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Lettre ouverte aux cadres des institutions sociales

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Ils en ont assez de la prédominance du « discours sécuritaire et managérial », ainsi que de la « dynamique destructrice » à l'oeuvre dans le secteur social. En rédigeant cette lettre ouverte à leurs pairs, Pierre Cocrelle, chef de service éducatif, Claude Lafuente, directeur de MECS, et Didier Lesbats, directeur d'une structure expérimentale pour adolescents, tous trois exerçant en Gironde, espèrent provoquer un sursaut.

«Pourquoi nous adresser aux cadres ? Parce que le discours dominant du management, triste avatar de l'incursion de l'idéologie libérale dans nos secteurs, tend à les cantonner dans une fonction de décideurs copiée sur le modèle du chef d'entreprise et de ses supplétifs...

Nous faisons dès maintenant le pari que plusieurs de nos collègues n'acceptent pas - ou plus - cette dérive utilitariste qui les oblige progressivement à s'inscrire dans le marché de l'action sanitaire et sociale, abandonnant ainsi un principe fondateur de nos actions associatives : la mission déléguée de service public.

Nous faisons le pari qu'une résistance peut s'organiser à partir des cadres de direction de notre secteur, quels que soient leur niveau de formation, la taille et le mode d'organisation interne de leur structure ou service, mais aussi leur niveau d'intervention. C'est pourquoi nous nous adressons aux chefs de service, directeurs adjoints et directeurs et, à travers ces fonctions, à l'ensemble des salariés du secteur.

Nous pouvons détourner, au profit d'une autre vision de l'organisation et de la fonction du travail social, la place à laquelle un système libéral en crise veut nous assigner.

En ajoutant au triptyque républicain les termes de laïcité et de solidarité, nous osons affirmer qu'il ne peut pas exister un réel travail social reposant sur des conceptions conservatrices ou communautaristes et comptons sur le possible réveil d'une «militance/résistance ?» parmi nos collègues.

A partir de ces fondements partagés, le débat entre nous redeviendrait possible et nous pourrions renouer avec la dispute fraternelle, caractéristique fondamentale de la démocratie véritable, qui sera toujours plus riche que le consensus illusoire actuel qui voudrait exiger des cadres du social une neutralité (prétendument bienveillante) politique, signe de la respectabilité de leur position...

Pourquoi maintenant ? Malgré des oppositions importantes, dont la principale est organisée par l'«Appel des appels» (1), nous devons reconnaître que les principes émancipateurs participant de l'histoire du travail social sont mis à mal et les premières données concernant les «états généraux de l'enfance» (2), sollicités par le président de la République, ne peuvent que nous inquiéter...

Dans les domaines complémentaires à nos actions, nous avons trop échoué face au discours sécuritaire et managérial. Citons notamment la disparition de la spécificité et de l'indépendance du défenseur des enfants ; la refonte partielle de l'ordonnance 1945 qui remplace progressivement le préventif par du répressif et délègue à l'administratif ce qui relève du judiciaire en tant que garant des libertés individuelles ; le discours sécuritaire sur les malades mentaux et la critique implicite des formes de suivi extra-hospitalier avec une priorité donnée aux traitements comportementaux ; l'inclusion du médico-social dans les agences régionales de santé et donc les agences de performances qui y sont liées, ce qui aboutit à octroyer une place marginale au secteur médico-social dans un vaste ensemble de conception sanitaire ; la dénégation de la situation particulière des mineurs isolés étrangers.

Aujourd'hui, le gouvernement de Monsieur Sarkozy et son administration viennent s'attaquer, sous des prétextes d'économies d'échelle et de rationalisation de l'action publique, à une des richesses de notre secteur, à savoir sa diversité.

Des innovations entravées

En voulant réduire à moyen terme, de façon drastique, avec le soutien possible de processus d'évaluation externe, le nombre d'associations gérant des structures ou services, il nous propose de mettre en oeuvre un système de concentration de type capitalistique (et monopolistique) qui, outre qu'il favorisera des formes d'organisation de plus en plus pyramidales, ne permettra plus, ou tout au moins limitera, les innovations qui font l'évolution de nos pratiques.

Dans cette dynamique destructrice, tout le monde cherche des partenaires, chasse à l'affût le regroupement inespéré, mais se retrouve surtout appelé à un jeu concurrentiel où la sauvegarde de la structure prédomine souvent sur le projet... cela, hélas, à la satisfaction de certains cadres ou conseils d'administration qui oublient que nos institutions relèvent, mais pour combien de temps encore ?, de l'économie sociale et solidaire...

