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Travail social : quelle recherche ?

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Existe-t-il, ou même peut-il exister, une « recherche en travail social » ? La question divise, comme le montrent les deux contributions que nous publions cette semaine. L'Association des chercheurs des organismes de la formation et de l'intervention sociales (Acofis) - par la voix de Manuel Boucher, Mohamed Belqasmi, Régis Pierret et Gérard Moussu -, ainsi que le sociologue Michel Chauvière répondent clairement par la négative. De son côté, Stéphane Rullac, chargé de recherche à Buc Ressources et membre du Centre d'études et recherches appliquées, explique à quelles conditions une telle recherche lui paraît possible.
MANUEL BOUCHER, MOHAMED BELQASMI, RÉGIS PIERRET, GÉRARD MOUSSU membres du conseil d'administration d'Acofis MICHEL CHAUVIÈRE directeur de recherche au CNRS

Pour le développement d'une recherche scientifique intégrée dans les instituts de formation en travail social

«Depuis le lancement, en mars 2008, de l'appel à projets de la direction générale de la cohésion sociale (DGCS) sur la constitution de «pôles ressources régionaux 'recherche-formation' de l'intervention sociale», l'Acofis, qui s'est créée en 2006 notamment pour favoriser le développement d'une recherche scientifique autonome dans le champ social, mais aussi pour faire reconnaître la nécessité et l'existence de chercheurs professionnels dans ce champ, a tout de suite considéré, au regard de ses objectifs, que la création de ces pôles représente un progrès notable (1). En effet, en permettant la création de «pôles recherche», l'Etat réimpulse une dynamique de recherche qu'il avait lui-même initiée avec la création des IRTS et l'arrêté de 1986 qui leur a donné une mission de recherche ; en outre, il reconnaît aux établissements de formation leur légitimité à développer des activités de recherche et à créer une dynamique partenariale avec les acteurs locaux impliqués dans le champ social et politique ainsi que dans le monde de la formation supérieure et de la recherche. Une telle dynamique est d'ailleurs maintenant également affirmée par les représentants des centres de formation s'inscrivant dans l'Union nationale des associations de formation et de recherche en intervention sociale (Unaforis). Aujourd'hui, ceux-ci ont pris conscience que s'ils souhaitent s'inscrire dans l'espace concurrentiel de la formation supérieure au niveau européen, en devenant par exemple des «hautes écoles en intervention sociale» (HEIS), le développement de la «recherche intégrée» dans les écoles du travail social est une nécessité.

Néanmoins, lors de notre colloque du 16 mars à Bordeaux consacré aux «pôles ressources» (2), nous avons tenu à souligner que leur création n'est pas exempte de risques importants de confusion pouvant se révéler contre-productifs pour le développement de la recherche au sein de l'appareil de formation en travail social. Par exemple, l'appel à projets de la DGCS ne met pas en garde contre la mise en place de projets confondant ingénierie sociale et recherche scientifique, ou mise en oeuvre de «pôles» et création de laboratoires ou de centres de recherche, ou encore vis-à-vis de projets favorisant le développement de la recherche à l'extérieur des centres de formation.

Nous soutenons ainsi que si les établissements de formation veulent être reconnus comme des espaces de production et de valorisation de recherches scientifiques, ce qui renforcera leur crédibilité et leur impact, ils doivent s'organiser pour favoriser le développement d'une recherche «d'excellence» produite par des chercheurs professionnels reconnus par la «communauté scientifique», condition d'ailleurs nécessaire à l'élaboration d'un réel rapport partenarial avec l'université.

Dans cette optique, il nous apparaît donc essentiel que les instituts de formation en travail social, au-delà des déclarations d'intention, revendiquent des moyens financiers et humains pour produire de la recherche scientifique, d'une part, en favorisant la visibilité de chercheurs professionnels reconnus par d'autres chercheurs agissant dans des sphères traditionnellement considérées comme plus académiques par la qualité des travaux scientifiques qu'ils produisent et valorisent et, d'autre part, en clarifiant le statut des chercheurs et de la recherche dans leurs établissements. En effet, sans aucun jugement de valeur de notre part, il nous apparaît essentiel de distinguer le travail de recherche, mis en oeuvre par des professionnels de la recherche, et celui de la formation, développé par des pédagogues qualifiés. Cette distinction identitaire est une condition sine qua non pour favoriser de réelles coopérations entre ces acteurs.

