Comment sont nés les réseaux d’échanges réciproques de savoirs ?
A la fin des années 1970, mon mari, Marc, était adjoint au maire de la ville nouvelle d’Evry, chargé des affaires sociales. Avec Louis Launay, directeur de la Mission d’éducation permanente, ils m’ont demandé de venir raconter l’expérience d’échanges de savoirs que nous avions menée ensemble, quelques années plus tôt, dans et autour de l’école primaire d’Orly où j’étais enseignante, d’ailleurs très inspirée de la pédagogie Freinet. Plusieurs personnes se sont montrées enthousiastes, et nous avons fait un tour de table pour noter les offres et demandes de savoirs de chacun : anglais, cuisine, couture, droit… Nous les avons photocopiées et chacun des participants les a diffusées autour de lui. Le réseau est né ainsi.
Qu’est-ce qui a inspiré l’idée de ces réseaux ?
Il y avait d’abord le constat qu’on ne peut pas apprendre à des enfants sans s’appuyer sur ce qu’ils savent déjà ni sans respecter leur dignité. Il s’agissait aussi de refuser la catégorisation des enfants et le mépris, bien souvent inconscient, de l’école à l’égard des parents. Et puis il existait à Orly une grande richesse humaine, avec des initiatives dont les porteurs ne savaient pas toujours qu’elles pouvaient se révéler intéressantes. Tout cela a nourri notre intuition de départ. Il y a eu, en outre, des histoires qui nous ont éclairés, comme celle de cet ouvrier chauffagiste venu à l’école pour vérifier les savoirs transmis quelques jours avant aux enfants dans sa chaufferie et qui a fini par participer à un exposé sur les volcans.
Sur quels fondements théoriques vous êtes-vous appuyés ?
Les concepts se sont construits de façon très arrimée aux pratiques. C’est pour éclairer ce que nous faisions sur le terrain que nous avons recherché ces enrichissements théoriques. Il y a eu Edgar Morin et la nécessité de prendre en compte la complexité du vivant, de l’école, du milieu social… Nous nous sommes bien sûr inspirés des théories de la pédagogie coopérative de Célestin Freinet. Nous avons également été très intéressés par l’ouvrage d’Henri Laborit L’homme imaginant et, évidemment, par Ivan Illich et son livre Une société sans école, qui propose de déscolariser la société, au sens où l’on peut certes apprendre à l’école mais aussi partout ailleurs. Enfin, il faut citer le travail de Gaston Bachelard, qui insiste sur le fait que, pour apprendre, il faut soi-même retransmettre. Ce qui permet de réactiver et de rationaliser ses propres connaissances.
Quels sont les principes d’un réseau d’échanges de savoirs ?
Nous partons du postulat selon lequel chacun d’entre nous est à la fois porteur de connaissances et d’ignorances. On pourrait même dire que chacun est porteur de beaucoup plus de savoirs et d’ignorances qu’il ne le sait. Il y a ensuite la proposition d’un choix personnel. Acceptez-vous de vous constituer en offreur et demandeur de savoirs ? Si vous faites ce choix, la troisième étape consiste à passer à l’action en devenant à votre tour enseignant et apprenant. Le plus important dans cette démarche est la réciprocité, qui implique que tout le monde a le droit de donner et de recevoir. En résumé, tous les savoirs sont de droit pour tous. S’agissant du savoir, on sait combien cela est important en termes de relations à soi et aux autres. La réciprocité instaure une relation de parité, qui est l’une des dimensions de la démocratie. Mais elle est une démarche à la fois relationnelle et d’apprentissage. C’est une nécessité pour apprendre, car je ne peux entendre ce que me dit l’autre que s’il me considère comme son égal pour ce qui est de transmettre mon savoir. Il s’agit d’une réciprocité ouverte. J’apprends d’une personne et je vais apprendre moi-même quelque chose à une ou plusieurs autres personnes, et ainsi de suite. Il faut ajouter que c’est l’ouverture du réseau qui permet de rencontrer des personnes que l’on n’aurait pas croisées autrement, ce qui favorise la mixité sociale.
Cette démarche est-elle à rapprocher de celle de l’action sociale communautaire ?
L’action sociale communautaire, pour ce que j’en connais, fait le pari de la confiance dans les personnes et dans le fait qu’elles sont capables, ensemble, de créer quelque chose et de contribuer à ce que les choses s’améliorent pour elles-mêmes et pour les autres grâce à un projet collectif sur un territoire… En ce sens, les réseaux sont effectivement proches de cette forme particulière d’action sociale.
