De l'aveu de tous les acteurs associatifs de l'aide et du soin à domicile, leur activité a toujours composé avec une certaine forme de précarité. Mais les clignotants se sont mis soudain au rouge. Fin 2009, une centaine de structures, représentant 60 000 personnes aidées, se déclarent en cessation de paiement et quelques premières procédures de liquidation judiciaire commencent à faire la une des journaux locaux. Un collectif réunissant 16 organisations de professionnels et d'usagers (1) monte au créneau et prévient qu'en 2010 « le nombre de structures concernées pourrait être de l'ordre de 300 à 400 ». La CFDT Santé-sociaux estime, de son côté, la débâcle à « 11 523 emplois remis en cause, et près de 11 millions d'heures d'intervention en moins pour l'aide aux familles, aux personnes âgées ou handicapées ». En février dernier, les partenaires sociaux de la branche à domicile (2) envoient un courrier alarmiste à Xavier Darcos, alors ministre chargé de la famille et de la solidarité, en prévenant que « faute de financement suffisant, les structures se retrouveront dans l'incapacité d'assurer les missions d'intérêt général sur l'ensemble des territoires ». Du jamais vu dans le champ social.
Les raisons de la crise abondent, et la taille des associations n'a rien à y voir. « C'est à une usure continue des trésoreries que les opérateurs ont à faire face », explique Josiane Rota, directrice de Prodessa, une association multiservice du Jura employant 700 salariés. Intervenant simultanément auprès des personnes âgées dépendantes, des personnes handicapées, et sur mission du conseil général dans le champ de l'enfance en danger, l'association gère un service de soins infirmiers à domicile (SSIAD), un service d'hospitalisation à domicile, un accueil de jour pour malades Alzheimer, et, prévoyante, s'est engagée après la loi « Borloo » sur les services à la personne du 26 juillet 2005 dans la création d'une filiale sous statut commercial pour différencier les activités de confort de la prise en charge des personnes fragilisées. « On aurait pu penser que cette polyvalence aurait servi de tampon à la crise. Nous avions par exemple imaginé notre filiale commerciale comme un sas permettant d'éviter les ruptures d'emploi pour nos salariés dans l'exercice de tâches ménagères. Mais dans la réalité, il en a été tout autrement. » Comme dans de nombreux départements, les caisses de retraite ont réduit le volume d'intervention attribué à leurs ressortissants de GIR 5 ou 6, assure la directrice. « Une personne aidée qui pouvait bénéficier de 30 heures d'intervention auparavant, se retrouve avec des plans d'aide de 10 à 12 heures mensuelles. » A cette première perte sèche se sont ajoutés les effets de l'ouverture de l'aide à domicile au secteur marchand et la dilution des besoins d'aide des personnes âgées dans un nombre accru de structures agréées par le conseil général. « Une concurrence déloyale dans la mesure où les opérateurs commerciaux s'implantent dans les villes, laissant aux associations la charge de couvrir l'ensemble du territoire. » A cela s'ajoute un phénomène « plus opaque et plus pervers » avec les chèques emploi-service universel (CESU), introduits par la loi « Borloo ». « N'importe qui peut se lancer avec les CESU sans qu'il y ait ni contrôle de compétences ni qualification exigée. Quelqu'un peut ainsi proposer ses services par petites annonces sur la base de 15 € de l'heure, quand nos prestations sont à 21 € . Sauf que les personnes qui pensaient s'acquitter de leur aide avec un simple chèque se retrouvent en situation d'employeur avec l'obligation de payer des cotisations patronales. Dans le Jura, un tiers des dossiers prud'homaux concernent désormais des CESU », dénonce Josiane Rota. Résultat : une perte d'intervention de 10 000 heures en 2008, puis de 15 000 heures en 2009, se soldant par un déficit financier cumulé de l'ordre de 400 000 € . « Sur les seuls fonds propres de l'association, ça ne va pas durer longtemps », résume Josiane Rota.
