Un peu chancelant mais bien décidé, le petit garçon lâche la main de sa maman pour tendre les bras vers l’éducatrice de jeunes enfants (EJE). Il se blottit quelques instants pour le câlin du matin, puis tente maladroitement d’attraper un jouet. Après une petite caresse sur la tête, sa mère s’éclipse discrètement. Elle part rejoindre son autre fils, plus âgé. Cet après-midi, c’est lui qui viendra à la crèche, tandis que son petit frère rentrera à la maison. Mise en place avec l’équipe de la structure, cette organisation lui permet de souffler un peu, et d’accorder plus de temps à ses deux garçons, porteurs de handicap. « Au début, confier ses enfants était très douloureux pour cette maman, glisse la directrice de la crèche, Floriane Chazey. Aujourd’hui, elle vient avec le sourire, on discute de ses fils et on sent qu’elle profite mieux de chacun d’eux. »
Ouverte en septembre 2009 à Trappes (Yvelines), la crèche adaptée Les Bambins (1), gérée par l’association La Rencontre (2), offre 20 places à la journée, pour des enfants de 18 mois à 6 ans présentant des difficultés de développement ou un handicap – qu’il soit moteur, mental ou sensoriel, du moment qu’il ne nécessite pas de soins infirmiers. La plupart des 16 enfants inscrits pour cette première année fréquentent l’établissement à temps partiel, parfois en complément d’un autre lieu de socialisation, crèche ordinaire ou école maternelle. Au-delà d’une orientation déjà rare dans le paysage de la petite enfance, la structure présente surtout une particularité : elle partage ses locaux avec le centre d’action médico-sociale précoce (CAMSP) (3) de Trappes, auquel elle est liée par convention. Signé avec le centre hospitalier de Versailles, gestionnaire du CAMSP, le document précise à la fois la répartition des charges – notamment des locaux (un tiers pour la crèche, deux tiers pour le CAMSP) – et le rôle de chaque structure. « Nous sommes partenaires, mais indépendants, insiste Georges Aitken, président de La Rencontre et ancien dermatologue du centre hospitalier de Versailles. Au CAMSP, le soin et la rééducation ; à la crèche, l’éveil et l’éducatif. » Principal intérêt de cette association : simplifier la vie des parents d’enfants handicapés, souvent contraints à d’incessants trajets entre le domicile – ou, le cas échéant, le lieu de socialisation de l’enfant – et le cabinet des soignants. « Ici, les parents peuvent déposer l’enfant et nous avertir des rendez-vous prévus au CAMSP dans la journée, sans devoir nécessairement revenir pour les y accompagner, explique Floriane Chazey. A l’heure du soin, l’ergothérapeute, la psychomotricienne ou l’orthophoniste vient chercher l’enfant à la crèche pour sa prise en charge. » Pour Marie-Laëtitia Besson, maman d’un petit garçon de 3ans né prématuré et présentant des difficultés de développement, le bénéfice est évident : « Mon fils est suivi au CAMSP deux fois par semaine, mais je l’ai inscrit trois jours à la crèche, parce qu’il s’y sent bien, je le vois dans son regard, son attitude, confie-t-elle. De mon côté, cela me permet de partager le déjeuner avec ma fille de 8 ans, au lieu de la laisser à la cantine comme avant. Je peux aussi aller au supermarché sans penser aux heures de repas, au change. »
L’idée de la crèche adaptée a d’abord été celle d’une mère de famille. A la fin des années 1990, au CAMSP de Versailles, où elle conduit presque tous les jours ses deux enfants lourdement handicapés, Agnès Laruelle rencontre des mères épuisées, traversant le département en taxi pour trois quarts d’heure de prise en charge, dépourvues de tout lieu de socialisation. Elle-même a dû interrompre sa carrière d’enseignante spécialisée pour se consacrer à ses enfants, mais elle est parvenue à trouver une place pour sa fille cadette dans une halte-garderie de quartier. « Avec une amie de l’Adapei des Yvelines [Association départementale d’aide pour l’enfance inadaptée], nous avons visité le jardin d’enfants adapté de Boulogne, dans les Hauts-de-Seine, qui n’accueillait que des enfants lourdement handicapés, raconte Agnès Laruelle. Il nous a paru évident qu’il fallait créer quelque chose d’équivalent à Versailles, mais jumelé au CAMSP pour des raisons pratiques. » Porté par l’Adapei, le projet suscite l’intérêt des professionnels de la rééducation, ainsi que de la Ville de Versailles, du centre hospitalier, des associations du secteur du handicap… Une première réunion se tient en mai 2000. Suivent neuf ans d’élaboration, de discussion avec les autorités de tutelle, de recherche de terrain et de financement. La gestion de l’établissement est confiée à l’association La Rencontre, et c’est finalement la communauté d’agglomérations de Saint-Quentin-en-Yvelines qui met un site à disposition de l’hôpital dans une zone artisanale de Trappes, en échange de la construction. Bémol : le lieu est mal desservi par les transports en commun, malgré des projets de liaison en bus. « Des familles non motorisées auraient ainsi renoncé à leur inscription », reconnaît Georges Aitken.
