Dans son rapport annuel, le contrôleur général des lieux de privation de liberté se montre très critique à l'égard des nouvelles prisons. Partagez-vous ses inquiétudes ?
On a tellement dit que les anciennes prisons étaient insalubres, insupportables, dégradées, avec des rats et des cafards, de la surpopulation... On ne va évidemment pas prétendre qu'être incarcéré dans une prison neuve, c'est le bonheur, mais au moins c'est propre. Il y a des douches, des toilettes fermées, des aménagements relevant de la décence que l'on ne trouve pas dans les vieilles prisons. Bien sûr, j'ai souvent entendu dire que les détenus préféraient les établissements anciens. Mais c'est surtout lié au fait que ceux-ci sont situés en centre-ville, alors que les établissements récents sont plutôt excentrés. Ces prisons de centre-ville sont plus accessibles aux familles, ce qui n'est pas le cas de celles qui se trouvent en pleine campagne. Mais là où je suis tout à fait d'accord avec le contrôleur général des lieux de détention, c'est sur les effets néfastes, dans les maisons de sécurité récentes, du développement de la surveillance à distance et de l'éloignement des surveillants. Dans les établissements plus anciens, tout n'est pas parfait, mais il persiste une certaine humanité favorisée par la proximité avec les surveillants, qui peuvent ainsi désamorcer les conflits, prévenir les suicides, résoudre certains problèmes...
Pourquoi ne parvient-on pas à construire des prisons plus humaines ?
La responsabilité en incombe surtout à l'administration pénitentiaire, dont la conception de ce que doit être une prison pèse sur les projets architecturaux. Lors du lancement du programme de construction de 13000 nouvelles places en prison, en 1988, on avait misé sur la liberté de circulation des détenus en demandant aux architectes d'être inventifs tout en respectant les règles de sécurité de base. Il y avait eu quelques trouvailles. Par exemple, dans l'une de ces prisons, une rue centrale avait été créée pour créer un espace d'échange convivial. Aujourd'hui, on fait exactement l'inverse. Les détenus sont enfermés en cellule et n'en sortent plus que s'ils ont quelque chose de précis à faire. Il n'y a plus de souplesse. En misant sur le sécuritaire et le gigantisme pour faire des économies, on aboutit de facto à une architecture qui éloigne les surveillants des détenus et déshumanise les centres de détention.
La loi pénitentiaire du 24 novembre 2009 entend favoriser le respect des règles pénitentiaires européennes, notamment en consacrant les droits des détenus. Or, selon vous, ce texte va dans le sens contraire...
Lorsque l'on analyse cette loi avec des yeux de juriste, on s'aperçoit que, en réalité, très peu de droits y sont affirmés, ou alors en termes tellement généraux qu'ils ne créent aucun droit effectif. Par exemple, le texte dispose que les liens familiaux sont maintenus grâce aux visites et à la correspondance. Quelle nouvelle ! On le savait déjà quand même un peu... Et tout est à l'avenant. La loi affirme que les droits fondamentaux des détenus sont garantis. Mais de quels droits s'agit-il ? On ne le sait pas. En revanche, le législateur s'empresse de préciser comment restreindre l'accès à ces droits fondamentaux qu'il ne détaille pas. Seules quelques dispositions, imposées par les parlementaires contre l'avis du gouvernement, posent des limites. Je pense au maintien de l'encellulement individuel et aux restrictions sur les fouilles corporelles.
Vous êtes également très critique sur l'instauration des régimes différenciés. En quoi ceux-ci vont-ils à l'encontre des droits des détenus ?
Les régimes différenciés s'inspirent de ce qui se pratique aux Etats-Unis et dans d'autres pays. Ils partent du constat que l'on a affaire, en prison, à une population pénitentiaire très diverse, avec un certain nombre de personnes - généralement les membres de gangs aux Etats-Unis et les jeunes de banlieues en France - considérées comme difficiles à gérer car jugées imprévisibles et violentes. Il y aurait donc besoin de régimes de détention différents, selon le degré de dangerosité. Cela peut paraître logique, sauf que le système du régime différencié, en France, permet surtout à l'administration pénitentiaire de contrôler les détenus qui revendiquent et se plaignent. Il suffit de peu de choses pour relever du régime strict, un mot plus haut que l'autre à l'encontre d'un surveillant... Et il est très difficile d'en sortir, car ce système est soumis au libre arbitre de l'administration. Il existe bien un système de recours auprès du juge, mais avant qu'une décision soit prise, il peut s'écouler plusieurs mois. En outre, avec les régimes différenciés, les détenus soumis au régime le plus strict ont très peu accès aux programmes de formation et de réinsertion. Bref, à tout ce qui a vocation à les resocialiser et à faire en sorte qu'ils sortent mieux qu'ils ne sont entrés en prison. Or, si ces détenus sont dangereux, comme le prétend l'administration pénitentiaire, il faudrait au contraire tout faire pour les resocialiser.
