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Aider ou surveiller les familles ?

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Déjouer aussi précocement que possible les difficultés éducatives auxquelles des parents peuvent être confrontés, telle est l'ambition de la politique de protection de l'enfance. Mais une si large acception de la notion de prévention ne laisse pas d'interroger les professionnels de l'aide et du soin, qui dénoncent une résurgence de la police des familles.

Quand par son état et/ou son comportement un enfant manifeste un écart à la norme, les pouvoirs publics ont le devoir de s'inquiéter de son sort. « Les familles ne peuvent pas faire ce qui leur chante avec les enfants - heureusement », souligne Saül Karsz, président du réseau Pratiques sociales (1). « Les enfants sont toujours «placés» dans une famille, qui est elle-même prise dans une société », ajoute le philosophe. « On vous a à l'oeil : tel est, dès la naissance et l'enregistrement du nouveau-né à l'état civil, le contrat des individus avec le pouvoir d'Etat. » Lequel peut venir vérifier au domicile des parents que leurs façons de faire ne s'éloignent pas trop des modèles prescrits et, dans le cas contraire, « replacer » l'enfant dans un milieu plus adéquat.

Consentie ou imposée, cette immixtion d'un tiers dans l'éducation des enfants, qui intervient en soutien ou en substitution partielle ou totale des parents, caractérise la politique de protection de l'enfance. Celle-ci a été redéfinie par la loi du 5 mars 2007 dans un sens très large : il s'agit de dépasser la seule prévention de la maltraitance pour détecter et pallier le plus tôt possible « les difficultés auxquelles les parents peuvent être confrontés dans l'exercice de leurs responsabilités éducatives ». A cet effet, le texte prévoit la mise en place par les départements d'une « cellule de recueil, de traitement et d'évaluation des informations préoccupantes » - au contenu non précisé par la loi -, qui sont distinguées des signalements réservés à la saisine de l'autorité judiciaire.

« La loi du 5 mars 2007 réformant la protection de l'enfance a été saluée comme étant le fruit d'une concertation avec les professionnels de l'enfance et elle a bénéficié d'une comparaison flatteuse avec la loi du même jour relative à la prévention de la délinquance », rappelle Muriel Eglin, juge des enfants à Bobigny (2). « Pourtant, les deux textes sont en cohérence et dessinent un système davantage fondé sur le contrôle que sur le soutien », estime la magistrate. A cet égard, l'effacement du juge des enfants du champ de la protection de l'enfance au profit d'un renforcement des pouvoirs du conseil général est symptomatique. En effet, si la saisine directe du juge par les enfants ou les parents reste toujours possible, l'appel à l'autorité judiciaire doit désormais devenir l'exception. La loi ne prévoit le recours à la justice qu'en cas de refus par les parents de l'aide du conseil général, d'échec de la mesure administrative ou d'impossibilité d'évaluer la situation. « Le juge des enfants semble cantonné dans un rôle coercitif à l'égard des familles qui n'adhèrent pas à l'aide proposée par les services sociaux », commente Muriel Eglin. Ce qui lui fait craindre des interventions judiciaires trop tardives et des allers et retours entre le tribunal pour enfants et l'aide sociale à l'enfance (ASE) selon le degré de soumission des familles. Interventions administratives et interventions judiciaires semblent pareillement dévoyées, souligne Muriel Eglin, car il y a, d'un côté, l'absence de liberté d'adhésion pour les familles - alors que celle-ci constitue le moteur d'un possible changement - et, de l'autre, l'absence de liberté de juger et de rechercher la collaboration des parents pour le magistrat, uniquement chargé de trancher.