Même des pionniers des services à la personne, comme la Fondation Maison des Champs, à Paris, vacillent dans la tourmente. Premier employeur du XIXe arrondissement de la capitale avec 500 salariés, cette fondation reconnue d'utilité publique, née en 1931, s'est elle aussi engagée dans une politique de diversification des réponses à destination des personnes âgées ou handicapées, avec des services de garde itinérante de nuit et autres accueils de répit ou appartements d'hébergement temporaire. Pourtant, c'est à un déficit de l'ordre de un million d'euros qu'elle doit faire face aujourd'hui. « Nous tenons grâce à des avances que les banques nous octroient, confie Jean-Paul Deramble, président de la fondation. La situation ne semble pas émouvoir la Ville de Paris, qui comme beaucoup de collectivités ne sait plus très bien où en est l'intervention à domicile. Après tout, si certaines associations historiques disparaissent, il est possible de se dire qu'il y aura d'autres intervenants, d'autres façons de prendre en compte les situations à domicile, sans que cela crée de clash social ou mental particulier. » Comptant plus de 30 % de personnels qualifiés parmi ses salariés, la fondation a fait ses calculs. « Si ce taux baissait à 25 %, nos budgets retrouveraient l'équilibre », assure Jean-Paul Deramble, qui s'interdit de « laisser la prise en compte des populations fragiles aux seuls techniciens et aux seules logiques de financement ».
Mais le calcul est tentant. Un des risques identifiés par le collectif des employeurs serait que certaines structures abandonnent les prises en charge les plus onéreuses (populations les plus dépendantes, isolées, peu accessibles), en se détournant des missions d'intérêt général et d'aménagement du territoire qu'elles assument de fait depuis de nombreuses années. « Au-delà d'un problème sectoriel, estime le collectif, c'est bien un problème de société dont il s'agit, et les conséquences risquent d'être désastreuses : démantèlement des réponses de proximité, baisse de la qualité, refus de prendre en charge les personnes avec les besoins les plus importants, augmentation du reste à charge pour l'usager... »
Alors que le secteur avait vu sa reconnaissance dans la loi 2002-2 comme la possibilité de se développer en partenariat avec les pouvoirs publics, la réalité est rude. Dans les fédérations, l'heure est au bilan. « Le système tout entier est devenu obsolète, constate Thierry d'Aboville, secrétaire général de l'Union nationale des associations ADMR (Association du service à domicile). Il y a une crise économique forte qui se traduit par une non-reconnaissance des coûts de la part des financeurs. Mais on peut aussi se demander si l'usager a conscience du véritable coût des interventions. Tout le monde se voile la face par rapport à cela. » Second réseau français d'aide à domicile avec environ 100 000 professionnels, le modèle de « réseau intégré » de l'ADMR, fort de 3 500 associations locales mutualisant leur gestion au niveau départemental, ne l'a pas mis pour autant à l'abri des difficultés. En décembre 2009, sa puissante fédération du Finistère, née en 1949, était placée en redressement judiciaire en raison de pertes mensuelles estimées à 400 000 € . Plus de la moitié des 92 ADMR finistériennes présentaient également un déficit, soit quelque dix millions d'euros de pertes cumulées. Au siège de l'Union nationale, on dément toute idée de mauvaise gestion associative. « La situation est l'aboutissement d'un grand nombre de paradoxes, explique Thierry d'Aboville. Les fédérations et les financeurs se sont engagés d'un commun accord dans une logique de professionnalisation, de structuration du secteur, sans que soit posé derrière le problème du coût. On nous a aussi demandé d'assurer la continuité du service social sur les territoires, mais sans reconnaître que cela comportait des exigences financières. De même, les financeurs ont voulu coller de plus en plus à la demande, mais avec des effets délétères, comme de conduire les opérateurs à diviser les actes en quarts d'heure. » Et la liste est longue. Ainsi, pour s'engager dans la logique de qualité impulsée par la loi 2002-2, l'ADMR a lancé depuis deux ans un processus de certification AFNOR de l'ensemble de son réseau, avec l'objectif de parvenir, fin 2011, à 75 % d'associations labellisées. « Il reste que ces exigences passent par des évaluations internes et externes qui sont engageantes financièrement », ajoute le secrétaire général. Qui paiera ?