En outre, nous ne partageons pas le point de vue selon lequel il existerait une «recherche en travail social» dotée d'un corpus théorique et d'une méthodologie ad hoc. Le travail social professionnel est d'abord un choix de société. Il est le fruit d'une volonté politique cherchant à réguler et combattre les inégalités. Cette volonté prend alors la forme d'un ensemble d'activités sociales conduites par des personnes qualifiées (assistants sociaux, éducateurs spécialisés, éducateurs techniques, conseillers en économie sociale et familiale...) combinant des compétences professionnelles et techniques (connaissance, rigueur, efficacité, responsabilité, créativité...) avec des valeurs humaines (respect de l'individu considéré comme un acteur capable de transformation), démocratiques et républicaines (croyance en des actions de solidarité et de justice sociale facteurs de changement social). Dans la pratique, les travailleurs sociaux agissent dans le cadre d'une mission autorisée et/ou prévue par la loi, au sein de structures publiques ou associatives, en faveur de personnes ou de groupes en difficulté, afin de contribuer avec eux à la résolution de leurs problèmes. A partir de cette définition, il nous apparaît donc limpide que penser que le travail social puisse être considéré comme une «discipline scientifique» est une impasse.

Une « discipline académique »

Cette conception permet sans doute de produire un travail d'observation des pratiques, voire d'analyse ou d'évaluation, mais ne peut pas se confondre avec un travail de recherche scientifique en référence aux sciences sociales. Si nous ne voyons pas d'inconvénients à ce que le travail social puisse représenter, comme c'est le cas dans plusieurs pays de l'OCDE, une «discipline académique», au croisement de plusieurs champs disciplinaires (sociologie, psychologie, ethnologie, psychologie sociale...), ce qui lui octroie une reconnaissance sociale permettant ainsi aux travailleurs sociaux de maintenir une autonomie vis-à-vis des logiques en contradiction avec leurs références déontologiques fondamentales, notamment les logiques sécuritaires en plein développement, nous affirmons qu'en aucun cas le travail social ne peut être confondu avec une «science», autrement dit un «ensemble de connaissances d'une valeur universelle, caractérisées par un objet et une méthode déterminés, et fondées sur des relations objectives vérifiables» (3).

En définitive, en défendant l'idée qu'il est nécessaire de développer une recherche scientifique intégrée au sein de l'appareil de formation en travail social, nous tenons à réaffirmer que nous ne souhaitons surtout pas participer à l'établissement d'une improbable «recherche en travail social». En effet, par la mise en oeuvre de programmes de recherches exigeants d'un point de vue épistémologique, éthique et politique, nous avons plutôt la volonté de contribuer au développement d'une meilleure compréhension et à une démystification des nouvelles formes de contrôle social et de réification des personnes en situation de vulnérabilité, et ainsi de participer à l'amélioration des capacités de réflexion et d'action de travailleurs sociaux soucieux d'agir pour l'émancipation des individus et des groupes. »

Contact : acofis@gmail.com - www.acofis.org

STÉPHANE RULLAC Educateur spécialisé, docteur en anthropologie, chargé de recherche à Buc Ressources et membre du CERA (Centre d'études et de recherches appliquées) (4)

« La recherche en travail social doit être le moteur d'une réflexion méthodologique »

«Une revue du champ social titrait récemment «Quelles théories pour quelles pratiques en travail social ?» (5). L'utilisation de l'expression «en travail social» est symptomatique d'une évolution épistémologique. Ce secteur professionnel commence à être perçu comme un champ cohérent, considéré en lui-même, pour lui-même et par lui-même. Au-delà d'une pratique, la reconnaissance d'un savoir endogène se développe. Dans ce contexte, les chercheurs du travail social se mobilisent et des oppositions d'acteurs apparaissent logiquement.

