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« Construire une cause des « sans » n’est pas évident »

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Lancement en mai d’une grève des chômeurs et précaires, irruption en avril d’un collectif de demandeurs d’emploi sur un plateau de télévision… Face à la hausse du chômage, les initiatives se multiplient. Il y a vingt ans, dans des circonstances analogues, naissaient des organisations telles que AC !, l’APEIS ou le MNCP. Un exemple pour aujourd’hui ? Le regard de Valérie Cohen, sociologue et spécialiste des mouvements de chômeurs.

A quand remonte l’existence des mouvements de chômeurs et précaires ?

Des mobilisations se sont produites dès la fin du XIXesiècle, dans un contexte de grave récession économique. C’était ce que l’on appelait alors des « révoltes de travailleurs sans ouvrage », qui manifestaient d’abord pour exiger du travail et du pain. Mais il ne s’agissait pas de chômeurs au sens moderne du terme, cette catégorie n’existant pas en tant que telle. Plus tard, au cours des années 1930, des révoltes de chômeurs se sont également développées. A l’époque, il n’y avait pas de système d’indemnisation du chômage généralisé. Ces révoltes des années 1930 ont été largement initiées par les syndicats. La Confédération générale du travail unitaire, en particulier, avait organisé une spectaculaire marche de la faim de Lille à Paris, fin 1933. Plus de 80 000 personnes, dont 50 000 chômeurs, y avaient participé en région parisienne.

A quel moment les organisations actuelles sont-elles apparues ?

Leur naissance date des années 1980, dans un contexte de très forte augmentation du chômage. On les voit alors émerger, essentiellement à l’initiative de syndicalistes et de militants politiques. La première est le Syndicat des chômeurs – créé à l’automne 1981 par Maurice Pagat, un ancien militant de la CFDT et de la Jeunesse ouvrière chrétienne (JOC) – qui devient en 1986 le Mouvement national des chômeurs et précaires. Il a été le premier à lancer des occupations des locaux de l’ANPE et des Assedic, et a également organisé en 1985 la première manifestation nationale de chômeurs à Paris. En 1988, l’Association pour l’emploi, l’information et la solidarité (APEIS) a été créée par Richard Dethyre, ancien responsable des Jeunesses communistes et ancien syndicaliste CGT. Avec le soutien des municipalités communistes du Val-de-Marne, cette association s’est développée surtout dans les départements franciliens. Le premier comité de chômeurs de la CGT est né lui aussi en 1988, dans les Bouches-du-Rhône, principalement autour des chantiers de La Ciotat, avec à sa tête Charles Hoareau, issu de la JOC. Enfin, en 1993, Agir contre le chômage et la précarité (AC !) a été fondé par des militants syndicaux (issus des réseaux oppositionnels de la CFDT, des militants de la CGT et de SUD), des adhérents de la LCR et des personnalités politiques ou intellectuelles. L’une de ses figures emblématiques a été Claire Villiers, venue de la CFDT et de la JOC. Au printemps 1994, AC ! a organisé des marches contre le chômage dans toute la France, qui vont permettre la constitution de collectifs locaux unitaires, rassemblant des chômeurs et des salariés.

Existe-t-il une logique commune entre les organisations de chômeurs et précaires et celles de sans-abri, de mal-logés ou de sans-papiers ?

Même si on les associe souvent, les chômeurs et précaires constituent deux populations différentes. Evidemment, des précaires sont aussi chômeurs et les chômeurs sont précaires. Mais en matière de mobilisation collective, c’est distinct. Dans les années 1980, la cause des chômeurs s’est construite sur les plans intellectuel et politique, mais on ne parlait pas encore des précaires. Celle des précaires, d’une certaine façon, a pris le relais à partir des années 2000, avec des mobilisations émanant souvent directement de travailleurs concernés. En ce qui concerne le parallèle avec les mal-logés ou les sans-papiers, toutes ces personnes manquent bien sûr d’un élément essentiel d’inscription dans la société, mais leurs situations ne sont pas toujours comparables. En revanche, leurs moyens d’action le sont. Pour faire valoir une cause, il faut se faire entendre, être visible. Ces luttes ont une dimension très pragmatique. Mais la comparaison s’arrête là. Construire une cause globale des « sans » n’est pas évident et demanderait un véritable travail intellectuel et politique.

Peut-on créer une dynamique positive autour de statuts connotés négativement comme ceux de chômeur ou d’allocataire du RMI ?