« On appelle contrat avec les familles une intervention vaguement négociée sous contrainte déguisée ! », s'insurge Michèle Créoff, directrice adjointe enfance-famille au conseil général du Val-de-Marne. Cette intervention porte quelquefois ses fruits, mais il est très dangereux d'organiser nos rapports avec les parents sous cette coquille juridique contractuelle, comme si elle pouvait caractériser la relation d'aide. » A l'instar de Muriel Eglin, Michèle Créoff se dit très inquiète de l'accroissement des pouvoirs et compétences conférés aux autorités administratives locales - maire ou conseil général - par les lois du 5 mars 2007 sur la prévention de la délinquance et la protection de l'enfance, ainsi que sur la protection des majeurs vulnérables. Il s'agit là d'une « cohérence forte, extrêmement liberticide et dangereuse, de mise à mal du judiciaire », qui est indépendant du politique alors que les administrations ne le sont pas. « Même dans les situations de danger grave et manifeste, les mesures de protection de l'enfance doivent être organisées par le président du conseil général sous forme de contrat avec la famille - qui permet à l'administration départementale d'aménager l'exercice de l'autorité parentale. Sans contrôle d'une autorité tiers », regrette Michèle Créoff ((3). Quel recours auront les usagers en conflit avec l'ASE : le tribunal administratif ou le juge des enfants ? s'interroge la spécialiste du Val-de-Marne. « La nature et/ou l'imminence du danger que court l'enfant, la dangerosité des interactions parentales, tout cela la loi n'en a cure », s'indigne-t-elle. Il faut prouver que le contrat conclu avec la famille n'a pas protégé l'enfant pour qu'une mesure contraignante soit imposée aux parents. Mais comment mettre les enfants à l'abri si le conseil général ne peut saisir le juge en urgence ? Parce qu'il n'est pas possible de rester inerte face à une telle question, « on est tous en train de faire du «contra legem», c'est-à-dire qu'on met en place, dans nos départements, des protocoles disant qu'on saisit en urgence le parquet parce qu'on est incapable d'évaluer », explique Michèle Créoff, qui dénonce le rôle « exorbitant » aujourd'hui dévolu au parquet - non indépendant du politique. Désormais, en effet, le circuit du signalement, qu'il émane du conseil général, des services publics ou des établissements publics ou privés, passe systématiquement par le procureur de la République (4). Il appartient à celui-ci de filtrer les recours à la justice, c'est-à-dire de vérifier que les conditions de l'intervention du juge sont réunies et, sinon, de renvoyer les signalements aux services de l'ASE pour évaluation complémentaire ou mise en place d'une mesure de protection dans un cadre administratif. Il n'est donc pas très étonnant de voir l'ASE « noyée de demandes d'évaluation » - et ce, sans qu'elle soit dotée de moyens supplémentaires, fait observer Muriel Eglin.

Prévenir ou protéger ?

Porte d'entrée dans le dispositif de protection de l'enfance, les informations préoccupantes (IP) que le département doit évaluer peuvent émaner de sources très variées, au nombre desquelles les particuliers représentent une part non négligeable. Cependant, l'essentiel des IP vient des professionnels en contact avec des enfants - même si, affirme la Cour des comptes, beaucoup reste à faire pour sensibiliser davantage les intéressés à cette question, notamment les médecins libéraux et hospitaliers (5). D'après Marie-Blandine Basalo, médecin scolaire, secrétaire générale du Syndicat national autonome des médecins de santé publique de l'Education nationale, l'école n'a pas attendu la nouvelle loi pour former ses personnels au repérage des jeunes en danger ou en risque. « Enseignants et non-enseignants ont appris à solliciter les services de santé, les psychologues et les services sociaux de l'institution scolaire », constate Marie-Blandine Basalo (6). Il faut également noter l'existence d'initiatives locales, comme celle de la Seine-Saint-Denis, pour développer la formation d'un professionnel par circonscription scolaire (directeur d'école, conseiller pédagogique ou inspecteur de l'Education nationale) afin qu'il soit référent dans le domaine de la protection de l'enfance. »

