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Vieillir ici ou là-bas ?

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Depuis 1992, au sein du centre communal d'action sociale de Clermont-Ferrand, un service spécialisé accueille les personnes âgées issues de l'immigration. Soins, accès aux droits, logement, animations... Avec l'appui d'une interprète, l'équipe a développé un accompagnement adapté à cette population partagée entre deux pays et deux cultures. Elle doit également innover pour répondre aux besoins de nouveaux publics.

« Je ne trouve pas les pièces pour les années 1992 et 1993. Vous en avez d'autres ? », demande Nicole Chambon, assistante sociale au centre communal d'action sociale (CCAS) de Clermont-Ferrand. Le vieux monsieur fouille dans un grand sac en plastique, pendant que Khadija Pasquier, conseillère sociale et interprète, traduit les questions en arabe. Aidées de Farida Makhloufi, assistante administrative, les deux femmes tentent de synthétiser la carrière de Mohamed Taher, afin de compléter son dossier de retraite complémentaire. Arrivé en France en 1969, ce Marocain de 65 ans a laissé sa famille derrière lui pour venir travailler dans le bâtiment et vit aujourd'hui seul dans une résidence sociale de la ville. Il souffre de l'épaule, vestige d'un accident du travail qu'il n'a jamais déclaré, et essuie discrètement une larme lorsque l'assistante sociale revient dans le détail sur son parcours professionnel.

« Lorsqu'on essaie de reconstituer leur carrière, on remonte dans le temps, jusqu'au début de leur parcours migratoire, et cela fait souvent resurgir des émotions liées à des périodes difficiles de leur vie », reconnaît Nicole Chambon. Ces souffrances liées à l'isolement, à la précarité et aux problèmes de santé, l'assistante sociale les connaît bien. Dans l'armoire de la permanence d'accueil, quelque 600 dossiers retracent les parcours de personnes nées pour la plupart en Algérie, au Maroc et en Tunisie. Elles sont venues travailler dans la capitale auvergnate pour soutenir leur famille restée au pays, et vivent souvent depuis plusieurs décennies écartelées entre deux continents et deux cultures. Ni vraiment ici ni tout à fait là-bas. C'est pour tenter d'apporter des réponses aux problèmes très particuliers de cette population que le service social pour personnes âgées issues de l'immigration(1)a été créé en 1992.

L'ouverture de ce service social spécialisé s'inscrit dans le sillage des réhabilitations de deux quartiers du centre de Clermont-Ferrand : celui du Mazet, dans le milieu des années 1980, et celui du Port, dans les années 1990. « A partir des années 1950, les entreprises clermontoises, Michelin en particulier, ont fait venir un grand nombre de personnes originaires du Maghreb. Le CCAS a alors travaillé avec les bailleurs publics et le Clisma, le Comité de liaison interservice migrants Auvergne, pour tenter de reloger dans le centre-ville ces personnes qui envoyaient une grande partie de leur salaire au pays et vivaient dans des conditions précaires et souvent insalubres », explique Françoise Nouhen, adjointe aux affaires sociales de la ville et vice-présidente du centre communal d'action sociale (CCAS). Ces opérations de réhabilitation et de relogement terminées, les travailleurs sociaux ont été confrontés à un autre problème : le vieillissement de ces populations, maîtrisant mal le français, souvent bénéficiaires des minima sociaux et toujours à cheval sur deux pays. « Beaucoup de ces personnes étaient âgées, usées par une vie extrêmement dure et ne savaient pas si elles voulaient retourner chez elles ou finir leur vie en France. On s'est dit qu'il fallait rester implanté dans ces quartiers pour structurer l'accompagnement de ces populations prises dans des situations très compliquées du fait de leur double appartenance », poursuit Françoise Nouhen.