S'engager et soutenir ce choix politique, c'est ouvrir la porte à ce que Michel Chauvière a dénoncé comme une «marchandisation du social», ce qui entraîne la définition de populations cibles, suivant des critères de rentabilité. Il en résulte que la situation de la personne et sa prise en charge sont seulement appréhendées en termes de coûts et d'efficacité immédiate. A trop parler de clients, nous acceptons et développons le clientélisme.

Il ne faut pas que nous passions, sans rien dire, d'un système solidaire à un système sauvage d'exploitation de la misère du monde.

La fascination qu'éprouvent certains cadres de notre secteur pour des discours propres à l'entreprise, le plus souvent à partir de concepts déjà éculés dans le monde commercial et industriel, démontre la faiblesse de notre positionnement spécifique et, plus largement, la méfiance vis-à-vis de l'ensemble des acteurs du social qui, hier, ont constitué une force oppositionnelle face aux dérives qui nous sont proposées aujourd'hui comme vérités.

Des approches antinomiques

Gérer, animer une structure en service social exige une approche plurielle, une connaissance de la complexité humaine, une prise en compte de la singularité, une réflexion sur les phénomènes transférentiels mis en oeuvre à chaque niveau de l'institution.

Le mode de production de l'entreprise oblige à un mode mercantile de langage et de relation à l'autre qui est totalement en opposition avec les principes du secteur social.

Nous pourrions même ajouter que l'entreprise dans sa version économique libérale se méfie et se défend des éléments propres à notre coeur de métier, quitte à utiliser une terminologie parfois similaire, mais bien entendu pervertie, afin de mieux séduire la clientèle. Aujourd'hui, la concurrence et son cortège de violence prenne le pas sur la solidarité. Lorsque cette concurrence pousse (inexorablement) au conflit, ce ne peut être que la force qui l'emporte...

Il y a les gagnants et les perdants. La fétichisation de la marchandisation conduit à la fin des rapports sociaux.

Plutôt que de se gausser du management participatif, ou du management généralisé qui, pour reprendre l'expression du juriste et psychanalyste Pierre Legendre, «expérimente la casse du sujet humain», il faut que nous puissions nouer un véritable dialogue avec les institutions représentatives du personnel et que les directions et les conseils d'administration, rompant l'isolement de leur position mégalomane d'employeurs-patrons, prennent parti quand les servants du social sont attaqués ou déconsidérés comme improductifs ou trop laxistes, voire quand la laïcité et la fraternité, ferments du lien social essentiels pour notre action, sont remises en cause.

L'économie, même «durable» ou «écologique», serait-elle désormais notre unique raison de vivre ?

Notre temporalité et nos mots ne pourront jamais être ceux des managers dont le souci premier demeure le retour sur investissement et qui considèrent le personnel comme une simple ressource de fonctionnement...

Que ceux qui prennent du plaisir dans l'énonciation du discours «entrepreneurial» n'oublient pas les travaux de Christophe Dejours sur la souffrance au travail.

Nous avons dans notre boîte à outils, héritière de notre histoire, un riche et sensible vocabulaire, une vision de l'homme qui dépasse les dualités producteur/consommateur ou client/service. Pour autant, nous ne souhaitons pas que l'opposition pécheur/rédempteur revienne à la mode dans un travail social qui ferait de nouveau appel aux mouvements caritatifs, aux institutions religieuses ou communautaristes de toute obédience.

Enfin, comme le souligne Michel Chauvière, «il est parfaitement justifié, même urgent, de développer une sociologie critique de la gestion et cela tout spécialement dans le secteur social au moment où celui-ci est confronté, à son tour, au tournant utilitariste contemporain» (3).

Peser dans le débat

Cette lettre ouverte émanant de cadres du social n'a pas pour vocation la mise en oeuvre d'une organisation, ni pour ambition de voir éclore un mouvement nouveau dans le secteur. Elle se propose seulement de rappeler certains enjeux fondamentaux à un moment décisif pour l'avenir des missions en travail social.

A chacun d'entre nous, dans la complexité de sa fonction et des missions dévolues, d'articuler, le cas échéant, l'éventuelle pertinence de cette analyse. Mais si c'est, pour le présent, une voix encore singulière, plus vite nous serons nombreux à l'exprimer hors des instances officielles de représentation normative, plus fort se fera entendre la critique nécessaire à un renouveau du travail social. »

Contact : cadsoc@hotmail.fr

Notes

(1) Voir notamment ASH n° 2595 du 6-02-09, p. 26.

(2) Voir ASH n° 2647 du 19-02-10, p. 5 et 19 et ce numéro, p. 19.

(3) « L'action sociale à l'épreuve de l'hypergestion. Proposition pour le développement d'une sociologie critique », article paru en juillet 2008 sur le site www.travail-social.com.

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