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« Parler de vulnérabilité stigmatise les pauvres »

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Les mots pour désigner la pauvreté changent. Après l'« exclusion », la « vulnérabilité » prend le devant de la scène lexicale dans le champ des politiques sociales. Un terme qui place les pauvres en situation de victimes-responsables, et non plus de citoyens, dénonce la sociologue et psychanalyste Hélène Thomas, qui publie « Les vulnérables. La démocratie contre les pauvres ».

Vous notez que le terme « vulnérabilité » s'impose peu à peu pour qualifier les populations pauvres. Que recouvre ce changement sémantique ?

Je voulais étudier la manière dont, dans le discours sur la globalisation, et surtout en ces temps de crise, on parle des classes populaires dans les discours public, expert et scientifique. Et aussi pourquoi ces discours partagent un même lexique. Déjà, dans les années 1990, la catégorie et le mot « pauvreté » avaient disparu au profit d'« exclusion ». Celui-ci est à son tour devenu un peu infamant dans la bouche des politiques et des experts. La « vulnérabilité » a alors progressivement colonisé le discours public sur la pauvreté. L'une de mes hypothèses est que ce changement de vocabulaire traduit un mouvement de psychologisation de la question sociale, avec l'effacement des groupes sociaux, des classes sociales et de la question des inégalités sociales, ainsi que le reflux des valeurs républicaines d'égale liberté et de fraternité au profit de celles d'équité, de dignité et de responsabilité. L'usage du terme « vulnérabilité » individualise les situations de pauvreté, comme s'il n'existait pas de facteurs lourds, sociologiques et économiques expliquant la dégradation de la situation de groupes entiers de population.

Comment s'est produite cette évolution ?

Le terme « vulnérable » s'appliquait à l'origine aux populations pauvres des pays en développement. Puis, dans les années 1990, il a désigné les victimes des catastrophes naturelles et des conflits. On se rappelle Bernard Kouchner portant un sac de riz aux populations somaliennes alors en guerre. Ces modèles ont été progressivement réimportés dans les métropoles des pays développés. La notion d'urgence sociale a alors émergé, concrétisée par le SAMU social. Les termes de « vulnérabilité », de « précarité » ou encore de « fragilité » contribuent, de fait, à invisibiliser les populations en difficulté dans le langage et les catégories utilisées par les experts. Parler de vulnérabilité, c'est porter un double regard, à la fois de pitié et de compassion mais aussi de mépris mêlé de crainte sur ces publics. On veut les aider tout en les maintenant à l'écart du reste de la société. Cela ne serait pas trop gênant si l'on en restait au niveau des mots. Mais, au-delà, des dispositifs politiques de prise en charge répressifs et disciplinaires les mettent en oeuvre. Dans le traitement social, il s'agit de conformer non seulement les personnes, mais aussi les corps des personnes à certaines modalités d'être, à certaines normes d'action. De plus, on demande à ceux auxquels ces normes sont destinées et aux acteurs de terrain qui les appliquent de contribuer eux-mêmes au contrôle social qu'ils subissent. C'est ce que j'appelle le « modèle de protection rapprochée ». Comme avec les dispositifs contractuels de type RSA, on délègue non seulement aux travailleurs sociaux, mais aussi aux personnes elles-mêmes, la tâche de veiller au respect des canons du contrôle et de la norme, en les rendant responsables de l'efficacité des politiques qui les concernent.

Vous écrivez que la vulnérabilité fonde un modèle sociobiologique de compréhension du social. C'est-à-dire ?

Les termes de « vulnérabilité » ou de « fragilité » renvoient inévitablement à la constitution physique ou psychologique des personnes. Ils caractérisent des personnes faibles, sans force... Ceux que l'on appelle les « vulnérables » sont ainsi réduits dans le discours à leur seule condition biologique et à leur besoins vitaux : se nourrir, ne pas mourir de froid, se reproduire. Ils ne sont pas considérés comme des individus sociaux ou des citoyens, mais pris en charge dans ce qu'ils ont de plus physiologique. Ce qui a pris le pas dans les dispositifs sociaux, c'est une approche à la fois psychiatrique, éthologique et médicale avec, quelque part, l'idée qu'il existe peut-être des facteurs biologiques ou une transmission héréditaire de cette défaillance. Ce modèle ne permet pas de voir la personne en difficulté comme un usager, un sujet de droits, mais juste comme un individu dans l'urgence à l'égard duquel on peut se dispenser d'appliquer les règles de droit habituelles.

Vous parlez des « nouveaux misérables ». Estimez-vous que l'on va vers un retour aux politiques d'assistance et de contrôle des pauvres telles qu'elles existaient au XIXe siècle ?

