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Une aventure qui se répète

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Depuis vingt-cinq ans, la troupe du théâtre Eurydice-ESAT, à Plaisir, monte sur les planches. Son originalité : réunir des personnes souffrant de handicaps psychiques en leur offrant l'opportunité d'exercer les métiers du spectacle - son, lumière, décors, costumes, communication événementielle et comédie.

« Le petit déjeuner, c'est le repas le plus important. C'est pour ça que je bois du vin blanc ! », lâche Filet, accoudé au bar Chez René. Les spectateurs s'esclaffent, tandis que les réflexions absurdes sur le quotidien s'enchaînent, dans l'adaptation de la pièce Brèves de comptoir. Chez René défilent une ribambelle de personnages qui vont au bistro « pour dire des conneries - sinon on va les dire où ? » : des pervenches, des infirmières, un boucher, des ouvriers, des retraités... et des travailleurs handicapés ! Excepté que ces derniers ne sont pas des personnages fictifs mais, cachés sous les costumes, les comédiens du théâtre Eurydice-ESAT(1).

Applaudissements. Le rideau tombe. Dans les coulisses, une vingtaine de personnes s'activent, certaines se démaquillent, d'autres se déshabillent, tandis que, dans le brouhaha, des craintes s'expriment : « Oh la la, on s'est tous plantés ! » Philippe Arveiller, moniteur de l'atelier théâtre, admet quelques erreurs, mais rassure sa troupe : « J'avais confiance, je savais que vous vous rattraperiez. » Cyril Assogho, un jeune comédien reconnu travailleur handicapé, positive : « De toutes façons, quand on se plante à la générale, ça veut dire que la première sera parfaite ! »

Les usagers de certains établissements et services d'aide par le travail s'occupent d'espaces verts, d'autres font de la mise sous pli. A Plaisir, au théâtre Eurydice-ESAT, les personnes handicapées psychiques exercent les métiers du spectacle : régie son et lumière, fabrication de décors et de costumes, communication événementielle et comédie. Un projet mené par la Sauvegarde des Yvelines qui, vingt-cinq ans après son ouverture, reste innovant. « Nous sommes une mini-Comédie-Française », sourit Michel Reynaud, père fondateur de la structure. A la fois auteur, metteur en scène, directeur artistique et directeur du théâtre Eurydice-ESAT, l'homme se destinait à une carrière artistique. « Et puis, à 18 ans, on m'a proposé d'accompagner un séjour d'été de personnes handicapées. Ces quinze jours ont changé le cours de ma vie ! » Il s'inscrit par la suite dans une école d'éducateurs et débutera comme éducateur spécialisé dans un institut médico-professionnel (IMPro). « Le théâtre restait ma passion. J'ai monté une troupe amateur avec les adolescents. Un jour, ils ont obtenu le premier prix dans un festival universitaire. C'est à partir de là que l'idée d'un projet professionnel avec des adultes a germé. »

Il a fallu quatre ans pour monter le projet. « On a mixé deux mondes qui a priori n'avaient rien à faire ensemble », admet Michel Reynaud, qui poursuit, dans ses rares moments de disponibilité, une carrière théâtrale au-delà des murs de l'ESAT. « C'est important pour l'établissement. Si je n'oeuvrais que pour le théâtre Eurydice, je n'aurais sans doute jamais convaincu des financeurs comme la direction régionale des affaires culturelles. On m'aurait juste pris pour un éducateur farfelu qui voulait faire faire de la scène à des handicapés. » Michel Reynaud a su prouver qu'il encadrait de vrais professionnels, si bien qu'Eurydice, outre son statut d'ESAT, a obtenu les trois licences d'entrepreneur du spectacle.

Autre particularité, l'établissement a été le premier ESAT en France à n'employer que des handicapés psychiques - personnes déficientes intellectuelles légères, psychotiques, schizophrènes, paranoïaques... « Du moment qu'ils sont stabilisés, ils peuvent accéder à la plupart des métiers. Ici, nous accueillons des personnes investies qui, formées par du personnel compétent - le recrutement des moniteurs d'atelier se fait sur leur expérience dans le domaine artistique -, parviennent à un travail d'une qualité étonnante », souligne Michel Reynaud. C'est ainsi qu'avec six spectacles à son répertoire, la troupe propose des représentations à Plaisir, dans la salle de 50 places spécialement construite au sein de l'ESAT en 2006, et part également en tournée, à la demande. Et fait régulièrement le plein !

