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Travail social, option marketing

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L'intrusion du vocabulaire managérial n'est pas nouvelle dans le champ du travail social. Ce qui l'est plus, c'est l'arrivée de termes liés au marketing, souligne Didier Bertrand, directeur du Service d'investigation, d'orientation et d'action éducative géré par l'AVVEJ, à Paris (1), qui appuie sa démonstration sur les travaux préparatoires aux « états généraux de l'enfance ».

«Une partie des travaux des «états généraux de l'enfance» sera consacrée au travail social. Des ateliers placés sous la responsabilité de personnes qualifiées, voire expertes, sont en train de dessiner les débats à venir. La lecture du compte rendu de la première séance de l'atelier n° 2, «Bien positionner le travail social» (2), destinée à «poser le cadre de réflexion», donne l'occasion d'anticiper les orientations futures et de découvrir une photographie du travail social.

La vision du travail social qui prédomine peut apparaître bien décalée tant les caractéristiques de ce que ces spécialistes nomment «l'environnement du travail social» semblent éloignées des priorités des praticiens, confrontés à la complexification de ce champ professionnel, à l'accentuation des problématiques sociales, à la redéfinition du contexte institutionnel... A aucun moment, il n'est question du sentiment d'épuisement professionnel ou d'insécurité qui les guette, de l'incohérence de politiques sociales en perpétuel mouvement ou des dangers d'une marchandisation...

L'enjeu de cet atelier est-il de favoriser la reconnaissance des professionnels en exercice ou de diffuser un vocabulaire nouveau aux accents mercantiles ? Force est d'observer l'emploi de termes qui relèvent d'autres univers professionnels. Pendant des années, le vocabulaire managérial a envahi le discours professionnel sous prétexte d'une meilleure gestion. Cette fois-ci, une nouvelle étape est franchie avec l'utilisation de mots qui sont habituellement employés dans le secteur du commerce ou dans le marketing (que nous nommerons «mercatique» pour échapper à l'influence anglo-saxonne).

Ainsi, l'atelier n° 2 a choisi de promouvoir le verbe «positionner» et le substantif «positionnement». Selon Le Robert. Dictionnaire historique de la langue française (1998), «positionnement calque les sens de l'anglais positioning (1966), gérondif substantivé de to position. On pourrait substituer réglage à cet anglicisme critiqué mais très courant, notamment pour désigner une technique de marketing (1973)». Les «états généraux de l'enfance» sont l'occasion de définir le «bon positionnement du travail social». A la recherche du «bon réglage», quelques experts en travail social convoquent le vocabulaire de la mercatique, cet «ensemble de méthodes et d'outils destinés à identifier, stimuler, capter, satisfaire et fidéliser une demande de consommation et à adapter en permanence la stratégie globale de l'entreprise à l'évolution de cette demande».

Selon Pierre-Louis Dubois et Alain Jolibert, «on appelle positionnement la stratégie qui vise à faire occuper à un produit ou à une marque une position originale dans l'esprit des consommateurs» (3). D'après Marc Filser, «le positionnement est considéré comme une décision stratégique majeure pour l'entreprise dans un contexte concurrentiel caractérisé par la surabondance de l'offre et la difficulté pour l'entreprise d'accéder à l'acheteur» (4). L'émergence d'un tel vocabulaire doit susciter la vigilance alors qu'il est de plus en plus question d'appel d'offres, de concurrence entre associations, de regroupements pour ne pas risquer la disparition... Le «bon positionnement du travail social» risque de transformer les interventions sociales et éducatives en prestations de services, voire en produits qui obéiraient aux lois du marché ou d'un commerce qui concernerait non plus des usagers mais des clients potentiels devenus consommateurs.

Une inquiétante « revalorisation »

D'après ce compte rendu, le nouveau positionnement du travail social pourrait s'accompagner d'une «revalorisation» de celui-ci. Une telle perspective est inquiétante si l'on en croit Raoul Villette, quand il propose cette définition de la (re)valorisation : «artifice d'ordre communicationnel destiné à compenser la dépréciation de la valeur vénale d'une marchandise ou d'une activité par un accroissement supposé de sa valeur symbolique» (5). Soumis aux critiques d'un nouveau «management» qui, au nom des usagers, a imposé une technocratie moderniste et une spécialisation organisationnelle dont le symbole est l'évaluation, le travail social apparaît fragilisé, en proie au doute et à l'incertitude. Il ne va plus de soi et doit sans cesse justifier son existence, tant sur le plan économique qu'idéologique.

Ce n'est pas la première fois qu'une sémantique à connotation commerciale infiltre le discours sur le travail social. Ainsi, le référentiel professionnel de l'éducateur spécialisé adopté en 2007 fait référence à une «commande sociale éducative» aux allures également mercantiles. Selon ce référentiel, «son intervention, dans le cadre d'équipes pluri-professionnelles, s'effectue conformément au projet institutionnel répondant à une commande sociale éducative exprimée par différents donneurs d'ordre et financeurs, en fonction des champs de compétence qui sont les leurs dans un contexte institutionnel ou un territoire».