La ligne de fracture repose sur la revendication de l'autosuffisance des sciences sociales académiques et la réfutation d'une science en travail social, appliquée à l'opérationnalité professionnelle. Le principal argument est que le champ du travail social est trop dominé pour constituer un champ social homogène susceptible d'être étudié de manière endogène. Pour cerner ses enjeux, il suffirait de demeurer en extériorité et de s'intéresser aux lois et aux politiques sociales qui en déterminent essentiellement la structure. En refusant de reconnaître la recherche en travail social, les sciences sociales, sociologie en tête, réalisent leur propre prédiction et privent ce champ d'une capacité à se penser, à s'émanciper et à se faire reconnaître. Une science ne se définit pas en fonction de son objet mais de la manière de le traiter. Une science devient science en pratiquant de la recherche. Autrement dit, le travail social n'est pas une science parce que la recherche n'est pas reconnue en tant que telle. Ce qui peut apparaître comme une tautologie n'en est pas une. Le statut d'une science est le fruit d'un rapport de forces construit socialement. Le développement d'une recherche en travail social est un outil politique au service de l'autonomisation du travail social. Pour le moment, la sociologie possède un quasi-monopole concernant la connaissance de ce champ (publications, colloques, références conceptuelles, recherches, etc.). En reconnaissant une recherche en travail social, et à terme une science du travail social organisée en discipline appliquée, les sciences sociales perdraient l'accès privilégié à un terrain et la capacité d'en produire l'unique discours savant.

Empirisme versus positivisme

La difficulté pour le travail social est de se faire reconnaître par les sciences sociales préexistantes, qui évaluent cette légitimité avec leurs propres critères, dans une logique ethnocentrique. Il s'agit de la traditionnelle opposition entre l'approche empirique et positiviste. La dimension appliquée et professionnelle sont des freins aujourd'hui dans une représentation dominée par le positivisme scientifique. Pour autant, il n'est pas question de contester la légitimité de la science fondamentale à investir le travail social, mais de revendiquer une place pour la science appliquée. Alors, ce secteur professionnel pourra marcher sur ses deux pieds, dans le cadre de la science du travail social, en déclinant la recherche «sur» le travail social - en extériorité - et «en» travail social - en intériorité. Pour cela, la légitimité du savoir situé doit rejoindre celle du savoir universel. C'est à partir de cette connaissance produite par ces deux types de recherche que l'expertise en travail social peut s'atteler à résoudre les problèmes posés par la mise en oeuvre concrète de l'intervention sociale.

Le travail social possède son propre objet théorique dont la finalité est pratique, par le biais de l'opérationnalité de sa fonction sociale. Pour que la recherche en travail social existe, il faut organiser institutionnellement la capacité de ce champ à produire de la connaissance, selon les modalités scientifiques adaptées aux sciences appliquées. Alors, nous pourrons dépasser les fausses dichotomies entre sciences fondamentales et appliquées. Il est alors important de quitter le débat non performatif de la «légitimité à», pour rejoindre celui du «comment faire». Examinons alors la démarche qui pourrait constituer la base méthodologique d'une recherche en travail social.

Ethnologie versus sociologie

L'objet de la recherche en travail social est de créer des connaissances capables de soutenir l'intervention des acteurs de ce champ professionnel (épistémologie, éthique, méthodologie). Autrement dit, cette recherche participe directement à la professionnalisation du travail social. Cette recherche est impliquée de deux manières : le chercheur est engagé dans le dispositif qu'il étudie en tant qu'opérateur ; le chercheur n'est pas engagé dans le dispositif mais à l'échelle de la profession. Dans les deux cas, bien différents, le défi commun est de mener à la fois une rupture épistémologique et une construction d'un professionnalisme individuel. L'engagement du chercheur en travail social constitue le conflit structurant le noyau méthodologique de la recherche en travail social. Sa résolution passe par un débat à l'échelle de la profession et de tous les métiers. Dans ce contexte, les références de l'ethnologie sont davantage opérantes que celles de la sociologie, dans la mesure où les biais de l'expérimentation personnelle ont été pensés depuis fort longtemps. La gestion des sentiments, notamment de l'angoisse pour reprendre l'approche de Georges Devereux, n'est alors plus considérée comme un obstacle, mais comme une source d'informations à gérer et à intégrer à la recherche. Fondamentalement, ce questionnement concerne toutes les interventions en travail social qui se structurent toutes autour de cette contradiction fondatrice en lien avec la rencontre avec l'altérité. Il serait en effet illusoire de penser que l'intervention sociale ne soit pas une déclinaison de la méthodologie de recherche. C'est pourquoi la recherche en travail social doit être le moteur d'une réflexion méthodologique à l'échelle de la profession. Le diplôme d'Etat d'ingénierie sociale (DEIS) offre une illustration féconde en la matière et un terrain de réflexion susceptible de préparer l'avènement en France d'un doctorat en travail social. Comme en psychologie, par exemple, un docteur en travail social sera alors légitimement un travailleur social, sans pour autant nécessairement disposer des compétences professionnelles propres à la prise en charge effective d'usagers ou d'institutions.

