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Ménages à trois

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Aux Herbiers, en Vendée, la maison d'accueil familial Marie-Claude-Mignet, gérée par l'association Handi-Espoir, offre depuis la fin 2007 à des adultes en situation de handicap et à leurs parents âgés une opportunité encore rare : poursuivre leur vie commune, sans limitation de durée.

Tous les parents de personnes handicapées partagent la même crainte : qu'adviendra-t-il de leur enfant à leur décès ? Ceux qui ont fait le choix de s'installer à la maison Marie-Claude-Mignet, aux Herbiers(1), au coeur du bocage vendéen, espèrent y trouver l'assurance qu'on s'occupera de lui avec soin. Agréé à la fois en tant que foyer de vie et que petite unité de vie(2) ce lieu d'accueil familial géré par l'association Handi-Espoir a ouvert en décembre 2007 pour répondre à la problématique qui émerge avec l'allongement de la durée de vie des personnes handicapées. « Au début des années 2000, des parents d'adultes handicapés du foyer de vie que je dirige à Coëx m'interrogeaient sur l'existence de structures où ils pourraient finir leur vie à leur côté, raconte Emmanuel Bonneau, le directeur de l'établissement. Parallèlement, dans les permanences d'écoute du conseil général, des Vendéens énonçaient clairement leur crainte pour l'avenir de leur enfant handicapé. » Sollicitée par la région, Handi-Espoir imagine alors un lieu de vie innovant, au sein duquel des familles dont l'un des membres est handicapé et dont les parents sont âgés pourront poursuivre, aussi longtemps qu'ils le souhaitent, leur vie commune. En outre, le projet d'établissement stipule que chaque membre de la famille pourra rester dans la structure au décès de l'autre membre.

Dès 2003, d'importants travaux de réhabilitation sont entrepris au château du Bois-Tissandeau, monument du XVIIe siècle érigé dans un cadre exceptionnel de jardins et de bois, afin d'y installer la maison Marie-Claude-Mignet. Le concept architectural est pensé pour suivre les évolutions du public : « Celui-ci peut devenir de moins en moins valide, ou bien qui sait si, au fil du temps, le nombre de personnes handicapées ne dépassera pas celui des personnes âgées ? », précise Corine Fayet, directrice adjointe. Les 3 000 m2 de l'aile louée par Handi-Espoir au conseil général ont été découpés en trois unités. Chacune d'elles peut accueillir cinq familles (avec un logement pour les parents et un pour l'adulte handicapé) et est dotée d'une salle à manger distincte(3). De plus, un grand salon, coeur de l'établissement, sert aux activités communes. Le logement de l'adulte handicapé jouxte celui de son ou de ses parents, mais les chambres sont indépendantes et ne communiquent pas entre elles. Des aides-soignants, des aides médico-psychologiques, des agents d'entretien, une infirmière et une animatrice (soit 21 postes en équivalents temps plein) ont été recrutés, afin de proposer une aide humaine pour l'accompagnement dans les gestes de la vie quotidienne, ainsi qu'un grand nombre d'animations, à des personnes dont la dépendance est liée à l'âge ou au handicap.

L'intérêt des familles...

Un tel projet a suscité l'intérêt de nombreuses familles, séduites par le maintien des liens familiaux. Des personnes ayant toujours vécu avec leur enfant handicapé à domicile ou dont l'expérience avec les institutions a été décevante (conflits, maltraitance, fins de prise en charge...). Avec l'avancée en âge, ces parents se rendent compte que la réponse institutionnelle peut fournir la solution : d'une part, parce que leur condition les contraint à rester à domicile, limitant les sorties et les activités de l'adulte handicapé ; et, d'autre part, parce qu'ils nécessitent parfois des soins, qu'ils ont différés ou refusés afin de ne pas laisser leur enfant handicapé seul ou en foyer.