Ce qui a changé avec la loi de 2007, c'est qu'aujourd'hui les enseignants, surtout dans le premier degré, sont nombreux à adresser des informations préoccupantes à la cellule départementale, précise le médecin. Maintenant que les IP sont distinguées des rapports de signalement au procureur, qui concernent uniquement les situations réclamant une mesure urgente, les enseignants osent davantage écrire eux-mêmes ce qu'ils ont vu ou entendu. Ils se tournent donc moins souvent vers les médecins ou les assistantes sociales scolaires pour leur demander de rapporter leurs observations. Pour les médecins scolaires, la tendance serait donc à un recentrage de leurs pratiques sur l'examen médical et le conseil technique aux fins d'une première évaluation. De réelles difficultés, néanmoins, demeurent pour définir ce qu'est une information préoccupante, notamment quand il s'agit d'apprécier d'éventuelles carences dans les domaines intellectuel, social et affectif, explique Marie-Blandine Basalo. La question déontologique concernant les informations à caractère secret qui sont partagées entre les professionnels n'est pas non plus vraiment résolue. « Le nombre et la diversité des professionnels présents à certaines réunions pour l'évaluation d'une situation et une proposition d'aide fait s'interroger sur la confidentialité des échanges et la limite de ce qui peut être dit », souligne Marie-Blandine Basalo. Et d'attirer également l'attention sur la pénurie de médecins scolaires. Celle-ci rend irréalisables les nouveaux bilans systématiques de santé à la neuvième, la douzième et la quinzième année, prévus par la loi de 2007, alors qu'il est d'ores et déjà impossible d'effectuer pour toute la tranche d'âge l'examen médical de la sixième année, qui était le seul obligatoire jusqu'à présent. « Alors faut-il informer parce qu'on n'a plus le temps d'aider ? », s'interroge Marie-Blandine Basalo. Et quid, en outre, des bilans de santé qui sont explicitement mis en relation avec la protection de l'enfance : ne doit-on pas craindre qu'ils génèrent « insidieusement un sentiment de suspicion généralisée » ?

Les équipes médico-sociales des services de protection maternelle et infantile (PMI) - qui relèvent des départements - redoutent également de voir leur approche globale de la santé familiale et infantile polarisée sur le dépistage des enfants maltraités. « La réduction de la prévention à l'unique enjeu de la protection est, en effet, une des informations - très - préoccupantes issues de la loi du 5 mars 2007 », ironise Pierre Suesser, président du Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile. « Fallait-il ainsi focaliser le regard sur les parents et les futures mamans lors des bilans de santé en école maternelle et de l'entretien du quatrième mois de grossesse, avec pour seul horizon la protection de l'enfance et non celui, plus large, de la promotion de la santé et du soutien des familles dans les aléas de la vie quotidienne ? », se demande Marie-Christine Colombo, chef de service de PMI en Meurthe-et-Moselle. Il n'y a pas de commune mesure entre des difficultés éducatives banales et « les difficultés que rencontrent les parents dans leurs responsabilités éducatives » auxquelles la loi fait référence, poursuit Marie-Christine Colombo. Autrement dit, toute difficulté ne débouche pas sur une mesure de protection, aussi « préventive » soit-elle. Mais encore faut-il une disponibilité suffisante pour maintenir vivace le travail d'accompagnement des familles en périnatalité. Or « nous sommes envahis par les informations préoccupantes », soulignent, d'une même voix, plusieurs professionnels de PMI (médecins, assistantes sociales, puéricultrices) qui déplorent les excès auxquels peut conduire le principe de précaution. Absentéisme scolaire, incivilités, divorces : « On nous signale tout et n'importe quoi » et il faut, la plupart du temps, lâcher consultations et visites périnatales pour évaluer sans délai la situation, ce qui échoit souvent aux puéricultrices et/ou aux assistantes sociales de PMI, quasiment « mandatées » à cet effet par leurs collèges de l'ASE. Avec, ensuite, de grandes difficultés pour les intéressées à étayer les familles dans lesquelles elles sont entrées par ce biais particulier. Quant au rôle du médecin de PMI dans le traitement des informations préoccupantes, doit-il être celui d'un dictionnaire médical ? D'une courroie de transmission pour obtenir d'autres praticiens des informations complémentaires sur la famille ? « On a tendance à penser que les informations déposées par les usagers auprès des professionnels de santé sont des bases de données de fait, auxquelles il est possible d'avoir accès à l'insu des patients », dénonce Bruno Percebois, médecin, membre du SNMPMI, pour qui les pratiques actuelles ont un furieux relent de contrôle social.

« La prévention primaire souffre souvent d'un déficit d'image, quand elle n'est pas carrément tournée en ridicule pour son caractère vieillot », commente Dominique Goriaux, médecin responsable du service de PMI de la Manche. Il semble, en fait, très difficile de valoriser auprès des gestionnaires territoriaux la non-survenue d'événements indésirables, comme une dépression post partum, même si l'on contribue ainsi à protéger les enfants. A l'heure où la rigueur budgétaire accroît la rivalité entre services pour l'obtention de moyens, il faut pouvoir convaincre qu'un poste de puéricultrice de PMI est plus important qu'un poste d'attachée d'administration à l'ASE, chargée des informations préoccupantes. « Il y a une méconnaissance absolue du travail de soins que nous proposons, c'est-à-dire de l'apport spécifique de la PMI à la protection des enfants », fait observer Françoise Normandin, directrice adjointe des actions de santé au conseil général de Gironde. Placée en position difficile pour voir reconnaître et respecter ses finalités propres, la PMI est mise à rude épreuve par la loi du 5 mars 2007, renchérit Marie-Christine Colombo, qui déplore le « brouillage des missions ASE/ PMI actuellement à l'oeuvre ».