Le travail de mémorisation

Le théâtre Eurydice-ESAT accueille 64 travailleurs handicapés, encadrés par 15 salariés valides en équivalent temps plein et répartis dans cinq ateliers. A l'atelier théâtre, le moniteur Philippe Arveiller propose un quart d'heure de mime aux dix comédiens, avant de passer à un dernier filage(2) de la pièce. Beaucoup d'usagers sont dégingandés ou en surpoids, certains ont des tics, mais tous réussissent sans peine les exercices : tirer sur une corde virtuelle puis tourner sur eux-mêmes, danser, sauter. Sylvain Ribeyre ne se fait pas prier pour raconter ses journées : « Quand on ne prépare pas de représentation, on commence par un réveil musculaire. Puis nous travaillons la diction et nous nous entraînons à porter la voix. Deux mois avant le début d'un spectacle, chacun apprend son texte et nous faisons des italiennes(3). » Mais comment mémoriser quand on a des difficultés pour lire ou se concentrer ? « Chaque usager a ses problématiques, et nous nous adaptons. Pour Priscilla, par exemple, nous utilisons des moyens mnémotechniques. Sylvain a une mémoire plus visuelle. Pour Valérie, le moniteur écrit les répliques en très gros et les déchiffre avec elle. Et je m'arrange toujours pour ne pas lui confier de phrases trop longues, explique Michel Reynaud, qui sait quel volume chaque personne est en mesure de mémoriser. Je leur donne toujours un peu en dessous de leur capacité, par sécurité. »

Lorsqu'un nouvel acteur intègre la troupe, il commence par un rôle de figuration, même s'il a du potentiel. Cela permet aux encadrants de vérifier qu'il est capable de respecter les consignes. Ainsi, Felipe Zarco, récemment passé de l'atelier décor à l'atelier théâtre, tient dans Brèves de comptoir un rôle quasi muet. « C'est aussi un travail d'humilité, car le danger est qu'ils attrapent la grosse tête. » Mais petit ou grand rôle, le trac est là pour les travailleurs handicapés. Sabine Meyer, pourtant membre de l'atelier depuis près de quinze ans, s'angoisse plusieurs jours avant de monter sur scène. Néanmoins, pour tous, le théâtre reste une source de plaisir. « Moi qui suis timide, cela m'apporte énormément, raconte Priscilla Guillemain. Jouer en public, être maquillée, enfiler mon costume, je me sens bien. » « Jouer permet de libérer les émotions. C'est quelque chose de créatif. Ce n'est pas répétitif comme un travail à la chaîne », ajoute Cyril Assogho. Et Gabriel Xerri insiste, persuasif : « Cela permet d'être quelqu'un d'important. » Tandis que Sylvain Ribeyre aime avant tout être applaudi.

Pas de l'art-thérapie

« Pour nombre d'entre eux, monter sur scène apporte une satisfaction narcissique. L'attelle psychique du théâtre - à travers le travail de synchronisation avec le corps, la musicalité du texte et la recherche de différenciation de soi avec l'autre - vient les sécuriser, les conforter dans leur existence, décrypte Philippe Arveiller. Pour les personnes psychotiques, qui ne voient pas la limite entre l'imaginaire et la réalité, il y a une recherche de soi-même à travers la fiction. C'est par la rigueur du travail qu'une différenciation se fait. » Le « travail » est en effet le maître mot de l'établissement, d'où le terme « art-thérapie » est d'ailleurs banni. « Nous ne sommes absolument pas dans le soin. L'art est ici leur gagne-pain », confirme le moniteur d'atelier.

« Il n'y a pas de sélection ni de casting pour entrer à l'atelier théâtre car, selon moi, il n'y a pas de piètre comédien, note Michel Reynaud. Si jouer correctement d'un instrument de musique peut prendre des années, au théâtre, avec un bon metteur en scène, un bon texte et un rôle qui convient, une année suffit. » Il mentionne ainsi Sabine Meyer, dont on entendait à peine la voix il y a quelques années et qui interprète une voisine loufoque dans Brèves de comptoir, ou encore Priscilla Guillemain, qui s'est admirablement débrouillée dans une des scènes les plus complexes de la pièce. Mais attention, il ne faut pas être trop dirigiste avec les personnes handicapées psychiques, « sinon, on risque de les confronter à leurs limites et de provoquer un sentiment d'échec ».