A l'UNA (Union nationale de l'aide, des soins et des services aux domiciles), premier réseau d'aide et de soins à domicile, avec environ 1 200 grosses associations multiservices, 145 000 professionnels, et 110 millions d'heures d'interventions, le constat est également amer. Après quelques liquidations retentissantes, environ 180 structures affiliées sont aujourd'hui dans une situation financière jugée « critique ». Au point que les difficultés des adhérents à payer leur cotisation ont conduit, début 2010, le siège national de l'UNA à se placer en redressement judiciaire (3). Du jamais vu, là encore. Pour Emmanuel Verny, directeur général de l'UNA, le secteur paie aussi le prix du faible intérêt qu'il suscite auprès des décideurs politiques. « L'aide à domicile est un secteur abandonné par le ministère chargé des affaires sociales. Beaucoup de responsables politiques ont cru qu'avec le développement de l'allocation personnalisée d'autonomie [APA] à domicile, les problèmes étaient réglés. Or nous n'avons cessé d'attirer l'attention des pouvoirs publics sur les difficultés qui subsistaient, sans que rien n'avance. Du coup, ce qui n'est pas réglé se sédimente. » De fait, parmi les problèmes jamais résolus, celui de l'absence d'approche partagée sur la prise en charge d'une personne dépendante à domicile apparaît hautement révélateur. « Depuis des années nous réclamons une conférence de consensus sur l'analyse des besoins d'une personne, l'élaboration d'un plan d'aide et l'articulation des aides humaines et techniques, de l'aide professionnelle et de l'aide aux aidants familiaux. En dépit d'études et d'expérimentations, la puissance publique ne s'est jamais donné la peine de créer des référentiels s'imposant à tous ceux qui, de près ou de loin, ont à voir avec l'intervention à domicile », déplore le directeur général de l'UNA. Conséquence : des plans d'aides au titre de l'APA ou de la prestation de compensation du handicap (PCH) extrêmement variables d'un département à un autre, sans qu'aucune fourchette d'intervention puisse être opposée aux financeurs. Le déficit chronique d'image du secteur par rapport à celui des établissements joue dans cette étonnante indécision. « L'intervention à domicile continue d'être assimilée à l'aide ménagère, au travail domestique féminin, qui, dans l'esprit de beaucoup de décideurs, n'a pas de valeur monétaire, soupire Emmanuel Verny. Nous souffrons d'une crédibilité insuffisante en tant qu'opérateur économique, alors même que le chiffre d'affaires du seul réseau de l'UNA est de deux milliards d'euros et qu'aucun groupe de maisons de retraite ne peut prétendre en faire autant. Je ressens cela comme une grande injustice. Mais il faut reconnaître que nous n'avons pas su jouer de cette dimension économique pour nous affirmer auprès des pouvoirs publics. Nous sommes encore trop dispersés. »
Au final, tandis que les établissements continuaient de faire l'objet des priorités publiques, les acteurs du domicile ont vu les départements trancher dans le vif pour limiter les effets conjugués de l'assèchement des finances et de l'explosion des dépenses sociales. L'ADMR observe que certains conseils généraux proposent de « compresser » les coûts d'intervention jusqu'à 17 € de l'heure et de maintenir en contrepartie le volume des aides. D'autres vont mettre en place un impôt de solidarité, comme en Saône-et-Loire. Certains encore vont tarifer l'intervention à 19,50 € , mais n'en payer que 18,50 € aux associations, la différence étant à la charge de l'usager (Ille-et-Vilaine). Enfin, un département comme le Lot veut créer une société d'économie mixte centralisant les prestations d'aide à la personne et « démarche pour cela l'ensemble des réseaux présents sur son territoire », assure l'ADMR. Plus préoccupante encore est la tendance de fond que remarque l'Association des paralysés de France (APF), qui gère un réseau d'une vingtaine de services spécialisés dans l'aide à domicile des personnes handicapées. « Certains départements refusent en toute mauvaise foi d'autoriser les services, ce qui représente une manière de privilégier l'agrément qualité sur l'autorisation (4). Sur nos vingt structures, la moitié n'est pas autorisée », dénonce Jean-Marie Barbier, président de l'APF. Problème : l'agrément qualité, introduit par la loi « Borloo », ne relève pas du code de l'action sociale mais du code du travail, avec comme effet d'interdire à une structure de pratiquer des soins et d'être financée au titre d'une mission d'intérêt général et d'utilité sociale. « On nie notre spécificité médico-sociale. On nous met en concurrence avec des opérateurs qui ne font pas et ne feront jamais la même chose que nous, en nous objectant par exemple que nous coûtons deux fois plus cher qu'un service pour personnes âgées, sous-entendu d'aide ménagère », proteste Jean-Marie Barbier. L'ardoise est lourde : de 500 000 € en 2009, le déficit cumulé des 20 services est passé à 3,5 millions d'euros, indique l'APF, qui campe sur sa position et « se refuse » à augmenter les tarifs aux usagers.