A l'instar de la PMI, le service social départemental concourt, lui aussi, à la protection de l'enfance. « De plus en plus de mesures sont d'ailleurs exercées conjointement par l'ASE et le service social, ce qui n'est pas sans poser problème car ce dernier est généraliste », note Françoise Léglise, présidente de l'Association nationale des assistants de service social. Il y a donc une confusion, pour les parents, sur le « qui fait quoi ». Probablement est-ce pourquoi le service social reçoit aujourd'hui moins d'appels de parents ou de jeunes que par le passé. Il est également moins souvent contacté par les acteurs locaux (écoles, centres de loisirs, mairies, voisins). « Jusqu'à la loi de 2007, il était fréquent que ces derniers nous appellent pour parler de troubles du comportement d'un enfant, de difficultés de parents. En discutant avec nos interlocuteurs, il était possible de cerner la nature de leur inquiétude et, éventuellement, de les encourager à s'adresser directement à la famille. » Désormais, ces intervenants de proximité se tournent d'emblée vers la cellule départementale de recueil des informations préoccupantes (CRIP) : il n'y a donc plus de communication directe entre acteurs de terrain, ni de travail en amont, souligne Françoise Léglise. Un autre effet contreproductif de ce mode de fonctionnement est que la CRIP devient l'arbitre de qui doit évaluer la situation. Cette décision, donc, n'appartient plus au terrain, ce qui empêche beaucoup de partenariats locaux. En outre, quand ce sont les services sociaux de PMI qui sont saisis par la CRIP, ils deviennent des services enquêteurs : « On débarque chez les gens pour savoir pourquoi l'enfant pleure la nuit... On n'est donc plus vécu comme un service d'aide, on devient un service mandaté pour évaluer ; or le service social ne peut travailler qu'avec les personnes, explique Françoise Léglise. Tout ce qui est mis en place actuellement va organiser la fuite des services sociaux par les usagers. » Et la déclaration du président de la République selon laquelle il faut « améliorer la transmission de l'information préoccupante, prévue par la loi du 5 mars 2007, pour éviter que le nomadisme de certaines familles ne leur permette d'échapper au contrôle et à la surveillance des services sociaux » n'est certainement pas faite pour inverser la tendance (7).

Pourtant, les professionnels peuvent être « les agents d'une bonne rencontre pour un enfant, d'une rencontre susceptible de créer les conditions pour que sa vie s'organise bien, que sa famille réussisse à traverser des moments délicats », affirme Sylviane Giampino, psychologue et psychanalyste (8). L'environnement - voisins, village, organisation sociale et politique - peut avoir un « effet de violence ajoutée ou de prévention prévenante pour les enfants », souligne la spécialiste. Aussi « devrions-nous tous être de bonnes gens postées sur la route d'un enfant ».