L'apport de comédiens professionnels

L'autre souci du directeur artistique est de s'assurer de la distance entre la personne handicapée et le personnage qu'elle interprète. « Si ce n'est pas le cas, il y a danger. Estelle(4), qui devait jouer une femme battue dans Brèves de comptoir, m'a confié que cela la perturbait. J'ai fait en sorte qu'elle échange son rôle avec une autre actrice. » Ces comédiens atteints d'un handicap psychique peuvent-ils alors être fiables en toutes circonstances ? « En vingt-cinq ans, jamais personne n'a déliré sur scène, affirme Michel Reynaud. C'est vrai qu'en cas d'événement inattendu, ils risquent de péter un câble. Et il suffit qu'une ou deux personnes ne soient pas bien pour que cela se propage. Mais c'est extrêmement rare, peut-être grâce à la force du projet, suffisamment valorisant pour les aider à dépasser les événements perturbateurs. » Si toutefois un usager rencontre des difficultés, les moniteurs peuvent faire appel à Véronique Lafon, psychologue de l'ESAT. Responsable des projets individuels, elle connaît bien tous les résidents. « Je ne m'occupe pas de leur suivi psychologique, mais si une personne a des problèmes ponctuels, je peux la recevoir et l'orienter vers des partenaires extérieurs. »

Pour renforcer la troupe, ou pour remplacer un travailleur handicapé au pied levé s'il ne se sent pas en capacité de jouer, Michel Reynaud fait régulièrement appel à des comédiens professionnels reconnus. « C'est un bonheur et un honneur pour nos travailleurs de jouer à leurs côtés. Et cela les conforte dans la valeur de leur travail. Ils se disent : «On ne me remplace pas par n'importe qui.» » Philippe Bruneau incarne ainsi René dans Brèves de comptoir. Il collabore avec l'ESAT depuis vingt ans. Pour lui, il n'y a pas de différence notable entre le travail scénique en milieu ordinaire et celui de la troupe d'Eurydice. « Vous savez, les comédiens professionnels ont aussi leurs états d'âme ! », sourit-il. Tout au plus admet-il que les travailleurs handicapés ont besoin de plus d'heures de répétition. « Il faut que tout soit bien calé. Et une fois que c'est fixé, ne surtout plus y toucher, car ils ont des repères. »

Au théâtre Eurydice-ESAT, le travail de chacun est indispensable aux autres. « Sans accueil téléphonique, pas de réservations ; sans décor, sans costumes, pas de spectacle, et vice versa », témoigne Oriane Pillet, monitrice de l'atelier accueil-communication. Les quatre usagers sous sa responsabilité reçoivent les spectateurs, vendent les billets, mettent à jour le site Internet et créent les affiches et communiqués. « Toutes leurs productions prennent vie et ils sont fiers du résultat : les communiqués de presse sont repris dans les journaux, les affiches placardées dans la ville... » Une satisfaction partagée par les membres de l'atelier régie. « Travailler dans un théâtre, c'est magique, s'enthousiasme Sébastien Auber, accessoiriste. Ici, chaque travailleur a ses difficultés et le travail demandé est adapté. Moi, par exemple, je ne sais ni lire ni écrire, mais cela ne m'empêche pas de faire des choses. » Alain Luchessi, son éducateur technique, acquiesce : « Au début, je me suis posé plein de questions sur le handicap, avant de me rendre compte que c'était inutile. Le support, c'est le savoir-faire. » Il sélectionne néanmoins les travailleurs potentiels. « Etre en régie nécessite une disponibilité d'horaires et d'esprit. Installer les projecteurs et le décor quand on joue dans notre théâtre est relativement simple car nous avons du temps. En tournée, c'est plus compliqué. »

Un quart de siècle de costumes

A l'atelier couture, on pénètre dans une caverne d'Ali Baba d'où surgissent tant les costumes extravagants d'Alice au pays des merveilles que le melon de Charlie Chaplin ou les collerettes de Pierrot la vie. Tous les costumes des pièces jouées depuis vingt-cinq ans ont été conservés. Les travailleurs scratchent, piquent, cousent et recousent, encadrés par Catherine Fournier et Nathalie Lagache, modélistes. « Nous dessinons en fonction des idées de Michel Reynaud, puis nous achetons les tissus avant de réaliser les costumes à partir des mesures de comédiens, détaille Catherine Fournier. Je conçois la toile, j'épingle et les travailleurs sont les petites mains. La couture nécessite non seulement d'être manuel mais aussi de la réflexion et de la patience. Ce n'est pas évident pour certaines personnes qui, ici, baissent les bras quand je leur demande de recommencer une couture piquée de travers... » Les membres de cet atelier sont également mobilisés pour l'habillage durant les représentations. Et un travailleur est responsable des costumes au cours des tournées. Enfin, entre les spectacles joués par Eurydice, les couturiers exécutent des travaux à la demande pour des publics extérieurs : d'autres troupes de théâtre, des particuliers ou des entreprises.

