Vous écrivez que la dignité est un concept à la mode. C'est-à-dire ?
Jadis, on soignait les malades au nom de l'amour du prochain. Il y avait un crucifix au-dessus du lit de chacun d'entre eux. A la place du crucifix, on trouve désormais une charte du patient hospitalisé, et les soignants sont invités à soigner au nom du respect de la dignité de la personne malade. De même, les clochards sollicitaient autrefois la charité au nom de l'amour de Dieu. Les SDF modernes, eux, demandent une pièce pour préserver leur dignité. Avec la laïcisation de la société, le respect de la dignité occupe la place qui était auparavant réservée à l'amour du prochain. Cette idée est d'ailleurs devenue une formule aussi répétée et aussi peu travaillée qu'autrefois celle de l'amour du prochain.
Mais y a-t-il réellement matière à discussion sur la dignité ?
Bien sûr, car tout le monde n'est pas d'accord sur la façon dont elle se traduit. Par exemple, certains militent pour la légalisation de l'euthanasie au nom de la dignité humaine. A l'image de l'Association pour le droit de mourir dans la dignité. D'autres, minoritaires, militent à l'inverse contre une légalisation de l'euthanasie, également au nom de la dignité intrinsèque de la personne humaine. On voit ainsi que nos contemporains vacillent autour de cette question. Ils vont répétant qu'il existe une dignité intrinsèque à la personne humaine, tout en affirmant que l'être humain peut perdre sa dignité... Il y a là une contradiction qui mérite qu'on y réfléchisse.
Quelle est votre définition de la « dignité » ?
Etre philosophe, c'est essayer d'employer une langue appropriée, fidèle à l'étymologie des mots. Or le mot « dignité » vient du latin dignus, qui signifie « qui vaut, qui a de la valeur ». Parler de la dignité de l'homme, c'est reconnaître à chacun une valeur absolue, intrinsèque, inconditionnelle et inaliénable. En tant que telle, la dignité humaine ne dépend pas des conditions extérieures. Cependant, si le mot à un sens ontologique en tant que valeur absolue, il possède aussi un sens postural, comme lorsque l'on dit que telle personne est restée digne dans l'épreuve. Pour être plus précis, on peut dire que nous sommes tous dignes mais pas tous également dignes de notre dignité, car si l'on peut affirmer que tous les hommes se valent, toutes les conduites ne se valent pas. Mais les deux sens du mot sont importants. Les bourgeois du siècle dernier avaient réduit la dignité à son seul sens postural. Pour eux, n'étaient dignes que ceux qui se conduisaient dignement, selon leurs critères. En tout état de cause, le seul réellement habilité à juger de la dignité de nos conduites, c'est nous-mêmes. Je crois en effet qu'il existe en chaque être humain une instance morale qui lui permet de mesurer s'il demeure digne de sa dignité.
Dans le travail social, on parle plus volontiers de « citoyenneté » et de « solidarité »...
Pourtant, ceux qui souffrent utilisent plus facilement le terme de « dignité » que ceux de « solidarité » ou de « citoyenneté ». Ces derniers sont plutôt l'apanage des intervenants sociaux, au sens large du terme. Qu'on ne s'y trompe pas. La solidarité et la citoyenneté sont importantes, mais la souffrance des personnes est parfois telle que ces notions s'éloignent d'elles. Pour se vouloir citoyen, il faut déjà se sentir digne d'être respecté et avoir un peu recouvré le sentiment de sa dignité d'homme. Et puis il faut reconnaître que les mots « solidarité » et « citoyenneté » sont tellement mis à toutes les sauces qu'ils s'épuisent, dans la mesure où ils ne sont pas toujours habités par de véritables pratiques.
Les usagers des politiques sociales sont-ils les « indignes » de notre société ?
Ce qui est certain, c'est que, très souvent, la situation qui leur est faite les indigne, légitimement. Ils veulent que l'on respecte leur dignité, tout en déplorant l'avoir perdue. Pourtant, si la dignité est intrinsèque à la personne humaine, ce dont je suis convaincu, elle ne peut pas se perdre. Bien sûr, je comprends pourquoi celui qui souffre socialement peut dire à la fois « il faut respecter ma dignité » et « j'ai perdu ma dignité ». Mais il y a là une confusion entre la dignité elle-même et le sentiment de dignité. C'est de la perte de ce sentiment dont souffrent les personnes en grande difficulté. Aussi est-il très important pour les travailleurs sociaux de les aider, autant qu'ils le peuvent, à retrouver ce sentiment de dignité tout en leur rappelant que cela ne signifie pas qu'ils ont perdu leur dignité. Il faut les aider à se convaincre qu'ils sont égaux en dignité avec les autres membres de la société. Car accepter que quelqu'un dise avoir perdu sa dignité, c'est renoncer à l'idée selon laquelle tous les êtres humains sont égaux en dignité. Sachant que les conditions dans lesquelles les gens vivent doivent elles aussi être dignes.