Pour être admis à la maison Marie-Claude-Mignet, la personne handicapée doit être âgée de moins de 60 ans et ses parents de plus de 60 ans. Tous les handicaps sont acceptés - actuellement sont accueillis huit infirmes moteurs cérébraux, trois déficients intellectuels, deux personnes trisomiques, deux handicapés psychiques et un autiste - du moment que les pathologies mentales sont stabilisées et qu'elles ne nuisent pas à la vie en collectivité. Autre frein à l'entrée dans l'établissement : le besoin en assistance médicale. Pour l'instant, la structure n'est pas médicalisée. Enfin, l'origine géographique des résidents se révèle importante : « Nous avons reçu des demandes venant tant de Montpellier que de la région parisienne, mais elles n'ont pas abouti. C'est déjà difficile d'entrer en établissement, ça l'est encore plus s'il y a déracinement familial », observe Corine Fayet. Elle ajoute : « Au final, notre liste d'attente n'est pas longue. Beaucoup de personnes visitent la maison sans être encore prêtes à franchir le pas. »

... et le doute des professionnels

Du côté des acteurs du médico-social, ce projet a surtout suscité du scepticisme - « d'abord, parce qu'il n'existait aucun établissement structuré comme le nôtre », pointe Corine Fayet. Il s'éloigne en effet de tous les schémas classiques de l'aide sociale et médico-sociale. Des structures accueillant adultes et parents dans deux unités séparées existent. On trouve également des établissements d'hébergement pour personnes âgées dépendantes (EHPAD), où la personne handicapée, parfois encore jeune, peut être admise, mais doit se conformer à un projet d'établissement qui ne lui est pas adapté. Celui de la maison Marie-Claude-Mignet a été décrié par un secteur qui considère comme une aberration le fait de marier deux populations que l'on tente d'ordinaire de séparer. La directrice adjointe, ancienne psychologue, s'est elle-même longuement interrogée avant d'accepter le poste : « J'ai adhéré au projet après ma rencontre avec Emmanuel Bonneau, qui m'a détaillé la philosophie de l'association Handi-Espoir. Certes, le fonctionnement de la maison ne s'appuie sur aucune vérité établie, mais il me semble qu'il y a là un défi à relever. On est, en France, dans une réponse institutionnelle trop rigide ! » L'établissement revendique un travail sur la séparation psychique grâce à l'intervention du tiers - le professionnel -, en s'appuyant sur l'assurance qu'une séparation physique ne sera pas imposée : les leviers pour intervenir dans la relation parents-enfant, tout en permettant l'émergence des désirs de chacun, sont multiples.

De fait, gérer la cohabitation des deux publics n'est pas simple. « Nous savions que ce serait compliqué, mais pas autant que cela ! », concède la directrice adjointe. Les parents ont tendance à surprotéger l'adulte handicapé. En établissement, même s'ils ont choisi de s'adresser à des professionnels, ils peinent à accorder leur confiance. « A l'ouverture de la maison, quand un soignant faisait une toilette, le parent voulait être présent. Toute notre problématique a été de lui demander de sortir de la pièce sans le menacer dans sa fonction parentale. Nous intervenons au rythme de chacun, en faisant comprendre que nous pouvons prendre le relais. Nous sommes dans le champ professionnel, eux dans celui de la parentalité. Il y a forcément des points de friction... », décode Corine Fayet. Pas facile en effet de s'immiscer dans des habitudes de vie qui durent depuis des décennies, avec des « couples » parents-enfant qui ont toujours vécu ensemble, voire partagé la même chambre. Jean et Nicole Biget, 69 ans, et leur fils Jean-François, 39 ans, vivent au château depuis 2008 : « C'est le handicap de notre fils qui nous a motivés. Il a toujours vécu avec nous, donc nous n'envisagions pas de séparation. Jean-François est autonome physiquement, mais il s'ennuyait et nous étions fatigués. Ici, il participe à de nombreuses activités l'après-midi, il a l'impression de vivre davantage. Mais, à notre sens, les professionnels ne s'en réfèrent pas assez à nous. Nous connaissons notre fils depuis trente-neuf ans et nous savons ce qu'il lui faut ! »

Trouver la bonne distance

Tout l'enjeu est là : dans la distance à prendre entre professionnels et parents, et dans celle à instaurer entre parents et enfants. Pour Eva Merlet, animatrice, les parents interviennent trop dans l'intimité de l'adulte handicapé. « Un adulte s'inscrit pour faire une promenade en calèche et sa mère passe derrière pour le désinscrire, sous prétexte qu'il fait trop froid ! Je ne peux nier ni l'envie du résident ni la crainte du parent. Il faut être souple, résume-t-elle, tout en préparant le programme des séjours d'été. Un autre exemple : je propose pour la deuxième année des miniséjours «Pêche et nature». Les parents ayant du mal à accepter que leur enfant ne soit pas sous leur responsabilité pendant deux jours, tous les adultes handicapés n'ont pas accès à ce loisir. L'an dernier, une maman a mis comme condition que le séjour ne soit pas éloigné de plus de 30 kilomètres des Herbiers. Je m'y suis pliée afin que son fils y participe. En espérant qu'un jour elle l'autorise à partir plus loin... C'est un jeu de patience et de confiance. »