Toute entreprise de recherche, et donc d'objectivation du réel, implique une problématisation. En travail social, cela consiste à :

définir un thème institutionnel qui circonscrit le périmètre du questionnement (par exemple l'urgence sociale) ;

déterminer un problème professionnel (par exemple, le vieillissement des SDF pris en charge qui nécessite des soins palliatifs et un accompagnement vers la mort, qui laisse les professionnels démunis) ;

proposer une conceptualisation à visée opérationnelle qui permet d'éclairer le problème identifié (par exemple, étudier dans quelle mesure la professionnalité des travailleurs sociaux concernés doit évoluer pour s'adapter à cette nouvelle donne).

Une question professionnelle

Il s'agit d'une opération technique qui offre une construction théorico-pratique résolutoire à partir d'une mise en énigme. La problématisation est ainsi une tentative de résolution d'un problème via la proposition d'une entrée conceptuelle (idée construite dans le cadre d'un débat scientifique). La problématisation en travail social est déterminée par la nature professionnelle du champ concerné. Dans ce contexte appliqué, toute problématique vise à résoudre un problème professionnel concret, par l'entremise d'une conceptualisation et d'une élaboration de compétences adaptées à la situation. Il ne s'agit pas de trouver une recette qui fonctionnerait et qu'il suffirait d'appliquer, mais de cerner des pistes de réflexion qui ouvrent des perspectives de compréhension, puis de changement et, in fine, de préconisations.

Une recherche en travail social pose fondamentalement une question professionnelle, construite autour d'un problème pratique mis en perspective conceptuellement. En la matière, les solutions consistent à apporter des réponses ou plutôt des hypothèses de réponse. Le temps de leur formulation dessine deux types de démarche : déductive et inductive. La première implique une logique résolutoire qui part de concepts existants, en passant par la pratique, pour arriver à un renouvellement des concepts. Elle convient aux sciences fondamentales. La seconde implique une logique résolutoire qui part de la pratique, en passant par des concepts, pour arriver à un renouvellement de la pratique. Elle convient aux sciences appliquées, comme le travail social.

Ainsi, la recherche en travail social nécessite une approche initiale de terrain, essentiellement de nature descriptive. La recherche doit ainsi partir de la réalité étudiée, pour en venir ensuite aux concepts qui permettent l'élucidation et la formulation des hypothèses résolutoires. C'est en fonction des concepts convoqués, dans une approche interdisciplinaire, que les outils d'interrogation peuvent être choisis (observation, questionnaire, entretien, documentation). Chaque concept donne lieu à des indicateurs d'existence que l'enquête permet de rechercher sur le terrain. Enfin, le matériau récolté est analysé en fonction de sa pertinence à valider les hypothèses précédemment formulées, dans une mise en perspective avec le débat scientifique concernant la question. En toute fin de processus, une perspective d'élaboration de préconisations est proposée.

Dans cette démarche, la place du praticien-chercheur est complexe, comme dans toutes les sciences qui passent par l'expérimentation personnelle. Si la subjectivité doit être intégrée au matériau de la recherche, elle doit aussi être confrontée à la démarche d'objectivation. Le carnet de bord constitue un bon outil à cet effet. Associé aux autres sources (usagers, collègues, documents, corpus des autres sciences humaines, corpus du travail social, etc.), le savoir de l'expérimentation s'articule aux autres types de savoirs, en l'éclairant de sa force et de sa faiblesse. C'est dans la confrontation de ces points de vue, mis au même niveau d'importance, que la recherche en travail social tire son épingle du jeu et légitime sa démarche à la fois impliquée et objective, et formalise un objet particulier qui fait de cette démarche une science à part entière. »

Contact : Buc Ressources - 1 bis, rue Louis-Massotte - 78530 Buc - Tél. 01 39 20 78 69 - stephane.rullac@buc-ressources.org

Notes

(1) Voir ASH n° 2623 du 11-09-09, p. 17.

(2) Intitulé « Les pôles ressources régionaux «recherche-formation» : un atout pour le développement de la recherche dans les écoles du travail social ? » et organisé par l'Acofis en partenariat avec l'IRTS Aquitaine.

(3) Définition du dictionnaire Le Robert.

(4) Laboratoire regroupant l'Institut de formation sociale des Yvelines, l'Ecole de formation psycho-pédagogique (Paris), l'Université de Reims et Buc Ressources.

(5) Empan n° 75 - Septembre 2009 - Ed. érès.

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