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« Faire des aides élémentaires des droits durables »

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Pourquoi des personnes vivent-elles à la rue alors que des hébergements existent ? Pour Pascal Noblet, spécialiste de l’urgence sociale au sein de l’administration de l’Etat, c’est parce que les réponses, tant en matière de logement que d’emploi, restent de court terme. Aussi prône-t-il une politique de stabilisation, avec des accueils durables et inconditionnels.

Vous suivez la question de l’urgence sociale depuis de longues années au sein de l’administration de l’Etat. Quelles grandes évolutions avez-vous observées ?

Depuis la réapparition de la problématique des personnes sans domicile, dans les années 1980, on a longtemps privilégié les réponses d’urgence. C’était un peu la solution de facilité et il a fallu attendre au moins une dizaine d’années avant que commence à se dessiner une autre politique. Le passage de Xavier Emmanuelli au gouvernement en tant que secrétaire d’Etat chargé de l’action humanitaire d’urgence, de 1995 à 1997, a contribué à professionnaliser l’urgence, avec des initiatives comme la création des SAMU sociaux, la prise en compte de problèmes psychiques, les premières pensions de famille… Mais on se situait toujours dans l’urgence. Il a fallu la mobilisation des Enfants de Don Quichotte, durant l’hiver 2006-2007 – surtout le fait que des sans-abri disent eux-mêmes que le système ne marche pas –, pour trancher avec les périodes précédentes. Ces actions ont débouché sur des évolutions intéressantes, et ont permis en particulier l’émergence de la notion de stabilisation et le développement des maisons-relais. L’accent a été mis sur la nécessité d’agir davantage sur le long terme, en accordant notamment la priorité à l’accès au logement.

En quoi le mouvement des Enfants de Don Quichotte a-t-il constitué un tournant ?

Dans le fait que des personnes en difficulté elles-mêmes se rebiffent. La loi 2002-2 a fortement insisté sur la participation des usagers. C’est une bonne chose, mais cette participation reste bien souvent encadrée, notamment au travers des conseils de la vie sociale. Avec les Enfants de Don Quichotte, on se situait plutôt dans la contestation. Au-delà de leur objectif de l’accès au logement, ils ne voulaient plus être mis à la rue au petit matin ni devoir téléphoner au 115 tous les soirs pour trouver un hébergement. Cette revendication remet en question la logique même de l’insertion. Actuellement, tant qu’une personne n’est pas parvenue au bout de sa démarche d’insertion, elle reste soumise à l’exigence d’une progression, sous peine de se voir retirer le minimum auquel elle a droit. Les Don Quichotte ont voulu rompre avec cette conditionnalité.

Vous vous montrez très critique à l’égard de ce que vous appelez la « vision socio-économiste » des sans-abri. De quoi s’agit-il ?

Un grand nombre de spécialistes de la pauvreté estiment qu’avec davantage de revenus, de logements, d’emplois, le phénomène des sans-abri disparaîtra de lui-même. Je ne veux pas caricaturer leurs positions, mais ils mettent presque exclusivement en avant la revendication d’une politique du logement ambitieuse. Celle-ci est, certes, nécessaire, mais la réalité des sans-abri ne se réduit pas à cette seule problématique. Dire que la situation d’une personne à la rue est le résultat d’une intrication extrême de causes socio-économiques (pauvreté, absence de formation, illettrisme) et personnelles (drames familiaux, problèmes psychologiques) se révèle un constat relativement banal. Or il n’a pas vraiment d’impact en termes de stratégie politique générale.

Vous rappelez en outre que le passage entre urgence et insertion est plutôt étanche…

Plusieurs chercheurs ont déjà montré qu’il existe un sas très difficile à franchir entre l’urgence et l’insertion. L’hébergement d’insertion s’ouvre le plus souvent aux personnes orientées directement par les services sociaux : des familles monoparentales, des femmes prises en charge avec leurs enfants… A l’inverse, le public de l’urgence est beaucoup plus masculin et isolé, avec de longs parcours d’errance. On entend dire qu’il suffirait de créer massivement du logement social pour qu’une partie du public des centres d’hébergement d’insertion y accède, libérant de la place pour celui des centres d’hébergement d’urgence. Dans une grande mesure, cette idée de la fluidité est une illusion. Car si des milliers de places venaient à se libérer dans les hébergements d’insertion, elles seraient très probablement occupées par des personnes ne provenant pas de l’urgence, et encore moins de la rue. D’autant que les contraintes de la vie dans les hébergements d’insertion, en particulier l’engagement par contrat, feraient que beaucoup de personnes présentant de grandes fragilités auraient peu d’espoir d’y accéder. La thématique de la stabilisation, apparue dans la foulée du mouvement des Enfants de Don Quichotte, m’apparaît comme une tentative pour surmonter ces contradictions, entre une urgence limitée dans le temps et une insertion souvent trop exigeante.