Ne rejoint-on pas ainsi la mission du travail social, qui est d'aider chacun à bénéficier de conditions de vie dignes tout en l'incitant à revendiquer sa propre dignité ?
Exactement, et je crois très important de maintenir ces deux idées ensemble. L'objectif du travailleur social consiste en effet à veiller d'abord aux conditions dans lesquelles les hommes sont mis. Mais il doit aussi leur rappeler de ne pas tout attendre des autres. Car si de mauvaises conditions de vie peuvent expliquer des conduites indignes, elles ne les légitiment pas pour autant. Une certaine sociologie a parfois tendance à passer de la compréhension à l'excuse. L'indignité des conditions de vie entraînerait l'indignité des conduites. Je crois que le travail social peut résister à cette tentation et comprendre sans légitimer. Il faut pouvoir dire à l'autre qu'il vaut mieux que ce qu'il fait.
Dans notre société du marché, l'idée d'une valeur absolue de la personne humaine ne se heurte-t-elle pas à sa valeur « marchande » ?
La bourgeoisie a changé depuis le siècle dernier, mais ce qui reste pérenne chez elle, c'est l'idée selon laquelle il ne suffit pas d'être homme pour être digne. Jadis, il fallait avoir une conduite faite de retenue, de maintien, de pudeur. Aujourd'hui, il faut être rapide, efficace, performant. Dans un cas comme dans l'autre, ce qui transparaît, c'est l'idée de l'interchangeabilité des êtres humains. Or, pour Emmanuel Kant, le grand philosophe de la dignité, les choses ont un prix mais les hommes, eux, ont une dignité sans degrés ni parties. Selon lui, il ne faut jamais regarder l'homme simplement comme un moyen, mais toujours comme une fin en soi. Dans le système marchand, on a tendance à réduire les êtres humains au statut de moyen : employable où pas employable. Bien sûr, il faut laisser faire au marché ce qu'il fait bien, mais certains aspects de la vie humaine devraient être hors d'atteinte de son avidité.
Psychologie, sociologie, droit... Le travail social a toujours eu tendance à se nourrir de disciplines extérieures à lui-même. Est-ce aujourd'hui le tour de la philosophie ?
Il ne s'agirait pas de penser que le temps de la philosophie serait venu dans le travail social et que, du coup, les autres approches seraient caduques. Un travailleur social a besoin de connaissances juridiques, sociologiques, psychologiques. Mais la philosophie peut aussi lui apporter quelque chose. Ma spécialité, qui est l'éthique médicale, rejoint ainsi très souvent les questions que l'on se pose en éthique du travail social. Je suis d'accord avec le philosophe Paul Ricoeur, pour qui la philosophie est essentiellement un travail de clarification et de rafraîchissement du sens des mots. Des notions trop employées finissent par perdre de leur sens. Un travail est donc nécessaire pour redonner aux concepts essentiels leur fraîcheur. Le travail du philosophe est justement de réfléchir à des mots comme « dignité », « violence », « respect »... La philosophie fait flèche de tout bois et doit se laisser happer par les travailleurs sociaux et les mots qu'ils emploient tous les jours. Par exemple, la distinction que Kant fait entre respect et amour me paraît extraordinairement utile en éthique médicale et du travail social. Il faut soigner tous les gens, mais tous ne sont pas aimables. Dire à une aide-soignante ou une auxiliaire de vie qu'il est important de distinguer entre respect et amour, c'est lui expliquer qu'on peut respecter sans aimer et aimer sans respecter. Voilà quelque chose qui peut aider aussi bien une infirmière qu'un travailleur social, un directeur d'établissement social qu'un médecin. Mais attention à ne pas trop attendre de la philosophie, et à ne pas croire qu'elle peut occuper une place qui n'est pas la sienne.
Le philosophe Eric Fiat est maître de conférence à l'université Paris-Est - Marne-la-Vallée, et responsable d'un master de philosophie pratique. Il est également professeur au centre de formation du personnel hospitalier de l'Assistance publique-Hôpitaux de Paris. Avec l'IRTS de Montrouge - Neuilly-sur-Marne, il a développé un séminaire sur la philosophie du travail social. Il publie Grandeurs et misères des hommes. Petit traité de dignité (Ed. Larousse, 2010).