En utilisant cette expression, je fais évidemment allusion aux Misérables de Victor Hugo. Car l'évolution des politiques sociales s'accompagne effectivement, dans le traitement politique et juridique, d'une régression des droits individuels, notamment du droit du travail, des droits économiques et sociaux, et également des droits civils des catégories étiquetées comme « vulnérables ». Ce qui est nouveau, en revanche, c'est l'ambivalence du discours qui les présente comme des victimes tout en les stigmatisant. Tout cela avec l'appui des moyens médiatiques modernes, en particulier de l'image. Car il y a une importante mise en scène de cette urgence humanitaire qui diffuse largement ces nouveaux stéréotypes.

Vous vous montrez critique à l'égard de certains chercheurs, notamment Robert Castel et Serge Paugam, chefs de file, selon vous, du courant « précaritaire ». Que leur reprochez-vous ?

Ils ont tous les deux contribué, avec d'autres, à populariser dans le monde savant le champ sémantique de la précarité et de l'exclusion, puis celui de la vulnérabilité, qui euphémise la réalité de la pauvreté. Je trouve regrettable que des scientifiques en position d'expertise reprennent de telles catégories de sens commun pour en faire des concepts sans procéder à leur déconstruction, tout en pensant que cela n'aura pas d'effet sur les populations dont ils parlent. Je pense, pour ma part, que cela a un effet symbolique très négatif sur des personnes qui ne se reconnaissent pas dans ces étiquettes et se sentent niées dans leur capacité à avoir une représentation d'elles-mêmes politique ou sociale. Les vulnérables, ou supposés tels, n'utilisent jamais ce terme. Quand on se voit retirer les mots pour dire soi-même dans quelle situation on se trouve, on est dans une situation de double dénuement. Dénuement matériel et désappropriation des catégories symboliques qui permettraient aux personnes en difficulté de définir qui elles sont sans honte ni culpabilité et de lutter pour améliorer leur condition. Cela conduit à ce que j'ai appelé une « destitution subjective ».

Quels termes choisiriez-vous alors, de préférence à « vulnérabilité » ?

Je reconnais que ma position est un peu radicale, mais je pense qu'il n'y a pas d'usage raisonné, avec une définition contrôlée et explicite de ces termes déjà métaphoriques au départ. Le plus simple et le plus rigoureux, en tout cas dans le discours savant, serait d'utiliser les mots ordinaires que sont « pauvreté », « indigence », « misère » ou encore « dénuement ». A condition de les caractériser et de les définir sans pathos, en utilisant aussi le point de vue de ceux auxquels ils s'appliquent. Revenir à ces mots ordinaires permettrait de ne pas être embarrassé dans la description et la compréhension de cette réalité par tout ce fatras de connotations compassionnelles. Car les termes comme « exclusion » ou aujourd'hui « vulnérabilité » sont des mots-éponges. On a l'impression qu'ils permettent de rendre compte de la réalité mais, en fait, ils la cachent. La « vulnérabilité », par exemple, est un mot séduisant qui évite de parler directement de la misère des gens, et aussi un terme performatif. L'utiliser, c'est déjà agir dans le sens du contrôle social. Son usage est dangereux pour les scientifiques car sa définition n'est jamais stabilisée. De surcroît, les pauvres ne sauraient s'identifier à cette étiquette qui n'a aucune signification pour eux et les humilie. Ils ne peuvent pas se l'approprier pour s'en servir d'emblème et revendiquer des droits et des ressources en défendant leurs propres intérêts.

Qu'en est-il, dans ce contexte, du rôle dévolu aux travailleurs sociaux ?

Je crois qu'ils doivent continuer à faire ce pourquoi on les a formés. C'est-à-dire à être attentifs sans être inclusifs, à ne pas avoir des attitudes brutales ou trop directives envers les personnes auprès desquelles ils interviennent. De ce point de vue, ils se situent encore dans une logique de promotion sociale des personnes. Malheureusement, le repliement du social sur les catégories de vulnérabilité et de fragilité fait que les travailleurs sociaux, au sens de la main gauche de l'Etat, se trouvent contraints de mettre en oeuvre un programme décidé d'en haut, qui les enferme dans une sorte de huis clos avec des personnes qui, finalement, appartiennent au même univers qu'eux.

REPÈRES

Sociologue et psychanalyste, Hélène Thomas est professeure de sciences politiques à l'Institut de sciences politiques d'Aix-en-Provence. Elle publie Les vulnérables. La démocratie contre les pauvres (Ed. du Croquant). Elle est également l'auteure de La production des exclus. Politiques sociales et processus de désocialisation socio-politique (Ed. PUF, 1997).

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