Pour autant, des voix s'élèvent pour dénoncer la stratégie suivie par les associations en réponse à la concurrence exercée par les intervenants commerciaux. « Nous avons aussi nos combats à mener en interne, sur qui nous sommes et quel est le sens de notre action. Je pense que les fédérations ont perdu leur âme en sautant à pieds joints dans le plan Borloo », confie une directrice. Bernard Ennuyer, sociologue et directeur de l'association d'aide à domicile Les Amis, à Paris, confirme : « Tout le monde s'est engagé tête baissée dans les services domestiques et de bien-être, qui ont surtout profité aux ménages aisés. Au final, nous nous sommes retrouvés confondus avec les opérateurs commerciaux, mais avec des missions médico-sociales et des impératifs de formation en plus qui ne nous rendaient pas compétitifs. » Et d'ajouter : « Pendant ce temps, peut-être avons-nous oublié de revendiquer que le maintien à domicile des personnes dépendantes était un des rouages essentiels de la cohésion sociale. » Une analyse que partage Florence Jany-Catrice, sociologue au Clersé (Centre lillois d'études et de recherches sociologiques et économiques-université Lille-1), une des rares chercheuses à s'être penchée sur les problèmes du domicile, en évoquant un « processus de banalisation » en cours. « En organisant en un tout des activités qui relèvent tout à la fois de l'action sociale, des services domestiques, et de services de bien-être individuel à domicile, de nombreux équilibres acquis historiquement s'effritent : d'une part, la spécificité d'une partie des activités d'action sociale est noyée dans un ensemble plus vaste d'activités relevant du confort. D'autre part, ce puzzle d'activités rend délicats les débats autour de la construction d'une convention collective commune. Enfin, les rhétoriques autour de ce secteur (compétences, professionnalisation, ouverture à la concurrence, etc.) peuvent être maniées habilement dans tous les sens », du fait de la diversité des intérêts en présence. Dans un tel contexte, l'enjeu de la coopération « est central » et pourrait même constituer « le principe premier » des valeurs défendues par les associations, estime la chercheuse. « Ce n'est pas tant la diversité des stratégies de réponse à l'oeuvre que le manque de concertation autour d'une identité commune qui conduit à la fragilisation du secteur dans ce champ », assure Florence Jany-Catrice.