Les deux structures ont donc pris leurs quartiers à la rentrée 2009 dans un bâtiment de bois et de verre spacieux et tout en courbes. D’un côté, le CAMSP, de l’autre, la crèche, et entre les deux des locaux communs aux deux équipes, pour les repas ou l’organisation de réunions. Une proximité qui rassure l’équipe des Bambins : « Aucune des professionnelles de la crèche n’a de formation médicale, souligne la directrice, Floriane Chazey. En cas de fausse route alimentaire ou de crise épileptique, par exemple, nous savons qu’il y a toujours un médecin à côté. » Habitués à rencontrer le personnel des crèches ou des écoles, les professionnels du CAMSP admettent entretenir des rapports plus étroits avec leurs voisines : « Elles sont spécialisées, nous parlons donc le même langage et nous connaissons leur projet éducatif, estime la coordinatrice, Marie-Edith Le Guérinel. De fait, il y a beaucoup plus d’informel dans la relation qu’avec les autres structures d’accueil des enfants. Mais nous veillons toujours à nous présenter comme des interlocuteurs différents. Si un enfant est malade, les parents doivent prévenir les deux établissements. Ce n’est pas à la crèche de nous informer d’une absence, et inversement. »
Les 20places n’ayant pas encore toutes été pourvues, pour l’heure, seules quatre professionnelles diplômées entourent la directrice, EJE de formation, au lieu des six prévues dans le projet : Amélie Blanchet, EJE, Cindy Navarre, auxiliaire de puériculture, et Anita Zebrucki et Chrissy Carette-Heinrich, aides médico-psychologiques (AMP). Le taux d’encadrement est supérieur à celui d’une crèche ordinaire, les enfants porteurs de handicap comptant pour deux. « Au cours du recrutement, je n’avais pas posé comme condition à tout prix que les AMP connaissent la petite enfance, mais je souhaitais que tous les membres de l’équipe présentent une expérience auprès des personnes handicapées », précise Floriane Chazey. Aucune difficulté pour les AMP : Anita Zebrucki a ainsi travaillé auprès d’adultes déficients intellectuels ou polyhandicapés et de personnes âgées. L’auxiliaire de puériculture, également titulaire d’un diplôme d’aide-soignante, a de son côté effectué des stages au service de rééducation de l’hôpital de Garches (Hauts-de-Seine), et travaillé dans une pouponnière très médicalisée. Amélie Blanchet, EJE, s’était décidée pour ce secteur après une série de remplacements en hôpital de jour : « Travailler auprès d’enfants porteurs de handicap suppose de prendre chacun là où il en est, résume-t-elle. Savoir s’adapter aux différences qui peuvent exister au sein d’une même tranche d’âge, c’est précisément le cœur du métier d’EJE. »
Au sein de la crèche, toutes effectuent grosso modo les mêmes tâches : jeux, activités d’éveil artistique ou culturel, repas, sieste… Chacune apporte cependant son regard, riche de son expérience et de sa formation initiale. « Les AMP sont plus axées sur le psychisme, les soins, connaissent mieux le parcours de la personne handicapée, quand l’EJE maîtrise mieux le développement d’un jeune enfant », estime Anita Zebrucki. L’absence de modèle d’une structure comparable exige de l’équipe qu’elle construise ses propres références et qu’elle élabore son fonctionnement à tâtons. Deux fois par mois, une psychologue clinicienne rencontre ainsi les professionnelles, pour évoquer leurs difficultés, leur donner le recul nécessaire ou les aider à trouver des réponses adaptées aux attitudes parfois déstabilisantes des enfants. « Depuis quelque temps, nous avions remarqué qu’un garçon pouvait se montrer violent, alors qu’il ne l’était pas auparavant, témoigne ainsi Anita Zebrucki. En fait, c’était uniquement en présence d’une autre fillette, et la psychologue nous a confirmé qu’il avait peut-être peur d’elle. » Indécis quant à la possibilité de punir le petit garçon, par exemple en lui demandant de rester quelques minutes assis sur une chaise, à l’écart du groupe, les membres de l’équipe ont également interrogé la psychologue sur le risque de générer une surviolence. « Elle nous a rappelé que les enfants porteurs de handicap restent des enfants, rapporte encore l’AMP. Ils testent les limites ou notre autorité, sont parfois conscients qu’ils font des bêtises, ou alors se montrent un peu comédiens. Comme tous les autres ! »