C’est une question centrale, même s’il faut bien faire la distinction entre les chômeurs et les allocataires du RMI, qui sont des catégories de nature différente. Le travail des organisations consiste justement à transformer le stigmate qui pèse sur une population et à l’inverser. J’ai étudié de près les mobilisations de chômeurs, en particulier durant l’hiver 1997-1998, et ce phénomène était très net. Dans une mobilisation collective, l’action militante s’apparente à un travail à part entière. Il procure une utilité sociale, des liens, une reconnaissance… Les militants expliquaient qu’ils travaillaient… Beaucoup disaient : « J’ai retrouvé des forces, j’ai relevé la tête. » Deux types d’actions sont privilégiées par ces organisations : les marches, qui favorisent la constitution de réseaux, et les occupations de locaux, qui permettent, d’une certaine façon, de transformer le rapport social entre les demandeurs d’emploi et les acteurs institutionnels, même si cela reste dans un cadre très inégal. Lors de ces actions, les chômeurs redéfinissent leur situation, pas seulement sur un mode critique mais aussi positif, et peuvent, de ce fait, réinvestir l’étiquette de chômeur qui leur est accolée.

Ces actions ont-elles permis de modifier le regard porté sur les chômeurs ?

C’est difficile à dire. En 1997-1998, après la grande mobilisation des chômeurs, il s’est effectivement passé quelque chose. Il pouvait y avoir une fierté dans ces organisations à être chômeur. Mais nous sommes dans une société qui continue à produire de la stigmatisation, et être chômeur reste un statut stigmatisant. Et quand on entend ce qu’affirme le gouvernement sur l’importance du travail et sur la conditionnalité des aides et des allocations, il est clair que cela participe à la stigmatisation de ceux qui ne travaillent pas.

Que sont devenues les organisations de chômeurs ?

On assiste à une certaine institutionnalisation. Elles ont été reconnues par les pouvoirs publics, notamment en 1997-1998, lorsqu’elles ont été invitées à la table des négociations. C’était la première fois dans l’histoire, même si elles ne sont toujours pas invitées à négocier la convention de l’assurance chômage. Elles ont gagné en outre une réelle visibilité auprès des chômeurs et précaires. Ainsi, à AC !, les permanences n’ont jamais autant été fréquentées qu’aujourd’hui. A contrario elles subissent une baisse de leurs forces militantes. Dans le même temps, il existe sans doute des recompositions à l’œuvre. Comme la grève des chômeurs initiée il y a une quinzaine de jours par des collectifs de chômeurs et précaires, avec des occupations de locaux de Pôle emploi. Ce mot d’ordre a été lancé par des jeunes précaires dotés de ressources et ayant une certaine expérience militante. En Bretagne, ils ont obtenu dans une agence que le droit de grève soit reconnu comme un motif légitime pour les absences aux convocations de Pôle emploi. C’est quelque chose de nouveau.

Justement, une nouvelle dynamique est-elle en train d’émerger ?

C’est difficile à dire en tant que sociologue. D’autant qu’une mobilisation reste un objet assez mystérieux. Vous pouvez avoir un taux de chômage très élevé sans qu’il ne se passe rien. Ce que je constate surtout, c’est que les acteurs syndicaux sont quasiment absents des mobilisations de chômeurs et précaires. Ils se sont concentrés sur d’autres causes, et cela n’aide évidemment pas. Et puis, entre les années 1990 et aujourd’hui, la condition des chômeurs n’est plus la même. Il y a vingt ans, beaucoup de personnes faisaient pour la première fois l’expérience prolongée du chômage. C’était l’époque où l’on commençait à parler d’exclusion sociale. Pour beaucoup, il n’était pas concevable d’être considérés comme des assistés sociaux. Je me souviens très bien de gens qui disaient : « Je ne peux pas me retrouver au RMI, pas moi ! » C’est bien pour cette raison qu’ils défendaient un statut du chômeur. Quinze ans après, nous ne sommes plus dans la même logique. Les minima sociaux sont devenus un substitut au rétrécissement du champ de l’indemnisation du chômage. Cela ne veut pas dire que c’est moins stigmatisant, au contraire, mais les gens ont été contraints de développer des stratégies d’adaptation en construisant leur propre protection avec un peu de solidarité familiale, un peu d’aide institutionnelle, un peu de débrouille… Les organisations de chômeurs et précaires ne sont que l’un des éléments de cette stratégie de survie. Je ne sais pas si les conditions d’une mobilisation sont réunies ou non, mais il se passe toujours des choses, même si les actions sont beaucoup moins importantes nationalement, mais aussi moins visibles car peu relayées par les médias.

REPÈRES

Valérie Cohen est sociologue et maître de conférence à Lille-1. Elle est également membre du Centre lillois d’études et de recherches sociologiques et économiques (Clersé). Elle a publié « Transformations et devenir des mobilisations collectives de chômeurs », dans Les Mondes du Travail n° 6 (2008).

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