Qu'entend-on par »commande sociale éducative» ? L'emploi d'une occurrence fortement liée au commerce aurait pu susciter des questions, voire des réactions. En adoptant cette formule, y a-t-il eu ambition de regrouper différentes «commandes» : commande politique, publique, administrative, associative... ? La conjonction de ces deux termes semble aller de soi, être une évidence alors que, de fait, elle est récente puisqu'il a longtemps été question d'une «demande sociale», dont la définition est bien plus précise. Ainsi, le Commissariat général au plan, lors de la préparation du XIe plan (1993), la définit de la sorte : «Une nouvelle demande sociale se dessine peu à peu à partir de ces textes : celle de la prise en charge de la cohésion sociale et du lien social. Le danger pour la cohésion sociale ne vient plus de la hiérarchisation verticale inégalitaire, mais de l'éclatement en cercles successifs d'exclusion.» Ce rapport insiste sur les mutations que vit la société et, par incidence, le travail social : «Comme notre société, le travail social est devenu moins simple : la montée du chômage en a étendu la charge et la difficulté, tout en modifiant la demande que la société lui adresse. L'aide, mais aussi l'insertion.» La demande sociale est la demande qu'adresse la société aux travailleurs sociaux.

Glissement sémantique

Comment et quand est-on passé d'une «demande sociale» à une «commande sociale» ? Ce glissement sémantique s'inscrit dans une succession de changements souvent sources d'opposition entre «présent» et «passé». Jacques Ion (6) évoque ainsi des couples devenus symptomatiques d'une opposition autour des pratiques professionnelles entre «modernes» et «anciens» : intervenant social/travailleur social, bénévolat/professionnalisme, court terme/long terme, relationnel/éducatif, accompagnement/normatif, proximité/distance, individuel/collectif...

La référence à la société inscrite dans le terme «sociale» suppose que cette commande relève d'enjeux globaux, qu'elle est une commande au-delà des particularités. Portée par l'ensemble de la société, elle ferait consensus, voire unanimité. Elle repose sur un discours prononcé en haut lieu, dans des sphères lointaines dont on pressent l'existence mais dont la réalité nous échappe. Qui sont ces donneurs d'ordre ? Cette volonté de masquer la «commande politique» derrière une «commande sociale» est-elle une façon de dépolitiser la question sociale ? D'en faire un problème technique ? De neutraliser l'idéologie ? Faire référence à une politique publique peut paraître anachronique, tellement cette ambition semble d'un autre âge, quand l'Etat social était encore établi, vivant, quand l'idée de planification perpétuait une vision à long terme, inscrivait le travail social dans la durée.

Le sociologue Michel Chauvière attirait notre attention il y a peu sur les dangers de la gestion appliquée au social et sur les risques de «chalandisation» qui guettaient un champ professionnel de plus en plus soumis à des impératifs économiques qui tuent toute démarche clinique (7). Le philosophe Dany-Robert Dufour, s'interrogeant sur les évolutions radicales de notre société, a, quant à lui, attiré notre attention sur l'apparition d'une novlangue propice à «la généralisation de l'inauthentique», dont l'emploi d'un «on» sans identité et déresponsabilisé est révélateur (8). Plus récemment, le psychanalyste, Roland Gori, animateur de l'«Appel des appels», nous rappelait que «pour résister à ces dispositifs de servitude que constituent les normalisations des pratiques professionnelles et sociales, il faut toujours davantage s'engager dans une culture des métiers, de leur éthique et de leur finalité spécifique« (9).

Les travailleurs sociaux ont probablement à défendre leur identité professionnelle ou de métier en étant vigilants sur les mots employés. Sinon, ils risquent d'être transformés en «opérateurs sociaux» soumis aux injonctions de l'ingénierie sociale, privés de toute parole politique, assujettis aux logiques gestionnaires. Le travail social n'est pas un produit, les bénéficiaires ne sont pas des clients ou des consommateurs, les travailleurs sociaux ne sont pas des vendeurs... La concurrence, si elle devait se développer, aurait pour conséquence de produire du «moins» alors que c'est du «plus» qui s'impose : plus d'écoute, plus de disponibilité, plus de reconnaissance... Plus de performance aussi en ces domaines serait source de qualité ! Alors qu'il y a toujours plus d'austérité et de compétitivité, que se creusent les inégalités, notre société a probablement besoin de générosité. C'est sans doute ailleurs que pourra se construire le travail social de demain, lors des «états généreux pour l'enfance», par exemple, que viennent d'initier plusieurs associations intervenant dans le champ de l'enfance (10).

Contact : SIOAE 75 - AVVEJ : 43 bis, rue d'Hautpoul - 75019 Paris - Tél. 01 40 34 93 21 - direction.sioae75@avvej.asso.fr

Notes

(1) Didier Bertrand participe par ailleurs aux travaux du Mouvement pour une parole politique des professionnels du champ social (MP 4-champ social).

(2) Voir le site www.etatsgenerauxdelenfance.famille.gouv.fr.

(3) Le marketing : fondements et pratique - Ed. Economica, 1998.

(4) Marc Filser est l'auteur de l'article sur le marketing dans la version DVD de l'Encyclopédie Universalis (2005).

(5) La langue du capital - Editions Les nuits rouges, 2009.

(6) Le travail social en débat(s) - Sous la direction de Jacques Ion - Ed. La Découverte, 2005.

(7) Trop de gestion tue le social. Essai sur une discrète chalandisation - La Découverte, 2007 - Voir ASH n° 2550 du 21-03-08, p. 35.

(8) Le divin marché. La révolution culturelle libérale - Ed. Denoël, 2007.

(9) L'appel des appels. Pour une insurrection des consciences -Editions Mille et une nuits, 2009.

(10) Voir ASH n° 2655 du 16-04-10, p. 19.

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