« Formatrice en centre de formation d’assistant de service social depuis quatre ans, et après avoir pratiqué pendant 17 ans le métier d’assistante sociale, je m’interroge sur ceux qui souhaitent « objectiver » notre métier.
Les travailleurs sociaux ont pour mission d’aider des hommes et des femmes, individuellement ou collectivement, quels que soient leur âge, leur nationalité, leur statut social, leurs croyances, leur niveau de vie, à faire face aux épreuves qu’ils rencontrent dans leur vie, à partir des moyens institutionnels qui leur sont octroyés, des politiques sociales en place et des compétences professionnelles que leur diplôme leur reconnaît.
Ce travail nécessite une évaluation transdisciplinaire des situations sociales, faisant appel à des connaissances et donc à des sciences multiples : sociologie, psychologie, économie, philosophie, droit, médecine, anthropologie, ethnologie, politique… En ce sens, les travailleurs sociaux ne sont pas des spécialistes mais des généralistes. Ces atouts multiples leur permettent une analyse affinée des situations sociales rencontrées qui ne réduit pas celles-ci à un seul de leurs aspects. En considérant les difficultés sociales dans leur globalité, les professionnels offrent au public un regard tiers ouvrant à la compréhension la plus large possible des problèmes en question.
Les solutions émergentes sont issues de l’« alchimie » de cette rencontre entre une personne ou un groupe et un ou plusieurs professionnels du social. Or cette « alchimie » est différente à chaque fois car, chaque être étant unique, aucun ne se saisit exactement de la même façon de la réalité à laquelle il doit faire face, et à ce titre nous sommes, dans le travail social, dans un espace créatif qui évolue sans cesse au rythme des protagonistes.
Ces rencontres ne se font pas, bien sûr, sans émotions, celles-ci étant inhérentes à toutes relations humaines. Ces émotions, quelles qu’elles soient, sont des indicateurs importants dans ce travail d’accompagnement, des potentiels et limites de chacun, du public comme des professionnels. C’est pourquoi il est incontournable de les prendre en compte afin de cheminer avec l’autre avec respect et bienveillance.
Alors, lorsque je lis que « la gestion des sentiments, notamment de l’angoisse, [est considérée] comme une source d’informations à gérer et à intégrer à la recherche », je suis interloquée. Si, effectivement, les sentiments sont sources d’informations, comment est-il possible de les soumettre à une gestion ? Nous gérons un budget, une institution, une formation, etc. Les choses matérielles sont gérables, mais les sentiments non.
Les émotions, fort heureusement, nous échappent et ne peuvent être de l’ordre de la maîtrise. Il ne s’agit pas tant, me semble-t-il, de les gérer que de les identifier pour ne pas les laisser nous envahir. L’émotion nous envahit tant que nous sommes incapables de la nommer en vérité. Et lorsque nous sommes envahis par elle, notre jugement est faussé. Alors qu’en apprenant à nous connaître nous apprenons à identifier nos émotions, et elles ne nous envahissent plus mais elles participent même à la justesse de notre jugement. Ne pas se laisser envahir par les émotions, c’est apprendre à les connaître, à les reconnaître, à se faire confiance et à leur faire confiance pour nous éclairer en partie sur la situation rencontrée.
Il est erroné cependant de croire que nous pouvons maîtriser cela. Nous savons bien, nous autres professionnels de la rencontre, qu’à tout moment nos émotions peuvent prendre le pas sur notre raisonnement. Il suffit d’un moment de fatigue, d’une situation présentant des analogies avec notre histoire ou au contraire aux valeurs trop étrangères aux nôtres, pour que nous perdions pied dans un flot d’émotions.
Notre professionnalisme consiste alors à reconnaître le dérapage qui est le nôtre et à nous donner les moyens, essentiellement par la parole échangée avec d’autres, de retourner à une posture professionnelle davantage ajustée. Ce n’est jamais acquis une fois pour toutes, c’est un effort permanent à fournir, une rigueur de travail à avoir.
Cette rigueur de travail ne s’enseigne pas dans un livre de recettes. Nous l’apprenons dans l’articulation théorique d’une réflexion à ce sujet et l’éprouvé que nous en offre l’expérience de terrain.
L’auteur de cet article écrit aussi que « si la subjectivité doit être intégrée au matériau de la recherche, elle doit aussi être confrontée à la démarche d’objectivation ». Il faudra que l’on m’explique comment on objective la subjectivité… L’objectivation n’est pas la seule valeur sûre de notre monde. L’homme n’est pas objectivable, les médecins qui ont essayé de l’objectiver ont échoué, les politiques sociales qui tentent de l’objectiver échouent également, tout en tentant de reporter la responsabilité de l’échec sur l’homme en question. Le travail social, au service de l’homme, n’est pas objectivable non plus. Or le sujet qu’est l’homme n’est-il pas d’une grande valeur pour notre monde ?
L’homme n’est réductible à aucune de ses facettes et, semble-t-il, c’est cette grandeur de l’homme qui nous effraie aujourd’hui. Rien n’est plus rassurant, apparemment, que ce qui est casable, objectivable, maîtrisable. Le moindre risque nous fait peur, nous voulons une assurance sur tout, même sur la vie. Or c’est bien en prenant des risques, individuellement ou collectivement, que nous accomplissons les plus grandes choses.
Et la non-maîtrise a tant à nous enseigner. Car si les travailleurs sociaux ne maîtrisent pas les effets de leur travail, ils en tirent cependant une telle connaissance des réalités sociales qu’ils en deviennent des experts. Et il est fort regrettable que certaines décisions politiques se passent de l’expertise des travailleurs sociaux qui, bien que réelle, ne repose pas sur des recettes et des démonstrations scientifiques. Cependant cette expertise sociale repose sur l’articulation entre théories et pratiques, aux croisées desquelles se trouve une source de connaissances exceptionnelle, connaissances humaines qui pourraient nourrir une véritable réflexion et des projets à venir sur la cohésion sociale bien mise à mal aujourd’hui, si celle-ci était une véritable préoccupation politique. »
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