Un samedi d’avril, 7 h 30 du matin, rue Louis-Pasteur-Vallery-Radot, entre le périphérique et les HLM, dans le XVIIIe arrondissement de Paris. Un attroupement hétéroclite s’est formé devant le bus de l’association Aurore (1) : des femmes d’Europe de l’Est en fichus de laine, leurs enfants dans les bras, quelques jeunes d’Afrique du Nord à l’accent prononcé, des retraités discrets qui tentent de garder leur place dans la file. Tous sont venus s’inscrire sur la liste d’attente de l’association, qui gère depuis octobre dernier les cent places du Carré des biffins (2), l’ancien « marché aux voleurs » de la porte Montmartre, à deux pas des puces de Saint-Ouen. Derrière eux, un fatras de chariots à roulettes fermés par des tendeurs élastiques, de caisses fixées sur des vélos, de valises pleines à craquer d’objets de récupération. A bord du véhicule, l’équipe d’Aurore s’efforce de calmer les ardeurs. Chauffeur et agent d’accueil, Christian Kretz se fait épeler le nom des chiffonniers « provisoires », qui sollicitent une place à la journée. Anice Gomis, animateur social, reçoit les adhérents pour leur affecter un emplacement. Une routine désormais établie et qui se répète chaque samedi, dimanche et lundi, tous les mois de l’année, jours fériés compris.
Le Carré des biffins a ouvert le 17 octobre 2009. Un espace délimité par des peintures au sol, avec des emplacements numérotés, des sanitaires gratuits et, surtout, des règles. « Ce jour-là, quand les habitants du quartier sont sortis de chez eux et ont constaté que les biffins respectaient les limites du Carré, ils en ont pleuré de soulagement », raconte Gérald Briant, adjoint (PCF) au maire du XVIIIe arrondissement chargé des affaires sociales et de la lutte contre les exclusions. Depuis quelques années, la présence des chiffonniers était en effet devenue une préoccupation croissante. « Tant qu’ils n’étaient qu’une quarantaine, installés dans le prolongement des puces, les biffins étaient bien admis, retrace l’élu. Les problèmes sont apparus avec l’explosion du nombre de vendeurs à la sauvette, en lien avec la paupérisation. » Plusieurs centaines de chiffonniers encombrent bientôt les trottoirs, gênant la circulation, abandonnant leurs marchandises au gré des contrôles de police. Certains établissent même des campements de fortune en bas des immeubles. En 2006, un premier conseil de quartier réclame à la mairie l’organisation du marché. Parallèlement, les biffins « historiques » créent l’association Sauve-qui-peut (3), leur cri d’alarme à l’arrivée de la police. « Nous craignions que le réaménagement du quartier débouche sur une suppression pure et simple du marché, explique Mohamed Zouari, le président de l’association. Il fallait trouver une solution en concertation avec les habitants. »
Pour tenter de cerner les enjeux économiques et sociaux, la Ville de Paris commande une étude à l’Association pour le droit à l’initiative économique (ADIE). Ses conclusions dressent le portrait d’une population précarisée, mais pas désaffiliée : retraités ou salariés précaires, vivant souvent sous le seuil de pauvreté, poussés sur le marché par la nécessité, mais bénéficiant des aides adaptées à leur situation, comme le RMI, la CMU, des pensions d’invalidité ou des aides au logement. « L’accès aux droits est correct, ce sont les droits qui sont insuffisants », écrivent les enquêteurs. Plus important encore pour les biffins, l’enquête montre que 85 % des produits proposés à la vente sont issus de la récupération. « Il fallait cela pour prouver de façon impartiale que nous ne sommes pas des voleurs », insiste Mohamed Zouari. La mairie du XVIIIe fait alors le choix d’un positionnement social : « Il n’était pas question de considérer la biffe [récupération et revente d’objets jetés] comme un métier, et de distribuer de larges autorisations, souligne Gérald Briant, mais plutôt de faire entrer l’activité dans un cadre, par le biais d’une association. » Retenue en 2008, Aurore se voit assigner un double objectif : s’appuyer sur l’organisation du Carré pour assurer un accompagnement social. La mairie d’arrondissement lui alloue un budget de 200 000 €, pour un an.