Sous la pression de la concurrence, quelques premières initiatives vont déjà dans ce sens. Ainsi le lancement, en mars dernier, de Reso 92, un collectif d'une quinzaine de services d'aide à domicile associatifs ou territoriaux des Hauts-de-Seine, visant à « lutter contre la fragilisation du secteur non lucratif ». Emmené par la fédération UNA du département, ce collectif met à disposition de ses membres une plate-forme d'appel centralisée, afin d'orienter les demandes vers le service de proximité adapté à la situation de la personne, et propose de mutualiser des fonctions telles que le service juridique, la formation, voire le recrutement. « Les économies attendues sont assez modestes, puisqu'elles ne portent que sur 15 % du budget des structures, les salaires représentant le reste. L'idée est d'abord de rassembler sur une même approche de l'accompagnement et de communiquer, tant auprès des familles que des financeurs, afin de sortir de la confusion avec la prestation de confort qui masque la réalité de notre travail », explique Jean Balivet, président de l'UNA des Hauts-de-Seine. L'urgence est réelle, ajoute le porte-parole de Reso 92, en observant que la plupart des associations du département sont mal en point. « Nous essayons de rester maître du jeu. Pour l'instant, les opérateurs commerciaux n'ont pas notre compétence, à la fois sur le plan de l'efficacité et du savoir-faire. Mais le paysage se brouille et les personnes fragilisées ne savent plus à quel saint se vouer. Si les services continuaient à se banaliser, avec ce que cela suppose de sous-encadrement et de déqualification du personnel, alors là tout s'écroulerait. »
Reste le silence assourdissant de l'Etat. Après une première table ronde sur le financement de l'aide à domicile, organisée par la direction générale de la cohésion sociale (DGCS), en décembre 2009 (5), les organisations du domicile n'ont cessé d'afficher leur déception devant le « manque de mobilisation de la part des autorités de contrôle » pour donner suite au dossier. Et l'annonce, le 11 février dernier, par Nora Berra, secrétaire d'Etat chargée des aînés, de trois missions sur le financement et la tarification des services d'aide à domicile, le contenu qualitatif des plans d'aides et les besoins du secteur n'a levé qu'un vent d'optimisme provisoire (6). Le 8 mars, les organisations représentant les professionnels et les usagers auxquelles se joignait la branche du domicile se déclaraient dans un communiqué commun « consternés » de constater qu'aucune décision n'avait été prise pour un fonds d'urgence destiné aux associations en difficulté, réclamé depuis des mois. De même, alors que les missions annoncées par la secrétaire d'Etat sont censées rendre leurs conclusions le 18 juin prochain, « aucune réunion de concertation n'est prévue pour le moment », dénonçaient les signataires. Face à cet immobilisme, l'Assemblée des départements de France a engagé, pour la première fois, une concertation avec les fédérations du secteur en vue d'introduire des mécanismes de régulation dans l'aide à domicile et de rénover son financement (7).
« Des associations sont en train de mourir, tout ce qu'on nous répond c'est d'en dresser la liste en nous objectant le manque d'éléments précis pour apprécier la situation, fulmine Emmanuel Verny. Nous demandons de confier à la caisse nationale de solidarité pour l'autonomie une mission de préfiguration du fonds d'urgence pour identifier clairement les problèmes. Pas de réponse. Nous proposons qu'une grille d'analyse soit mise au point entre la DGCS et les fédérations pour aider à déterminer les difficultés économiques des associations. Aucune réponse. Le sentiment que l'on a, c'est que les pouvoirs publics jouent la montre et occupent le temps par des effets d'annonce. » La logique ? « Une volonté de laisser courir les services lucratifs, assure Jean-Marie Barbier. On se dit en haut lieu que la mise en concurrence va supprimer les opérateurs les moins efficaces, en obligeant au passage les acteurs à se poser des questions. » Quoi qu'il en soit, le dernier signal envoyé le 15 mars dernier par le ministère du Travail, qui reconnaissait envisager le « principe » d'une évolution de la législation pour permettre aux agences d'intérim de proposer des prestations d'aide à domicile, a achevé de dissiper les dernières illusions. « Ce qu'on ne voit pas, c'est que dans quelques semaines ou quelques mois, sous l'effet de l'augmentation du reste à charge pour les usagers, certains ne pourront plus se payer ces services et vont tomber dans un système de quasi travail au noir », prévient Jean-Marie Barbier.
Directeur de recherche au CNRS
Comment voyez-vous la situation actuelle du secteur de l'aide à domicile ?
Comme l'aboutissement d'un déficit structurel ancien. Ce secteur, et plus globalement celui des personnes âgées, fait les frais d'une absence de loi-cadre, comme on peut en trouver une dans le champ des personnes handicapées. On a une succession de textes qui organisent des formes d'allocations, qui appuient sur le maintien à domicile, qui rapprochent les aspects sanitaires des aspects sociaux, etc., mais rien qui donne une orientation générale venant guider les politiques publiques. En outre, sur un terrain insuffisamment institutionnalisé et professionnalisé, les associations ont tout misé sur un développement responsable conduit en partenariat avec l'Etat. Elles ont développé des stratégies de professionnalisation, elles ont porté une certaine idée de la qualité dans la tradition du service public en estimant qu'elles participaient à la construction des politiques publiques. Résultat : elles ont été impactées de plein fouet par une nouvelle conjoncture et par le recul de l'Etat sur certaines de ses promesses.