Un certain nombre de travailleurs sociaux se sont impliqués très tôt dans les réseaux. Qu’y ont-ils trouvé ?
Les travailleurs sociaux impliqués au début étaient déjà souvent dans cet état d’esprit consistant à considérer les autres comme intéressants et porteurs de richesses. Et beaucoup, par la suite, ont reconnu que les réseaux les avaient aidés à considérer autrement le public dont ils s’occupaient, à entrer dans un autre mode de relation. Au lieu d’être purement dans la relation d’aide, ils ont été plus attentifs à prendre en compte ce que les personnes pouvaient apporter, y compris pour trouver des réponses à leurs propres problèmes. Il y a là en germe l’idée que les travailleurs sociaux sont chargés d’aider les personnes en difficulté, mais aussi de permettre à la société de percevoir ce qu’elle perd comme richesse humaine lorsqu’elle laisse se développer des mécanismes d’exclusion. Cette implication des travailleurs sociaux a été une grande richesse, car elle nous a incités à mettre davantage la question de la solidarité au cœur de nos pratiques. Mais à une certaine époque, elle nous a sans doute trop tirés du côté de la réparation sociale. Les savoirs et l’apprentissage n’étaient plus que des prétextes. Or cela ne correspondait pas à notre projet. Pour les réseaux, les dimensions du savoir et de l’apprentissage sont aussi importantes que celles de la relation d’entraide et du lien social. Ce sont les deux faces de la même médaille. Les réseaux se situent naturellement plus du côté de l’éducation populaire que de l’action sociale. Et ceux qui fonctionnent le mieux, comme celui d’Evry, n’hésitent pas à collaborer avec les travailleurs sociaux, qui sont des médiateurs formidables pour les gens en difficulté, mais veillent à ce que le projet reste ouvert à tous. Je dis souvent aux créateurs et animateurs des réseaux : c’est un outil qui marche, mais il sera d’autant plus efficace s’il n’instrumentalise pas l’autre et s’il est porteur d’une conception de la société, du citoyen, de l’apprentissage et peut-être de la solidarité.
Le développement actuel des services à la personne n’est-il pas en opposition frontale à la logique des réseaux d’échanges de savoirs ?
Au contraire, je pense que c’est complémentaire. Il existe des passerelles intéressantes entre les deux. Tout le monde a besoin de gagner de quoi vivre. En ce qui me concerne, je propose bénévolement des formations dans le cadre du réseau. Mais si on me demande une intervention pour une institution, je me fais payer. D’une façon générale, le réseau peut être un tremplin pour des gens qui découvrent leurs capacités en apprenant et en retransmettant, et qui vont en faire ensuite une occasion de travailler.
Dans une société où tout devient marchandise, une telle initiative a-t-elle encore sa place ?
Plus que jamais. Je suis d’ailleurs étonnée de voir à quel point la notion de gratuité revient souvent lorsque les gens expliquent ce qui leur plaît dans les réseaux. C’est le fait d’avoir accès à des choses et à des savoirs qui ne soient ni comptabilisés ni financiarisés. Je crois que cette aspiration existe chez tout le monde. Et plus on va vers une société de consommation à tout crin, plus il est important de préserver cette dynamique de dons réciproques et de non-marchandisation. Ce qui compte le plus ne se compte pas : la bonne relation, le temps de l’apprentissage, la fierté d’apprendre… Heureusement car, autrement, je ne sais pas bien comment l’on existerait en tant qu’humain.
Les réseaux sont-ils toujours dans une dynamique de développement ?
Il y a eu des hauts et des bas au sein du mouvement. A une époque, nous regroupions environ 700 réseaux. Ce chiffre a diminué, mais il repart à la hausse depuis environ deux ans. Nous comptons près de 500 réseaux aujourd’hui, mais il en existe un certain nombre que nous ne connaissons pas. Ce qui, en tout cas, me semble essentiel est de relier les pratiques : c’est la condition de leur questionnement réciproque, de leur mouvement créatif et de leur cohérence éthique.
Claire Héber-Suffrin a fondé en 1980 avec son mari le réseau d’échanges réciproques de savoirs d’Evry (Essonne). En 1985, devenue docteure en psychosociologie, elle a créé le Mouvement des réseaux d’échanges réciproques de savoirs (MRERS), dont elle a été la secrétaire générale. Après la disparition du MRERS en 2009, elle a participé à la création de Formation réciproque, échanges de savoirs et création collective (Foresco). A la retraite, elle en reste la présidente d’honneur. Elle a dirigé Partager les savoirs. Construire le lien (Ed. Chronique sociale, 2001).