Les associations du champ social réduites à un rôle de prestataires de services parmi d'autres opérateurs sous-traitants des politiques sociales, confrontées à une « discrète chalandisation »(1)(2), ignorées dans leur rôle de production ou de renforcement de liens sociaux ? C'est en tout cas un point de vue qui s'étend, un débat d'une grande actualité, des discussions sur la transposition au champ social de la « directive services » aux récents travaux du congrès de l'Uniopss, en passant par la multiplication d'articles et d'ouvrages sur la question.
Quelles que soient la sensibilité des enjeux et la réalité des risques, il ne faut cependant pas se tromper de débat. La principale question n'est pas celle de l'ouverture du champ sanitaire et social aux acteurs du privé lucratif : elle était reconnue dès la loi sociale du 30 juin 1975, aujourd'hui fondue dans la loi 2002-2. Souvenons-nous, dans le champ de la santé, que la CGT défendait, dans les années 1950, le conventionnement des cliniques privées pour assurer leur égal accès aux travailleurs. La question n'est pas non plus celle de la multiplication des appels d'offres et des appels à projets, même s'il peut en exister de caricaturaux. Rien de plus légitime, face à un besoin nouveau qu'elle juge prioritaire, que la puissance publique fixe des objectifs, les conditions économiques et sociales de leur réalisation, et mette en concurrence, de façon transparente, les acteurs, quel que soit leur statut. Non, ce qui est inacceptable, c'est le déni de légitimité collective et le refus de considérer qu'un projet associatif puisse exprimer une petite partie de l'intérêt général. Je ne m'engagerai pas dans un parallèle risqué entre dialogue civil-associatif et dialogue social, mais on voit en tout cas que l'unilatéralisme de l'Etat est plus marqué dans un champ que dans l'autre.
Il faut savoir reconnaître l'initiative sociale, l'appuyer lorsqu'elle rencontre des priorités des collectivités publiques, organiser la conjonction, dans une démarche qui ne soit pas exclusivement descendante. C'est une question d'éthique de l'action publique et du service public, si l'on se réfère au besoin d'une démocratie ouverte et de services collectifs participatifs - et, de ce point de vue là, la non-lucrativité a tout son sens. C'est une question d'efficacité tout court, si du moins l'on estime que la capacité d'engagement et d'innovation du mouvement associatif et la réactivité de la gestion associative sont des facteurs d'efficience et d'utilité publique. La capacité d'innovation ou de réactivité aux besoins sociaux n'est pas un vain mot. Qu'aurions-nous fait au milieu des années 1980 pour développer l'accompagnement des malades du sida et réagir tout de suite en matière de prévention, sans une génération associative qui n'a pas attendu la publication d'appels à projets ? Peut-on oublier que la plupart des grandes innovations de l'action sociale ces trente dernières années ont été portées à l'origine par des associations, puis légitimement encadrées dans des politiques publiques - insertion par l'activité économique, lutte contre le sida, prise en charge de l'accompagnement des toxicomanes, aide aux devoirs et accompagnement de la scolarisation, multiculturalisme et refus des discriminations, accompagnement des mourants, transformation des réponses à l'urgence sociale avec une floraison d'outils et de formules nouvelles, plus dignes et plus adaptées ?
Les associations de solidarité sont confrontées à une double évolution. Les frontières du marché se déplacent, et ce qui pouvait relever hier de réponses sociales à des besoins non solvabilisés peut aujourd'hui être largement renvoyé au marché (tourisme familial, loisirs des personnes âgées valides, certaines formes d'aide à domicile, etc.). Dans le même temps, les problématiques de désintégration sociale deviennent de plus en plus complexes, et les cas à traiter de plus en plus lourds - de la grande précarité à la prise en charge des personnes très dépendantes, en passant par la protection des mineurs. Des risques d'écrémage existent, soit par partage des publics entre privé commercial et non lucratif sur des critères de lourdeur des cas, soit, de façon sans doute plus à redouter, par l'imposition d'une relation de donneur d'ordres à opérateur, qui conduise les acteurs associatifs à concentrer leur investissement sur les mieux insérables. Il y a, là aussi, un enjeu d'égalité et de mixité sociale.
(1) Selon l'expression de Michel Chauvière.