Expérimental, le dispositif porte sur cent places de 1,50 mètre de côté – la taille des bâches prêtées chaque jour par l’association – pour identifier les biffins autorisés à s’installer. Après une campagne d’inscription, 205 adhérents ont reçu une carte nominative leur permettant l’exercice de la biffe. Les critères : être âgé de plus de 18 ans, être domicilié depuis plus de un an dans les XVIIe ou XVIIIe arrondissements de Paris ou à Saint-Ouen, et justifier du besoin d’un complément de ressources. En fonction des situations, chaque adhérent peut vendre sur le Carré un, deux ou trois jours par semaine. Une charte signée par les biffins rappelle la liste des produits interdits : denrées périssables, médicaments, cosmétiques, objets volés ou contrefaits, tabac et alcool, produits toxiques ou dangereux. Les adhérents doivent se présenter au bus entre 7 h 30 et 9 h 30, pour obtenir un emplacement. Au-delà, comme aux puces, les places non occupées sont redistribuées pour la journée à des « provisoires ». Simple en apparence, le système a pourtant été difficile à mettre en place. « En légalisant l’activité pour un nombre réduit de personnes, nous avons contribué à hiérarchiser la pauvreté, reconnaît Pascale Chouatra, la chef de service, éducatrice spécialisée. Il a fallu expliquer qu’il n’y aurait pas de place pour tout le monde, et en instaurant plus d’équité, nous avons bousculé leur hiérarchie passée, fondée en partie sur la loi du plus fort. » De fait, chaque journée de vente se déroule dans une atmosphère de négociation permanente. Ce matin, les places vacantes ont été distribuées en quelques minutes à peine, laissant insatisfaits une quarantaine de prétendants. Un père de famille tente d’attirer l’attention de Pascale Chouatra. L’agent de sécurité du dispositif, Bakayoko Daouda, s’interpose en douceur. « C’est fini pour aujourd’hui, il n’y a plus de place », répète-t-il à l’homme en lui tendant un gobelet de café. « Les biffins sont précaires, mais ils savent travailler et négocier. Se lever à l’aube, écumer les encombrants, tenir dix heures debout sur sa bâche, cela nécessite de vraies ressources, expose la chef de service. La négociation en fait partie. Ce monsieur aurait essayé de me convaincre avec la naissance de sa petite fille, sa femme qui vit en foyer, et entendre un travailleur social lui dire non, cela signifierait qu’on ne reconnaît pas sa situation. Avec Bakayoko, les biffins savent qu’il est inutile de parlementer, parce que ce n’est pas lui qui attribue les places. »
Dans un tel contexte, l’équipe d’Aurore doit faire preuve d’une cohésion sans failles. « Les biffins sont dans un monde marchand, de concurrence et de rivalité, décrit Henri Nze-Nguema, animateur social, et pas toujours disposés à écouter des travailleurs sociaux. Pour tenir cet hiver, il nous a fallu rester fermes sur les principes, ignorer les injures ou les énervements, et trouver la bonne organisation. » Aucun membre de l’équipe ne peut prendre une décision seul, et tout ce qui concerne le fonctionnement du dispositif ou son évolution est discuté collectivement. Les réunions d’équipe hebdomadaires constituent également une occasion de formation. Particularité du Carré des biffins, aucun des trois animateurs n’est diplômé d’un métier du travail social. Avant de rejoindre Aurore, Anice Gomis était médiateur de rue aux Mureaux (Yvelines). Ancien commercial, Henri Nze-Nguema avait participé à la création de l’association des Enfants du canal, devenant travailleur pair (4), puis maître de maison chez Emmaüs. Christian Kretz effectuait des maraudes pour le SAMU social. Plutôt un atout qu’une carence, selon Pascale Chouatra : « Certes, ils n’ont pas reçu de formation, mais il n’y a pas à les “déformer” non plus, estime-t-elle. Ils apprennent leur métier en même temps qu’ils inventent un terrain d’intervention, et ça les rend curieux et enthousiastes. » Nadine Chambert, la chargée d’insertion socioprofessionnelle, Fouzia Maach, monitrice-éducatrice en contrat de professionnalisation, et Pascale Chouatra jouent ainsi le rôle de formatrices terrain, partageant avec les autres membres de l’équipe leur culture professionnelle.