Considérer ces enfants en situation de handicap comme tous les autres, c’est le fondement du travail de l’équipe des Bambins. Le personnel de la crèche n’a pas accès au dossier médical des enfants, et ne sait du handicap que ce que les parents décident d’en raconter. « De toute façon, nous voyons l’enfant en premier, pas le handicap, insiste Floriane Chazey. En revanche, nous tenons compte des manifestations et conséquences du handicap pour comprendre les réactions de l’enfant ou adapter l’activité. » Plus que les bâtiments, l’adaptation à ces enfants différents réside surtout dans l’organisation de la journée. Moins chargée qu’en crèche ordinaire, elle repose sur des sollicitations plus brèves et moins intenses et sur l’alternance entre activités collectives et ateliers en petits groupes. « Pour une majorité d’enfants, le simple fait de venir à la crèche est en soi une activité, développe la directrice. Quand un copain me prend la main alors que je n’ai pas conscience de ma main, c’est déjà un apprentissage. Souffler des bulles, sortir de son enfermement demande beaucoup d’énergie. Nous veillons à ne pas les surstimuler. » Les petits apprécient particulièrement la pataugeoire de l’établissement, également utilisée pour les soins par les rééducateurs du CAMSP. Dans cette petite salle carrelée, des robinets et des douchettes favorisent de vraies séances de baignade. Ce matin, un petit de 4 ans s’assied pour la première fois dans la coquille remplie d’eau. Son plaisir est évident. Il tape la surface, éclabousse l’EJE qui a mis un short et des tongs, tente de saisir le jet d’eau. « L’eau constitue un médiateur très intéressant, explique Amélie Blanchet. Elle aide à la conscience du corps. Le chaud, le froid, le bruit de l’eau ou des pieds qui glissent sur les tapis en mousse… Les stimulations sensorielles sont multiples. On retrouve aussi des activités intéressantes sur un plan moteur comme le transvasement. Mais ils y prennent surtout beaucoup de plaisir ! »
Dans le droit fil du projet personnalisé de scolarisation créé par la loi « handicap » de 2005, un projet éducatif est établi pour chaque enfant accueilli à la crèche. Après l’inscription, l’équipe se donne un temps d’observation minimal de deux mois. Pendant cette période, la professionnelle désignée comme référente de l’enfant rencontre les parents, les rééducateurs du CAMSP ou encore les intervenants du service d’éducation spécialisée et de soin à domicile (Sessad). Ce travail préparatoire débouche sur une liste d’objectifs éducatifs à atteindre, et de moyens à mettre en œuvre : aider l’enfant à sortir de son enfermement par le jeu, favoriser son autonomie, stimuler sa communication verbale et non verbale… « Cette formalisation permet d’aller bien au-delà de ce qu’on peut faire en crèche ordinaire, apprécie Cindy Navarre, l’auxiliaire de puériculture. Tout ce qu’on met en place a un objectif, il n’y a jamais d’occupationnel pur, et on peut prendre le temps de réfléchir à ce qu’il y a de mieux pour chaque enfant. »