Des publics très désocialisés

Deux matinées par semaine, le mardi et le jeudi, des permanences sont assurées par l'assistante sociale, la conseillère sociale interprète et l'assistante administrative, dans les locaux du CCAS situés en centre-ville. La plupart des personnes qui poussent la porte de ces permanences ne savent ni lire ni écrire, et beaucoup sont même incapables d'utiliser le téléphone. L'équipe les reçoit sans rendez-vous, pour examiner avec elles les problèmes d'accès ou de maintien aux droits, les accompagner dans leurs démarches de santé et de logement et leur apporter une aide dans les actes de la vie quotidienne. Khadija Pasquier prépare un thé à l'absinthe dans le petit coin cuisine de la permanence, pendant que Nicole Chambon inspecte les papiers apportés par Mohamed Taher. Pour la conseillère sociale interprète, qui connaît bien ce public pour l'avoir longtemps côtoyé au Clisma, ce suivi global est l'un des atouts du service spécialisé : « En venant ici, ils savent qu'ils peuvent tout nous demander : écrire une lettre à leur place, s'adresser à des administrations de leur pays d'origine pour régler des problèmes de retraite ou d'état civil... C'est un accompagnement qui sort du travail social classique, avec la dimension de la langue et de la culture. »

Une partie importante du travail est consacrée à la constitution des dossiers qui autorisent ces populations, en grande majorité masculines, à toucher leur retraite principale ou complémentaire et à obtenir des prestations, comme l'allocation de solidarité aux personnes âgées (ASPA) ou l'allocation personnalisée d'autonomie (APA). Il faut aussi inciter ces personnes vieillissantes et sans grandes ressources à prendre une mutuelle, et permettre à certaines d'accéder à une couverture médicale, via la couverture maladie universelle (CMU) ou l'aide médicale d'Etat (AME). Quand c'est nécessaire, les travailleurs sociaux accompagnent également les usagers à la banque ou chez un avocat et vont visiter avec eux un logement, faire un état des lieux ou encore relever un compteur à leur place. En matière de soins, la présence de la conseillère sociale interprète est indispensable pour aider ces personnes atteintes de pathologies liées au vieillissement et à la pénibilité de leur travail à comprendre un diagnostic, une ordonnance, ou à remplir un questionnaire médical avant une intervention chirurgicale. Parfois, l'équipe doit aussi tenter de convaincre des personnes malades de se faire soigner. Pas toujours avec succès, admet Nicole Chambon : « Voici quelques jours, un monsieur est venu nous voir après être sorti de l'hôpital sans avis médical. Il avait un cancer et refusait la chimiothérapie. Il voulait juste qu'on lui trouve une chambre pour se loger et que l'on fasse venir sa femme en France. » De la même façon, deux hommes qui étaient suivis dans le service sont décédés après avoir refusé d'être soignés. « On parle de ces situations entre nous, mais c'est vrai qu'une supervision nous aiderait à mieux appréhender ces fins de vie difficiles, explique pour sa part Khadija Pasquier. On sait ainsi que certaines personnes vont mourir seules. Je me dis qu'un jour des voisins vont m'appeler pour me dire qu'ils ont retrouvé un monsieur décédé seul chez lui, alors qu'on aurait pu essayer de le faire rentrer au pays pour qu'il finisse sa vie entouré de sa famille. »

