questionnements auprès de ceux qui auront à travailler sur les évolutions législatives ou réglementaires de l’aide sociale à l’enfance et de faire connaître cette démarche participative qui peut être transposée facilement dans d’autres projets. »
(2) Tapori est le pendant d’ATD quart monde réservé aux enfants, également fondé par Joseph Wresinski en 1967 –
(3) Lire Le croisement des savoirs et des pratiques – Groupes de recherche Quart Monde-Université et Quart Monde partenaire (Ed. Quart Monde, 2008).