Dans un premier temps, ces problématiques ont pu perturber les professionnels, formés pour travailler sur le désir et l'autonomie. « Nous avons détricoté leurs savoirs, sans leur demander de les renier. Cela demande un suivi psychologique des salariés et des adaptations en matière de management », concède Corine Fayet. La directrice adjointe révèle qu'elle a axé ses recrutements sur la capacité des professionnels à ne pas s'enfermer dans des schémas d'accompagnement rigides. Parmi eux, Stéphanie Rapin, aide-soignante, croisée dans un couloir au cours d'une séance de stimulation à la marche avec Rémi Chevalier, 51 ans, polyhandicapé. Elle témoigne : « La «difficulté» majeure est la parentalité. Chaque famille arrive avec son histoire, ses valeurs. On dénombre 15 familles et autant de prises en charge diverses. » Dans la salle d'animation, Eva Merlet ajoute : « Il y a 16 adultes handicapés et 19 parents, et il faut considérer chaque élément - la mère, le père, l'adulte, l'enfant, le parent, l'épouse, le mari... Nous n'avons pas que deux publics ! C'est un jeu relationnel très complexe. Les régulations, une fois par mois, nous aident à décoder ces enjeux. »

Pierre-Charles Martineau et Delphine Barré, aides médico-psychologiques, sont en pleine rédaction du projet de vie de Brigitte B. « Pour le finaliser, nous consultons sa mère, ce que nous n'aurions pas fait dans un foyer de vie classique. Ici, nous travaillons en permanence sous le regard des parents. Nous nous introduisons par la force des choses dans leur famille. » Pendant leurs années de vie commune, les parents ont souvent fait « à la place » de leur enfant, l'empêchant sans le vouloir de développer certaines compétences. Rémi Chevalier est ainsi capable de mettre ses chaussons seul, alors que, auparavant, sa mère le faisait pour lui. « Il faut agir avec tact car quand l'adulte met en avant des capacités qu'il n'avait pas montrées jusque-là, cela peut donner l'impression aux parents qu'ils sont passés à côté de quelque chose, précise Stéphanie Rapin. Aussi, il m'arrive de leur demander comment réagir face à un comportement de leur enfant, puis d'y ajouter ma touche professionnelle. Cela les valorise et ils comprennent alors que nous ne sommes pas là pour prendre leur place. »

Dans l'unité Les Bleuets, les convives se mettent à table, en silence. Monique Chevalier, octogénaire, s'adresse en patois vendéen à son fils Rémi. Elle habite au château depuis son ouverture et a perdu son mari quelques mois plus tard. « M'installer ici, c'était la meilleure solution, car je commençais à être fatiguée. C'était le moment. » Quant à Odette Brochard, la maman de Marcel, 47 ans, atteint d'un handicap psychique, elle fut la première inscrite : « J'ai su par la presse locale que l'établissement allait ouvrir. J'étais en bonne forme, mais j'envisageais l'avenir. Mon fils n'avait quasiment aucune activité, il n'allait que de temps en temps à l'hôpital de jour. Deux jours après notre installation à la maison Marie-Claude-Mignet, il m'a dit : «Je suis très content d'être là.» C'est plus dur pour les parents. »

En effet, alors que, en France, l'âge moyen d'entrée en maison de retraite est de 84 ans, les parents qui résident ici ont entre 65 et 90 ans. Leurs demandes sont variées, notamment en matière d'autonomie : « Certains sont en fauteuil roulant, tandis que d'autres sont arrivés avec leur caravane et leur chien. On a recréé une microsociété, avec des personnes de tous âges et de tous milieux sociaux », commente Corine Fayet. D'ailleurs, si les parents sont solidaires de par le handicap de leur enfant, peu se côtoient en dehors des repas. Monique Chevalier confirme : « Je connais tous les résidents, mais pas comme des amis. On n'est pas invités dans les appartements des uns et des autres. » Nicole Biget et son mari ne participent à aucune des activités proposées au sein de la maison : « Les autres résidents sont beaucoup plus âgés que nous, nous préférons prendre notre voiture et partir en balade. » « Je me suis rendu compte que les plus grandes difficultés concernent les parents jeunes qui sont venus avec l'idée qu'il fallait assurer l'avenir. Leurs angoisses étaient plus fortes que la contrainte de vivre en établissement. Mais ils se retrouvent dans un lien de dépendance dont ils n'éprouvent pas forcément le besoin, décrypte la directrice adjointe. Pour les trois familles encore en très bonne santé, les professionnels ne sont donc que contrainte, menace et intrusion. Une situation qui a été tellement difficile à vivre que l'une d'entre elles a préféré partir. Avec le recul, je pose désormais davantage de conditions à l'admission. » Le directeur de la structure, Emmanuel Bonneau, ajoute : « Toute la difficulté est de faire cohabiter des personnes qui pensent qu'elles sont venues ici pour l'adulte et pas pour elles, mais qui, malgré tout, exigent que l'on s'occupe bien d'elles, avec des attentes fortes en hôtellerie. » « C'est vrai, observe Corine Fayet. Nous sommes dans une collectivité et, si beaucoup d'efforts ont été faits sur la qualité des menus, nous ne proposerons jamais les prestations d'un restaurant. Les parents ont du mal à le comprendre. Même si je sens que derrière cette plainte se cache autre chose... »