Le projet est toujours validé avec les parents, en tenant compte de leurs attentes et de leur vécu au quotidien. L’alliance avec la famille est d’ailleurs recherchée dès le premier contact. En inscrivant leur enfant à la crèche, beaucoup de parents éprouvent une double culpabilité : avoir donné naissance à un enfant handicapé, et le confier à d’autres. La période d’adaptation a donc été considérablement rallongée. « Au moins une semaine, et sans limite de durée, précise Floriane Chazey. Nous laissons le temps aux parents de se sentir en confiance avec l’équipe également pour ne pas plonger l’enfant qui se sentirait bien à la crèche dans un conflit de loyauté. » Les parents peuvent visiter les locaux, montrer aux professionnelles comment donner le repas à leur enfant, exprimer leurs craintes… De ces échanges permanents naît une coéducation, qui dépasse le simple accompagnement à la parentalité. Une revalorisation du rôle parental très importante, pour des pères et des mères souvent fragilisés par le nombre de professionnels, réputés savoir ce qui est approprié, qui gravitent autour de leur enfant. « Nous leur disons au contraire que notre savoir est très relatif, explique la directrice. Ce sont eux qui vivent avec leur petit, eux qui le connaissent. A nous d’écouter ce qu’ils ont à nous apprendre, sans jamais les juger. » De même, les parents attribuent souvent les progrès de leur enfant au travail effectué à la crèche. « Là aussi, il faut expliquer que nous ne faisons que nous greffer sur ce qu’eux-mêmes apportent. »
Petit à petit, l’équipe des Bambins a fini par trouver ses marques. A la fin juin, une réunion avec les voisins du CAMSP dressera le bilan de cette première année de partenariat, « très positive » selon Marie-Edith Le Guérinel, la coordinatrice. Elle envisage toutefois de légers ajustements, notamment sur l’articulation entre le rythme de la crèche et le projet de soin : « Un enfant qui sort de la sieste pour aller en rééducation est parfois encore un peu ensommeillé, et profitera moins bien de sa séance », constate-t-elle entre autres. Les rééducateurs pointent également un effet imprévu de la proximité avec la crèche : « Dans le projet thérapeutique, la présence des parents reste parfois indispensable. Nous avons besoin d’eux pour travailler, et le risque serait que nous les voyions moins. »
D’autres évolutions plus profondes se dessinent, poussées par les obligations légales et les nécessités économiques. Comme la loi « handicap » de 2005, une circulaire récente de la caisse nationale d’allocations familiales préconise l’accueil des enfants porteurs de handicap « au milieu des autres enfants ». Pour la rentrée 2010, une partie des places devrait ainsi être proposée à des enfants valides. Avec une hésitation sur le nombre : « La direction de la petite enfance au conseil général et la CAF nous ont demandé de réserver cinq places seulement, mais les parents pourraient craindre que leur enfant soit un peu perdu au milieu d’une majorité d’enfants handicapés », estime Georges Aitken, le président de La Rencontre. A l’inverse, renverser les proportions pourrait priver de place des parents d’enfants handicapés dépourvus de tout lieu de socialisation. En filigrane, apparaît la nécessité de compléter la montée en charge pour assurer le budget de l’établissement (420 000 €), abondé par le conseil général, la CAF, la région, la communauté d’agglomérations et la participation des parents, sur le barème de la CAF. Autre piste : former les professionnelles à des gestes médicaux, comme l’aspiration bronchique pour des enfants trachéotomisés, ou l’alimentation parentérale. « On se rapprocherait alors plus de l’idée initiale, qui visait l’accueil d’enfants polyhandicapés », estime Agnès Laruelle. Toujours en construction, le projet doit être discuté prochainement au sein de l’équipe.
(1) Crèche adaptée Les Bambins : Z.A. du Buisson de la Couldre – Avenue des Bouleaux – 78190 Trappes – Tél.01 30 16 00 68 –
(2) Association La Rencontre : 14, avenue Mirabeau – 78000 Versailles – Tél.01 39 23 96 30 –
(3) Les CAMSP interviennent auprès des enfants de 0 à 6 ans et de leurs familles pour le dépistage précoce des déficiences motrices, sensorielles ou mentales.