Un provisoire qui dure

Sujets à une santé qui se dégrade et à une perte progressive de leur autonomie, certains de ces hommes originaires du Maghreb font venir leur épouse dans le cadre du regroupement familial. C'est le cas d'Oumayma B., qui vient d'entrer dans le bureau de la permanence et sort une grande enveloppe de son sac. Elle est arrivée en France en février 2009, pour soutenir son mari atteint de la maladie d'Alzheimer. L'assistante sociale et la conseillère sociale interprète complètent son dossier de régularisation et ont fait une demande d'AME afin qu'elle puisse faire soigner son diabète, tout récemment diagnostiqué. Parlant peu et visiblement éprouvée, la femme d'une cinquantaine d'années laisse échapper quelques larmes. De plus en plus, les travailleurs sociaux sont confrontés à la situation de ces femmes qui arrivent ainsi pour la première fois en France. « Nous nous sommes retrouvés avec cette nouvelle problématique des femmes d'une soixantaine d'années qui ne parlent pas la langue et viennent servir de tierce personne à leur mari, parce que celui-ci refuse les modes d'accompagnement traditionnels. Et dans peu de temps on devra aussi s'interroger sur l'accompagnement à mettre en place pour ces épouses déracinées, souvent plus jeunes que leur mari, qui seront seules et peu intégrées », souligne Françoise Nouhen. Sans attendre, la ville a décidé de mettre en oeuvre des actions spécifiques au sein d'une autre permanence, ouverte en 2006 dans le sud de la ville. Dès le 26 avril, l'équipe du service social spécialisé va organiser des activités pour ces femmes arrivées en France sur le tard. Discussions sur le thème de la santé, préparation de plats diététiques et échanges de recettes, organisation de sorties... L'objectif n'est pas ici d'assurer un suivi administratif, mais plutôt de susciter des échanges et de proposer une ouverture sur l'extérieur à des personnes souvent repliées sur elles-mêmes et très imprégnées de leur culture.

Le frein des traditions

Cet attachement à des modes de vie traditionnels limite d'ailleurs souvent les capacités d'intervention de l'équipe. Ainsi, quand les problèmes de dépendance apparaissent, peu d'hommes acceptent d'entrer dans un établissement d'hébergement pour personnes âgées, et il est tout aussi difficile, en raison notamment de la barrière de la langue, de les faire bénéficier d'une aide à domicile dans le cadre de l'APA. « On suit un monsieur qui voulait uniquement une personne kabyle, parce que son épouse ne parlait pas d'autre langue. Et d'autres ne veulent pas que quelqu'un d'étranger à la famille vienne s'occuper d'eux. Beaucoup de femmes, par exemple, estiment qu'elles sont légitimes dans ce rôle d'aidant et qu'elles ne seraient pas de bonnes épouses si elles se déchargeaient sur quelqu'un d'autre », assure Khadija Pasquier.

La conseillère sociale interprète a posé sur la grande table un plateau argenté et des coupes remplies de morceaux de sucre. Un monsieur d'une soixantaine d'années se dévoue pour servir le thé à la menthe. Comme tous les mardis après-midi, l'équipe organise une rencontre autour d'un thé. Ils sont une quinzaine, tous des hommes, à être venus aujourd'hui. Certains engagent timidement la conversation avec leur voisin, d'autres plaisantent avec Nicole Chambon et quelques-uns demeurent silencieux, un peu gênés. Il a fallu du temps pour les habituer à venir dans cette grande salle du CCAS sans autre but que de discuter, de se faire plaisir en regardant ensemble la télévision et de tisser des liens autour d'un thé. « Au départ, on ne pouvait pas les réunir comme ça, simplement pour prendre le thé, parce que ça leur paraissait futile. Pour nombre d'entre eux, le loisir ne fait pas partie de leur mode de vie. Récemment, on a organisé un pique-nique au puy de Dôme. Certains sont là depuis quarante ans et n'étaient jamais montés là-haut », explique Khadija Pasquier.

Libérer la parole

Les discussions informelles du mardi après-midi sont aussi l'occasion de laisser émerger des problématiques qui n'apparaissent pas dans le cadre plus strict des permanences d'accueil. Ainsi, quelques-uns ont pu confier à d'autres leurs difficultés liées à la consommation d'alcool. Cette libération de la parole est importante pour le travail réalisé par l'équipe, explique Nicole Chambon : « Il est beaucoup plus facile pour nous de travailler sur un accompagnement aux soins quand une personne aborde d'elle-même son problème d'alcoolisme que lorsque c'est passé sous silence et dénié. » Progressivement, l'atmosphère se détend. Khadija Pasquier, saluée par des sourires et des éclats de voix, apparaît avec des gâteaux secs. Des rires fusent dans les groupes qui se sont formés autour de la table.