UNE CLINIQUE À L'ÉPREUVE DU POLITIQUE

Psychologues en PMI (protection maternelle et infantile), Danièle Delouvin et Marie-José Villain rencontrent de plus en plus de situations extrêmes liées à des familles immigrées sans papiers et sans droits, qui vivent sous la menace d'une expulsion et/ou sont effectivement expulsées. Comment travailler avec ces parents et ces enfants ? « Au-delà de la seule aide matérielle, parfois vitale, il faut pouvoir soutenir une vie psychique bousculée, [...] aider ces femmes, ces hommes, ces enfants à introduire du «symbolique«, ce qui fait sens pour l'humain, dans des situations relevant d'un apparent non-sens, en les aidant à mettre des mots sur des histoires », expliquent les psychologues (9). La spécificité de cette clinique est la prégnance de la réalité économique, sociale, juridique, qu'il faut souvent écouter, ou décrypter, « avant de pouvoir accéder à une élaboration psychique du trauma vécu dans le pays de naissance, et souvent réactivé dans le pays dit «d'accueil«, du fait de la remémoration exigée par les procédures juridiques », précisent-elles. Il y a aussi une présence insistante du corps et de ses souffrances. « La personne dépourvue de lieu et de reconnaissance sociale se replie sur son corps et ses douleurs, en écho à d'autres douleurs plus anciennes. » Répéter toujours son histoire est également une mise à nu très douloureuse, qui risque de murer les usagers dans leur détresse. Aussi, « aider la personne à «se rhabiller« peut lui permettre de se voir autrement », déclarent les cliniciennes. Dans leurs consultations de PMI, Danièle Delouvin et Marie-José Villain offrent à ces patients « hors normes », comme à tout un chacun, « un espace permettant de ressentir une certaine sécurité psychique dans une permanence fiable, régulière, qui fait repère, contenant éventuel ». C'est là que peut prendre tout son sens « une véritable politique de protection de l'enfance qui ne soit pas soumise à d'autres logiques de traque et de «chasse aux enfants« », soulignent les spécialistes de la petite enfance. « Face à une politique du chiffre, du tri, de l'expulsion, nous ne pouvons opposer, en tant que professionnels - et c'est déjà beaucoup -, que notre éthique de l'accueil et du lien ».

DE NOUVELLES NORMES DE « BONNE PARENTALITÉ »

De l'autorisation de faire emprisonner ses enfants à l'interdiction de leur donner la fessée, le périmètre du tolérable en matière de mauvais traitements évolue dans le temps. Ce constat banal reçoit l'éclairage assez iconoclaste d'une étude réalisée en 2004-2005 par une équipe de sociologues suisses (10). A l'origine de leur recherche, une demande des autorités de Genève préoccupées par l'explosion des signalements sur le territoire du canton : entre 1990 et 2000, leur nombre est passé de 12 à 300. Est-ce que les familles deviennent plus dangereuses ? Pour répondre à cette question, les sociologues ont consulté de nombreuses sources écrites, émanant d'institutions et d'acteurs qui ont contribué à la reconnaissance publique des phénomènes de maltraitance. Ils ont également réalisé une trentaine d'entretiens avec divers professionnels de la protection de l'enfance et analysé 34 dossiers de familles suisses ou immigrées faisant l'objet de soupçons ou d'un diagnostic de mauvais traitements.

Première observation, qui a évidemment un fort impact sur le nombre de cas repérés : l'élargissement de la notion de maltraitance au cours des deux dernières décennies. « Durant les années 1990, la maltraitance des enfants va progressivement se définir comme ne qualifiant plus uniquement les violences physiques, mais aussi les violences psychologiques, les abus sexuels et les négligences », fait observer le sociologue Arnaud Frauenfelder (11)). Puis, à la fin de la décennie 1990, l'introduction de la catégorie des « enfants en risque d'être maltraités » aiguise le regard sur un versant « prophylactique hyperpréventif ».

Quels sont, plus précisément, les faits concrets qui inquiètent les professionnels (enseignants, infirmières scolaires, médecins, travailleurs sociaux) ? L'étude des dossiers montre qu'il s'agit généralement de signes d'alerte relatifs à l'aspect et/ou au comportement de l'enfant. « L'enfant semble avoir des problèmes et poser problème », résume Arnaud Frauenfelder, qui souligne la grande hétérogénéité des manifestations pouvant attirer l'attention des professionnels - une hétérogénéité à mettre en relation avec l'évolution de la sensibilité collective sur les questions de maltraitance. Que faire de ces informations ? Les acteurs ont un travail d'investigation et d'interprétation à effectuer pour confirmer ou infirmer ce qui, à ce stade, n'est généralement qu'un soupçon. L'enfant qui a des blessures est-il tombé ou a-t-il été frappé ? Celui qui est fatigué dort-il mal ou est-il confronté à des conflits conjugaux ? « Un certain nombre de dossiers ouverts peuvent dégonfler par la suite, au cours de nouveaux moments d'observation, et inciter les acteurs institutionnels à conclure à la fausse alerte (notamment lorsque les résultats scolaires s'améliorent ou que les parents se montrent coopérants) », explique le sociologue. Mais de nombreux dossiers font état d'un diagnostic « enfant en danger et famille dangereuse » posé après enquête. Les réponses alors préconisées s'apparentent à « des formes de remise en ordre familial ». Certaines visent à transformer le contexte de vie de l'enfant - il faut, par exemple, que les parents trouvent une crèche ou un répétiteur pour l'enfant en difficulté. Il peut aussi s'agir de modifier des pratiques éducatives inadéquates et de favoriser le développement des compétences parentales, ce qui se fait en grande partie sur le mode du conseil. « Les mesures proposées varient selon la nature des symptômes, mais elles sont aussi fonction de la collaboration des parents : tout porte à croire que ce sont les familles dociles et méritantes qui sont le moins durement sanctionnées par les institutions », avance le chercheur.