Mêmes objectifs à l'atelier décors, qui conçoit tous types de projets. Plans, devis, puis travail du bois, du métal, etc. « Nous employons tous les matériaux, sauf les résines dégageant des solvants qui ne sont pas compatibles avec les traitements des travailleurs », précise François Martinier, moniteur d'atelier, qui supervise quatre travailleurs handicapés. « Le travail du bois est particulièrement valorisant, car ils voient la matière se transformer. En peinture, la réflexion d'une matière qu'il faut traduire en deux dimensions demande un travail intellectuel moins accessible. » Pour Brèves de comptoir, les usagers n'ont eu que quelques semaines pour transposer la maquette en un décor à taille réelle. « On ne s'imagine jamais ce que cela va donner. Puis le jour où l'on entre dans le théâtre et que l'on «rencontre» son décor, c'est formidable », s'émerveille Jamal Taleb, menuisier.

Pour Aurélio Da Silva Gon, le but est « d'en apprendre le maximum ici, pour peut-être travailler ensuite dans le milieu ordinaire ». L'insertion professionnelle est en effet l'une des missions de l'ESAT. « Mais attention, nous ne leur faisons surtout pas miroiter des métiers dans le milieu artistique, souligne Corinne Lamy, assistante de service social. C'est déjà rarissime que des intermittents du spectacle valides trouvent du travail régulier... Nous ne les encourageons donc pas dans ce sens, pour qu'ils ne perdent pas pied en s'imaginant une gloire qui n'arriverait jamais. » Même les compétences acquises dans les ateliers décor ou régie sont difficiles à mettre en oeuvre en milieu ordinaire. « Le décor, c'est plein de petits boulots qu'ils sont capables de faire au sein d'une équipe, très encadrés, mais si c'est pointu, ils auront plus de mal. » L'assistante sociale - qui, à l'occasion, participe à la vente de billets ou au maquillage des comédiens - rencontre un autre obstacle à l'insertion : pour certains, l'ESAT est une étape ; pour d'autres, c'est une volonté de pratiquer la comédie plutôt qu'un métier lambda en milieu ordinaire. « Il arrive qu'un travailleur ayant du potentiel affirme vouloir rester ici. Je lui demande au moins de tenter l'expérience, sachant qu'on pourra l'aider à continuer le théâtre en amateur. Par ailleurs, nous garantissons que s'il part vers le milieu ordinaire et que cela se passe mal, il pourra réintégrer l'établissement. » L'insertion professionnelle est donc un travail de fourmi : « Une comédienne de la troupe a fait des stages à la mairie de Plaisir, qui l'a ensuite engagée. Karim Adjenek, quant à lui, est à l'ESAT depuis vingt ans. Il aura fait sa carrière ici. »

Pour l'heure, l'ambition de Michel Reynaud est de trouver de nouvelles dates de tournée. « Le théâtre est notre produit, et il faut le vendre. Nous sommes toujours parvenus à faire recette, mais il nous faudrait diffuser davantage pour pouvoir poursuivre l'aventure », confie-t-il. L'augmentation des budgets permettrait de recruter des metteurs en scène extérieurs, à l'heure où Michel Reynaud prépare doucement son départ à la retraite. Déjà, depuis le 1er mars, il a abandonné ses fonctions de directeur de l'ESAT au profit de Régis Bastien, jusque-là directeur adjoint. Celui-ci compte garder le cap déterminé par le père fondateur. Et tenter d'élargir le public du théâtre Eurydice : « Les programmateurs sont parfois frileux car, dans l'inconscient collectif, nos comédiens demeurent des handicapés qui ne peuvent pas être de «vrais» artistes. Il faut les faire venir une fois pour qu'ils soient définitivement conquis. »

PROCHAINES REPRÉSENTATIONS

Au théâtre Eurydice : Welcome Mister Chaplin - Vendredi 7 et samedi 8 mai, à 20 h 30.

Crises et Châtiments - Vendredi 28 et samedi 29 mai à 20 h 30.

Au théâtre Montassier de Versailles : Festival Orphée « Théâtre et Handicap » - Créé par Michel Reynaud - Du 5 au 16 octobre 2010 - www.orpheefestival.com

Notes

(1) Théâtre Eurydice-ESAT : 110, rue Claude-Chappe - 78370 Plaisir - Tél. 01 30 55 50 05 - www.cat-eurydice.asso.fr

(2) Le « filage » est la mise en scène d'un spectacle en conditions réelles mais sans public. Il sert à calculer le temps nécessaire au spectacle et à finaliser les différents détails.

(3) Une « italienne » est une répétition sans mettre le ton, d'une voix neutre, qui permet aux acteurs de mémoriser leur texte sans se fatiguer.

(4) Le prénom a été changé.

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