Les problèmes ne sont pourtant pas restés à la porte du CCAS, et rapidement quelques participants interpellent les membres de l'équipe, des papiers à la main. Les yeux vifs malgré ses 82 ans, Kouider Amor explique d'une voix éraillée qu'il a quitté en novembre dernier son village, dans la région d'Oran, en vue de faire valoir ses droits à la retraite pour les huit années passées dans l'armée française. L'équipe s'est adressée à un avocat spécialisé pour tenter de débloquer la situation de ce vieux monsieur sans grandes ressources et hébergé pour l'heure par un jeune étudiant. D'autres, à l'instar de Tahar R'Miqui, brandissent des courriers de la CRAM exigeant des remboursements des sommes perçues dans le cadre de l'ASPA pour avoir séjourné trop longtemps dans leur pays d'origine. Arrivé en 1974, ce Marocain de 70 ans a travaillé toute sa vie pour des entreprises du bâtiment de la région. Aujourd'hui, il ne dort plus et ne sait pas comment faire pour rembourser les milliers d'euros que l'administration lui réclame. « Je ne pense qu'à ça. Ça m'aide de venir discuter avec les gens ici. Quand je reste seul, je pense trop. » Le même abattement est perceptible chez d'autres personnes âgées qui ont reçu également, sans s'y attendre, des demandes de remboursement importantes. Un durcissement qui inquiète les travailleurs sociaux du service, pris de court face à des contrôles qui se sont intensifiés depuis quelques mois. « Pour certains d'entre eux, l'ASPA représente plus de la moitié de leur retraite et si on leur supprime ces ressources, ils ne pourront plus s'en sortir, prévient Khadija Pasquier. Dans l'immédiat, on cherche la façon de mieux les informer pour les aider, pour qu'ils puissent s'organiser. »

La fréquentation régulière des permanences d'accueil et des réunions plus conviviales du mardi après-midi témoigne de la confiance qui s'est établie au fil des années entre cette population immigrée vieillissante et la petite équipe de travailleurs sociaux. Avec des résultats qui dépassent parfois le cadre de l'accompagnement assuré au sein des permanences. Signe d'une ouverture nouvelle, pour la première fois cette année, quelques personnes accueillies dans le service social ont accepté de se mêler à d'autres groupes de retraités pour participer avec eux aux manifestations locales de la Semaine bleue. Une confiance liée à la pérennité de l'action menée depuis près de vingt ans, qui a favorisé l'identification du service par les publics et son étaiement sur un réseau informel d'acteurs du secteur social ou médical. Grâce aux orientations réalisées par ces professionnels et à un bouche-à-oreille qui fonctionne parfaitement, la population qui s'adresse au service vient désormais de tous les quartiers de Clermont-Ferrand.

Il demeure que le vieillissement de ces habitués et l'apparition de nouveaux publics, telles ces femmes venues assister leur mari, obligent l'équipe à faire évoluer en permanence les formes de suivi qu'elles proposent. « Ces personnes issues de l'immigration qui ont vieilli nous mettent devant une situation inédite, qui nous amène à émettre des hypothèses quant à leurs besoins à venir. Il y a les pères qui ont vécu seuls ici et veulent retourner au pays pour y mourir. Il y a ceux qui ne savent pas s'ils veulent rester ou repartir. Enfin, on voit arriver des femmes dont l'histoire de vie n'est pas encore écrite. On va essayer d'écrire l'histoire avec elles », assure Françoise Nouhen. En sortant de la permanence, Mohamed Taher a le sourire. Son dossier de retraite est enfin complet. Lorsqu'on lui demande quels sont ses projets, il répond, dans un mélange d'arabe et de français : « Je voudrais juste me reposer. »

Notes

(1) CCAS de Clermont-Ferrand - 1, rue Saint-Vincent - 63 013 Clermont-Ferrand - Tél. 04 73 98 07 98.

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