Cette stabilisation mériterait, selon vous, de devenir la référence centrale de la politique publique en direction des exclus du logement et du travail…

La stabilisation, c’est reconnaître que les aides publiques, qui peuvent prendre la forme d’un hébergement, d’un logement ou d’un emploi aidé, peuvent être durables. Il faut arrêter de faire peser sur la tête des gens une épée de Damoclès en leur disant : « Vous avez quelques mois pour vous en sortir ou bien on vous supprime tout ça. » Ces aides élémentaires doivent devenir des droits effectifs et durables dans le temps. Les textes le signifient déjà, mais ils restent très mal appliqués. Avec le RMI et le RSA, les gens ont admis qu’un minimum de revenus permanent est nécessaire pour les personnes qui n’ont pas d’autre solution. Et au-delà, l’idée apparaît qu’il faut prendre les gens tels qu’ils sont, avec leurs attentes, leurs besoins et leurs difficultés à s’assumer de façon autonome. Par exemple, beaucoup de personnes venant de la rue ont besoin d’un accompagnement et d’une vie un peu collective. Cela explique le succès actuel des pensions de famille ou maisons-relais, qui offrent un cadre de vie individualisé, mais aussi un soutien minimal par une vie collective, un certain encadrement et un soutien social. Malheureusement, nous sommes encore prisonniers d’une conception historique du secours aux pauvres. Si l’on admet que les gens ont des droits, fussent-ils minimaux, encore faut-il que ceux-ci soient acquis, même si la situation de la personne ne s’améliore pas.

Ne craignez-vous pas que la généralisation d’un hébergement de stabilisation, sans limite dans le temps, ne finisse par marginaliser définitivement un certain nombre de personnes ?

Je n’arrive pas à comprendre en quoi le fait d’accorder aux gens des droits minimaux constituerait un frein à leur désir naturel de s’insérer dans des modes de vie reconnus socialement. D’autant que la vie dans les structures d’urgence ou d’insertion n’apparaîtra jamais souhaitable à la grande majorité des gens. Sauf à penser que c’est déjà trop donner aux gens que de leur accorder un toit ou un petit emploi, pourquoi faudrait-il les punir en les chassant de cet emploi aidé ou de cet hébergement ? Certains craignent que les usagers restent indéfiniment dans les dispositifs d’hébergement. Mais en réalité une part importante d’entre eux va bouger, améliorer sa situation. Et d’autres vont repartir, se raccrocher à d’autres univers… Les exclus font montre d’une mobilité spontanée que l’on retrouve dans tous les milieux. C’est comme si l’on avait peur qu’ils se crispent sur le peu qu’on leur donne, pour ne plus bouger. Or la mission du travail social consiste à susciter chez les personnes l’envie de progresser, de se former, de s’engager dans un parcours. Par ailleurs, je remarque que l’on n’abandonne jamais complètement les gens en difficulté. Ils tournent dans le système. Une situation entourée d’hypocrisie, car on ne leur reconnaît pas une situation de droit.

Vous avez titré votre ouvrage Pourquoi les SDF restent dans la rue. Finalement, quelle est votre réponse ?

Elle est complexe. Les gens qui vivent à la rue rencontrent des problèmes objectifs, telles des pathologies psychiatriques que l’on a tendance à sous estimer. Mais les politiques publiques ont aussi une responsabilité, qui n’est pas seulement liée à une question d’argent, mais à une certaine incapacité à concevoir des réponses à la hauteur des problèmes. De leur côté, les chercheurs, peut-être par crainte que l’on traite le problème de façon trop médiatique et compassionnelle, veulent dépassionner le sujet pour lui donner une portée politique générale liée à l’évolution de la société. Au risque de perdre de vue ce qui fait la spécificité de la situation des sans-abri. Les associations ont elles aussi une part de responsabilité. Sur ce sujet, on devrait pouvoir trouver des terrains d’entente minimaux afin d’avancer vers des solutions concrètes. Mais des jeux de positionnement, de pouvoir et de politique se font jour entre les associations, l’Etat, les collectivités locales… Il faut néanmoins rappeler que beaucoup de projets intéressants sont menés en matière d’orientations publiques et sur le terrain.

REPÈRES

Pascal Noblet est attaché principal à la direction générale de la cohésion sociale, chargé de mission « Urgence sociale ».

Il publie Pourquoi les SDF restent dans la rue (Editions de l’Aube). Il est également l’auteur de Quel travail pour les exclus ?

Pour une politique de l’insertion durable (Ed. Dunod, 2005).

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