Il est vrai, alors que certaines femmes aiment encore à cuisiner, l'entrée en établissement les contraint à abandonner brutalement cette tâche. « Une dame nous l'a dit très justement : « Je passe devant une boucherie et je ne peux plus acheter mon steak ! » » Pour pallier ce problème, hormis la cuisine collective, l'association a pour principe d'admettre qu'il n'y a pas forcément de réponse professionnelle à tout : s'ils le peuvent, les parents ou les adultes handicapés sont libres d'assumer les tâches du quotidien. Pour la lingerie, des machines industrielles côtoient des machines ménagères ; un agent d'entretien est affecté à chaque unité, mais les parents qui le désirent peuvent faire le ménage dans leur logement ; chacun peut aider à mettre et à débarrasser la table... Et les résidents s'organisent ainsi dans les unités Les Bleuets, Les Coquelicots et Les Boutons d'or.

Au final, aucun jugement négatif

En janvier dernier, pour la première fois depuis l'ouverture de la maison, un adulte handicapé est devenu orphelin. Les professionnels ont alors pu mettre en pratique ce qui est au coeur du projet d'établissement. « Il s'agit de Marguerite G., 50 ans, atteinte d'infirmité motrice cérébrale, pour laquelle les professionnels effectuaient déjà un accompagnement dans tous les actes de la vie quotidienne, d'autant que sa mère était invalide. Cette disparition n'a donc aucune conséquence du point de vue du relais technique, mais sur le plan affectif cela change tout », note Corine Fayet. Ce qu'a suscité ce décès a surpris la directrice adjointe : « Chez les parents âgés, il y a généralement une suspicion sur la capacité de l'équipe à s'occuper de leur enfant quand ils ne seront plus là. Au final, nous n'avons perçu aucun jugement négatif. Deux ans après l'ouverture de l'établissement, c'était notre baptême du feu ! » Du côté des personnes handicapées, la mort de Mme G. a fait émerger des questions émouvantes sur la fin de vie de leur propre parent. « Ils ont compris qu'il ne serait pas toujours là et ont décidé de s'y préparer en demandant, à leur manière, plus d'autonomie. Ces réactions et questionnements sont des leviers d'accompagnement intéressants. »

Concrètement, la maison héberge une famille dont la mère développe une pathologie Alzheimer. Infirme moteur cérébral, son fils est déboussolé. « Avec l'accompagnement du centre médico-psychologique, nous lui avons proposé de prendre ses repas dans la salle à manger d'une autre unité, et donc de le séparer progressivement de sa mère, explique Corine Fayet. Toutes ces solutions, à nous de les inventer au quotidien, car nous n'avons pas de recul, pas de regard extérieur ni d'exemple à suivre. La souplesse d'organisation, notre maître mot, est primordiale, il en va de la survie du projet. »

Notes

(1) Maison d'accueil familial Marie-Claude-Mignet : Le Bois-Tissandeau - 85500 Les Herbiers - Tél. 02 51 64 78 00.

(2) La structure, qui fonctionne avec un budget global de 1,4 million d'euros, applique une double réglementation. Le prix de journée dans la petite unité de vie est de 47,65 € , celui du foyer de vie est de 238,88 € . L'établissement est habilité à l'aide sociale. Le personnel n'est pas affecté à un public particulier.

(3) La maison Marie-Claude-Mignet a reçu un agrément pour l'accueil de 15 familles et pour 3 places d'hébergement temporaire.

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