La loi pénitentiaire institue justement l'obligation pour toute personne condamnée d'exercer une activité en vue de sa réinsertion. Or, selon le contrôleur général, seule une minorité de détenus a accès à ces activités. Pourquoi une telle carence ?
Il y a eu des initiatives très intéressantes dans ce domaine à la fin des années 1980 et dans les années 1990. Mais aujourd'hui nous sommes dans une phase de profonde régression. Bien sûr, je ne crois pas qu'un fonctionnaire, au fond d'un bureau de l'administration pénitentiaire, ait décidé un beau jour de supprimer les activités de socialisation en prison. Le problème, c'est que la priorité va désormais à la sécurité, à la discipline et au contrôle des détenus. C'est d'ailleurs un mouvement général au sein des pays développés - à commencer par les Etats-Unis, où l'on a cessé de croire en l'efficacité de ces programmes de resocialisation, et décidé de se recentrer sur la mise à l'écart des délinquants de la société et sur la discipline. Nous suivons le même chemin.
Dans ce fonctionnement carcéral de plus en plus sécuritaire, l'action des travailleurs sociaux est-elle encore possible ?
La période actuelle doit être particulièrement difficile à vivre pour des travailleurs sociaux. Le sens de leur mission est ignoré et l'essentiel des moyens va à d'autres priorités. En outre, avec la chape de plomb qui pèse sur le monde carcéral (difficultés à obtenir des aménagements de peine, mesures de sûreté, allongement des peines...), l'ambiance n'est vraiment pas bonne du côté des détenus, et cela rejaillit sur eux. Du côté des services de probation, en milieu ouvert, les choses ne vont pas mieux. Les travailleurs sociaux doivent désormais assumer des missions relevant davantage du juge d'application des peines que de leur métier, en étant chargés de préparer les décisions de justice dans le cadre de la procédure, dite simplifiée, de sortie anticipée des détenus. Dieu sait qu'ils ont autre chose à faire, avec un nombre de dossiers par personne déjà énorme, l'un des plus importants d'Europe. Mais c'est l'une des contradictions des politiques actuelles. On a rempli les prisons à ras bord, et il faut maintenant les vider. La logique voudrait que l'on procède de manière individualisée, le travailleur social essayant de favoriser des facteurs de réinsertion comme le travail, le logement, le lien avec la famille... A la place, les détenus sont mis dehors automatiquement sans aucune préparation, uniquement un contrôle obligatoire. Ça ne peut pas marcher. Les Etats-Unis, là encore, nous ont précédés. Toutes ces personnes libérées sans aucune préparation ni projet retournent massivement en prison. Pas nécessairement pour cause de récidive, mais simplement en raison de la violation de leurs obligations de contrôle. Il faut cependant souligner que, depuis le début des années 2000, dans le monde anglo-saxon, de nombreux travaux scientifiques s'intéressent à ce qui marche dans le domaine de la réinsertion. Cette nouvelle école tente de montrer comment les travailleurs sociaux et les agents de probation peuvent utiliser de nouveaux outils pour obtenir des résultats efficaces. Tout en conservant des politiques pénales très répressives, souhaitées par l'opinion publique, des efforts sont faits pour donner un contenu scientifique aux différentes approches du travail social en direction des détenus. C'est une démarche plus pragmatique qu'idéologique.
Juriste, spécialiste du droit pénitentiaire et de la probation, Martine Herzog-Evans enseigne à l'université de Reims. En 2009, elle a publié Droit pénal général (Ed. Vuibert) et L'évasion (Ed. L'Harmattan), et a dirigé La prison dans la ville (Ed. érès).