Tandis que Henri Nze-Nguema part faire un tour sur le Carré, Pascale Chouatra s’installe pour consulter le plan dressé au cours de la matinée, vérifiant quels adhérents sont présents. « En dehors d’un noyau dur d’une quarantaine de personnes très attachées au marché, les biffins viennent de façon très irrégulière », signale-t-elle. Leur présence fluctue au gré du versement des aides sociales, des journées de travail qu’ils auront décrochées, des marchandises qu’ils auront pu collecter, ou de leur état de santé. D’après les statistiques d’Aurore, six adhérents sur dix ont entre 50 et 83 ans et de faibles retraites.
A bord du bus, une femme au bord des larmes vient demander un verre d’eau pour avaler un médicament. Elle traîne sur le sol un pied bandé glissé dans une savate. Elle devrait se faire opérer d’une hernie, mais appréhende l’opération. « J’ai peur de ne plus être la même, et de devoir rester à l’hôpital pour la convalescence », explique-t-elle. Elle vit seule avec ses deux grands enfants. « J’ai jamais été comme ça, d’habitude je suis courageuse », s’excuse-t-elle. « C’est dur d’être forte quand on souffre, la réconforte Pascale Chouatra. Mais si ça se trouve, ce serait moins compliqué que vous ne le pensez. La douleur vous déprime, il faut en parler à votre médecin. » Un peu calmée, la femme part rejoindre son emplacement. « Il faudra retourner la voir dans la journée, et essayer de la convaincre de se faire opérer », indique la chef de service à ses animateurs.
Chaque matinée se termine par un « tour de plan ». Munie de la liste établie le matin, l’équipe vérifie l’identité des vendeurs et la nature des marchandises. « Il faut bien arranger les affaires, sinon on retire la bâche », rappelle Henri Nze-Nguema à une famille roumaine qui présente un tas de vêtements en vrac, lequel pourrait dissimuler des produits prohibés. Un peu plus loin, un couple de retraités expose des stylos dans leurs emballages d’origine, expliquant les avoir trouvés tels quels dans une poubelle. « Je sais que ça arrive, aujourd’hui on jette n’importe quoi, mais les objets neufs sont interdits », rappelle Pascale Chouatra en leur demandant de les retirer. En rendant sa bâche le soir, le couple recevra un avertissement. Un nouveau manquement les exposera à une suspension d’autorisation pour deux week-ends. « Depuis six mois, nous effectuons un travail éducatif et préventif, en rappelant la charte, explique la chef de service. Désormais, nous devons faire respecter cette règle de façon plus stricte. Cela fait partie de nos missions, et garantit notre reconnaissance par les autres acteurs du Carré. »
En l’occurrence, les forces de l’ordre. Au bout de l’allée, trois policiers attendent près d’un monceau de fripes la benne de la mairie qui viendra les ramasser. Si Aurore contrôle ses biffins, la police et les agents de la prévention et de la protection (DPP) de la Ville de Paris s’efforcent de circonscrire la vente au Carré proprement dit. « On ne regarde pas ce qu’il y a sur les bâches vertes, on fait confiance à l’association », affirme un policier. D’abord pas très enthousiaste à l’idée de travailler avec les forces de l’ordre, Pascale Chouatra a fini par trouver ses marques. « Chacun est bien à sa place, dans une complémentarité, résume-t-elle. Nous avons notre règle, la police incarne la loi. En sécurisant le Carré, ils garantissent aussi nos conditions de travail. »
Repérable à ses cheveux rouges, Nadine Chambert effectue elle aussi son tour du Carré. Elle prend des nouvelles des biffins qu’elle suit, serre des mains. « Pour l’instant, l’accompagnement social est un peu le parent pauvre du dispositif, reconnaît la chargée d’insertion socioprofessionnelle. Mais le Carré est déjà en soi un lieu de socialisation. Et par notre présence, nous apportons du savoir-vivre ensemble, de la valorisation. » Chaque semaine, elle reçoit environ huit personnes. D’abord dans le bus, puis en entretien dans le bureau de l’équipe, rue Leibniz, à quelques centaines de mètres. Au total, une quarantaine de dossiers, dont un tiers seulement d’adhérents. « Les “provisoires” sont les plus précaires, constate-t-elle. Ils cumulent des difficultés d’accès aux droits, à l’emploi, au logement, maîtrisent souvent mal la langue. » Avant même d’envisager une insertion professionnelle, Nadine Chambert informe et soutient les biffins dans leurs démarches administratives : domiciliation, aide médicale d’Etat, hébergement, dossier de régularisation… Un travail proche de celui d’une assistante sociale : « Avant Nadine, une AS avait été embauchée sur le dispositif, glisse Pascale Chouatra. Mais elle a vite croulé sous les demandes, certains espérant des miracles, qu’elle les tire de toutes les situations. C’est devenu ingérable, et nous avons choisi d’essayer le biais de l’insertion professionnelle. »
Certains biffins sont moins éloignés de l’emploi que d’autres. Nadine Chambert travaille ainsi avec une auxiliaire de vie diplômée, qui ne peut plus assumer physiquement cet emploi pénible. « Elle n’a pas de véhicule, ni les moyens de financer un permis. Alors on cherche dans la vente, sur Paris. » La biffe pourrait être valorisée comme une expérience mais, évidemment, inutile de la mentionner sur un curriculum vitae… Sa connaissance du marché de l’emploi permet aussi à Nadine Chambert de placer les candidats face aux réalités, en leur proposant par exemple des sessions d’évaluation en milieu de travail. « Certains fantasment complètement le monde du travail, souligne-t-elle. Passer de la biffe à un emploi salarié, c’est accepter des contraintes horaires, l’autorité d’un patron, des comportements sociaux attendus. Je dois aussi parfois leur faire admettre que légalement ils ne pourront pas travailler à tel endroit, ni accéder à l’appartement dont ils me montrent la fenêtre. »
Considéré comme satisfaisant par la mairie du XVIIIe, le dispositif devrait être reconduit en octobre prochain. Il ne fait pourtant pas que des heureux. Econduit faute de place, cet après-midi-là, un biffin en colère s’éloigne en insultant les travailleurs sociaux. « Avant, on pouvait travailler », râle-t-il. « Nous sommes en permanence au cœur d’un conflit, admet Pascale Chouatra. Pour intégrer des gens dans le dispositif, il faut en exclure d’autres. » Après sept mois d’expérimentation, l’équipe envisage de remettre en question la distribution des jours de présence. Les critères sociaux auraient créé des inégalités : « Entre ceux qui ont le RSA mais pas d’enfants, ceux qui n’ont pas de RSA mais des enfants, comment être équitable ? s’interroge la chef de service. Il va aussi falloir réattribuer les jours de ceux qui ne viennent plus, et proposer à des provisoires réguliers de devenir adhérents. On sortira peut-être un peu des critères de départ, mais il faut aussi gérer la nécessité économique. » De fortes pressions s’exercent enfin sur le Carré. Au cours de l’hiver, des centaines de biffins supplémentaires ont ainsi déferlé porte Montmartre. Sans prévenir, la mairie de Saint-Ouen venait de clôturer la rue Neuve, toute proche, où exerçaient de nombreux vendeurs à la sauvette. « A 300 personnes, on ne peut plus rien expérimenter », regrette Pascale Chouatra. Pour en finir avec ces vases communicants qui menacent l’équilibre que s’efforce d’instaurer Aurore, une seule solution : la mise en place de dispositifs similaires par d’autres quartiers ou communes – Couronnes, Belleville, Montreuil ou Vanves. La mairie du XVIIIe s’est engagée à en faire la promotion auprès des autres élus. Mais la plupart disent attendre les résultats de l’expérimentation.
(1) Association Aurore trajectoires-insertion : 52, avenue de Flandre – 75019 Paris – Tél. 06 43 32 16 27 ou 01 55 26 95 40. Carré des biffins : porte Montmartre (sous le pont du périphérique) – 75018 Paris.
(2) Les biffins, ou chiffonniers, mènent une activité réduite et informelle de vente, généralement à un prix dérisoire, de petits objets récupérés, étalés à même le sol sur une nappe ou une bâche.
(3)
(4) Les travailleurs pairs de l’association des Enfants du canal ont connu la rue, et mettent cette expérience au service de l’accompagnement de personnes en situation de grande précarité.