L'étonnement ne vient-il pas de la rapidité de la crise ?
La loi « Borloo » et la directive européenne sur les services ont précipité cette période, qui était déjà en germe. Mais surtout, le système s'est cassé sous l'effet d'une stratégie néo-libérale pour laquelle rien ne doit faire obstacle au marché. Les secteurs protégés par l'Etat, qui échappaient jusqu'à présent à la servitude de la compétition permanente, ont tous basculé. Ce qui vient bouleverser les représentations et réduit la croyance dans le social et les spécificités du traitement de la question sociale. Le Medef avait déjà affirmé dans les années 90 qu'il n'y avait aucune raison de fermer ce marché aux intérêts économiques, et que des entreprises étaient capables de faire aussi bien que les associations, à condition, estimait-il, que cesse la concurrence déloyale induite par le subventionnement des associations. Il y a quelques années encore, personne ne prenait cette menace au sérieux. On croyait à la force de l'idéal associatif contre l'arrivée de l'économique en pensant que le marché ne pouvait créer du lien social. Voilà le seul argument de fond qui est encore opposé aujourd'hui ! Sauf qu'il s'agit d'un argument fondé sur une sorte d'illusion des acteurs associatifs selon laquelle ce sont eux qui produisent le social. Or le social n'est social que parce qu'il repose sur un accord qui nous dépasse tous, dont nous sommes les héritiers, et qui s'appelle la République. Il représente d'abord une des dimensions du vivre ensemble dans un régime républicain. Le problème du marché n'est pas qu'il ne peut créer du lien social, il est dans le fait que le marché ne respecte pas le contrat social, car il se situe hors de tout contrat social. C'est de là que provient cette espèce de situation schizophrénique dans laquelle se trouvent les acteurs du domicile : ils n'ont pas vu que la question était éminemment politique, et non concurrentielle selon les termes de l'ennemi.
Fin d'une période et début d'une autre ?
Je ne suis pas de ceux qui disent que tout est fini. Le champ politique lui-même est traversé de contradictions. Par exemple, la sécurité sociale, quoi qu'on en dise, tient toujours en dépit des forfaits hospitaliers et des déremboursements. Nous avons encore dans notre culture politique française de la solidarité incarnée, institutionnalisée, qui fonctionne. Les acteurs associatifs eux-mêmes n'ont pas fait le deuil de leur éthique et de la dimension militante qui les caractérise. On voit ainsi un rapprochement des organisations associatives pour faire front commun, après des années de concurrence. En outre, là où le néo-libéralisme va trouver une butée, c'est dans sa conception du social comme d'un service quasi marchand. L'histoire montre que le social n'est pas un produit comme un autre, tout comme l'école ou la médecine. Et cela pour deux raisons. D'une part, si on tient toujours au principe d'égalité et de solidarité constitutif de la République elle-même, des outils de réduction des inégalités et une pensée globale de l'action restent nécessaires. L'autre raison, c'est qu'il ne semble pas possible de réifier le service. Il y a en lui une part d'humanité qui passe, des hommes parlent à des hommes dans des échanges non marchandisables. Cela relève d'un autre ordre que la qualité, sauf à penser que l'on peut tout procéduraliser en contingentant le temps.
PROPOS RECUEILLIS PAR M. P.
(1) Adessa à Domicile, ADMR, AD-PA, Aînés ruraux, APF, CNPSAA, Croix-Rouge française, Familles rurales, FNAAPF/CSF, Fnadepa, Fnaqpa, Mutualité française, UNA, UNAF, Unccas, Uniopss.
(4) La loi « Borloo » sur les services à la personnes prévoit en effet trois modalités de reconnaissance des opérateurs. L'agrément simple, destiné au activités de confort. L'agrément qualité, qui permet l'intervention auprès des publics fragiles, à l'exception des soins médicaux. Et l'autorisation au titre d'une structure sociale et médico-sociale, qui ouvre sur une tarification administrée par les conseils généraux