A la lumière des dossiers étudiés, il s'avère que les familles considérées comme « déviantes » et « maltraitantes » appartiennent pour leur grande majorité aux franges les plus démunies des classes populaires (trois quarts des dossiers). Ce sont des familles migrantes (deux tiers des dossiers), des familles où l'on trouve une surreprésentation de parents seuls et qui ont en moyenne trois enfants et plus (la moitié de l'échantillon dans les deux cas). Socialement parlant, la vision du rôle de parent, telle qu'elle ressort des exigences normatives des professionnels, n'est pas neutre, estime Arnaud Frauenfelder. « Coach et fin psychologue, disponible, toujours prêt à négocier, attentif aux désirs de l'enfant mais sachant poser les cadres de façon maîtrisée, le style éducatif du bon parent s'inscrit dans une transformation de la famille initiée dans les années 1960 », souligne le sociologue. Elaboré par et pour les classes moyennes qui se développent alors dans les métiers du social et de l'humain, ce modèle de savoir éduquer est celui que les agents d'encadrement des familles promeuvent auprès des fractions les plus précaires des milieux populaires, au travers de conseils et injonctions. « La lutte contre la maltraitance a un peu le statut de révélateur de la question sociale contemporaine, une question sociale euphémisée, partiellement cachée », déclare Arnaud Frauenfelder. « Ce refoulement des inégalités sociales et culturelles actuelles va avec une certaine dose de socio-centrisme », ajoute-t-il. Autrement dit, au-delà des dimensions morale et pénale de la maltraitance, il ne faut pas mésestimer les « tensions de classe [...] autour du monopole de la définition légitime de la «bonne parentalité« ».

Notes

(1) Lors des journées d'étude de Pratiques sociales intitulées « Faire famille aujourd'hui », organisées à Paris du 16 au 18 novembre 2009 - Rens. Claudine Hourcadet, secrétaire générale - Tél. 06 45 90 67 61 - www.pratiques-sociales.org.

(2) Lors du colloque du Syndicat national des médecins de protection maternelle et infantile, qui s'est tenu les 27 et 28 novembre 2009 à Paris sur le thème « Protection de l'enfance, protection maternelle et infantile : qu'est-ce qu'être protégé ? » - SNMPMI : 65-67, rue d'Amsterdam - 75008 Paris - Tél. 01 40 23 04 10 - www.snmpmi.org.

(3) Dans sa contribution au dossier « Nos futurs... Quel avenir pour les institutions de l'enfance ? » - Enfances & psy n° 40 - Ed. érès, 2008.

(4) En effet, « les services publics ainsi que les établissements publics et privés susceptibles de connaître des situations de mineurs en danger ou qui risquent de l'être » conservent la faculté de saisir directement le procureur de la République « du fait de la gravité de la situation ». Dans ce cas, ils doivent adresser copie du signalement au président du conseil général.

(5) Voir ASH n° 2627 du 9-10-09, p. 7.

(6) Lors du colloque du SNMPMI.

(7) Voir ASH n° 2634 du 27-11-09, p. 7.

(8) Lors des journées d'étude de Pratiques sociales.

(9) Lors du colloque « Protection de l'enfance, protection maternelle et infantile : qu'est-ce qu'être protégé ? » des 27 et 28 novembre 2009 à Paris - SNMPMI : 65-67, rue d'Amsterdam - 75008 Paris - Tél. 01 40 23 04 10 - www.snmpmi.org.

(10) Maltraitance. Contribution à une sociologie de l'intolérable - Franz Schultheis, Arnaud Frauenfelder et Christophe Delay - Ed. L'Harmattan, 2007.

(11) Lors des journées d'étude de Pratiques sociales intitulées « Faire famille aujourd'hui », organisées à Paris du 16 au 18 novembre 2009.

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