Il n'a pas quitté son blouson bombardier, et ses mains s'agitent nerveusement sous la table. C'est un trentenaire aux cheveux en brosse, qui s'efforce de rester calme. Dans une salle du point d'accès au droit de Saint-Nicolas-lès-Arras (Pas-de-Calais), il participe pour la dernière fois au groupe de responsabilisation, animé par l'association lilloise Accueil et réinsertion sociale (ARS) (1). « Sans le groupe, aujourd'hui, je serais peut-être en prison, énonce-t-il lentement. Ici, on ne vous prend pas avec des pincettes, on vous dit la vérité en face. Ça peut guérir quelqu'un qui est violent. J'ai frappé ma femme, et ça n'a servi à rien. » Florence Victor hoche la tête : « En trois semaines, vous avez dévoilé beaucoup de choses de votre vie intime, pour qu'on puisse vous aider au maximum, reconnaît la psychologue de l'ARS. Et ce que vous dites aujourd'hui, la façon dont vous gérez votre souffrance, c'était inconcevable il y a un mois. »
D'après un rapport de l'Assemblée nationale publié en juillet 2009(2), la violence dans le couple touche en France 10 % des femmes, et une femme meurt tous les deux jours et demi sous les coups de son actuel ou ex-conjoint ou compagnon. Une délinquance qui affiche un taux de récidive important, de 7,9 %, contre 5,5 % pour les violences en général. Or, à Douai (Nord), depuis 2003, la politique d'éloignement et de poursuite systématique du conjoint violent initiée par le procureur de la République Luc Frémiot a pourtant contribuer à faire retomber ce taux à 6 %. Inspiré de cette expérience, un dispositif original a vu le jour en novembre 2008, à Arras (Pas-de-Calais). Il associe un centre d'hébergement destiné aux auteurs de violences conjugales, le Home des Rosati, qui permet une éviction effective du domicile familial, et un programme de responsabilisation nommé Clotaire. Ce dispositif est né de la volonté conjointe de la communauté urbaine et du parquet d'Arras, de la préfecture du Pas-de-Calais ainsi que d'associations régionales : l'ARS, le Coin familial (3), le Petit Atre et l'Association socio-éducative et judiciaire du Pas-de-Calais (ASEJ) (4).
Créée à Lille en 1947, spécialisée dans l'accueil des mères et des enfants, l'ARS anime depuis 2002 un dispositif d'accompagnement des femmes victimes. Baptisé Brunehaut - du nom d'une reine mérovingienne suppliciée pendant trois jours par son ennemi Clotaire -, il comprend une écoute téléphonique, des centres d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) dédiés et une aide au logement. « Militants oeuvrant aux côtés des femmes, nous avons compris qu'il fallait aussi prendre en charge les hommes pour prévenir la récidive, résume Benoît Durieux, psychologue, directeur de plusieurs foyers et services de l'ARS. Les processus de soin sur lesquels investit la justice échouent souvent parce que les auteurs ne sont pas responsabilisés. Notre dispositif Clotaire intervient en amont pour amener les conjoints à reconnaître leur responsabilité. »
Doté par la loi d'une grande latitude dans sa politique pénale, le parquet désirait intensifier son travail à l'égard des auteurs de violences conjugales : « Nous disposions déjà de deux places au CHRS d'urgence du Petit Atre, à Arras, pour y fixer la résidence de conjoints violents éloignés du domicile, retrace Muriel Desurmont, substitut du procureur d'Arras chargée des atteintes aux personnes et des violences intrafamiliales. Nous avons estimé qu'il serait plus efficace de créer une structure spécifique et identifiée, qui ne rassemblerait que des auteurs confrontés aux mêmes difficultés. » Le centre d'hébergement a été installé dans une maison louée au bailleur public Pas-de-Calais Habitat par le Coin familial, importante association d'insertion. « C'est ce qu'on attendait depuis longtemps, souligne Jean-Luc Fleury, le directeur, éducateur spécialisé. On ne trouvait pas logique de devoir récupérer les dames en urgence dans les CHRS ou les maisons-relais, avec leurs enfants sous le bras et leurs cocards à l'oeil, pendant que les messieurs restaient tranquillement dans les meubles. »
Le Home des Rosati, du nom de la rue dans laquelle il se situe, a ainsi ouvert ses portes en novembre 2008, dans une maison bourgeoise située à deux pas du centre-ville d'Arras. Largement médiatisée, la création du dispositif a popularisé le nom de la maison. Mais dans la rue, rien ne la distingue des autres bâtisses en brique rouge. « Je connais un peu le coin, mais je n'avais jamais remarqué que c'était là, raconte l'un des résidents, un quadragénaire déjà sous le coup d'une condamnation. Quand je suis arrivé, j'ai même cru que je m'étais trompé d'adresse. En même temps, il y a une crèche juste à côté. Si c'était marqué «délinquants violences conjugales», ça ferait peur à tout le monde. »
Deux types de mesure conduisent à séjourner aux Rosati : le classement sous conditions et le contrôle judiciaire. La première concerne plutôt des primo-délinquants, et des violences légères. Alternative aux poursuites, elle lie l'auteur par un contrat qui entérine l'éloignement et ordonne des obligations de soin ou l'interdiction d'entrer en contact avec la victime. La durée d'hébergement aux Rosati est alors fixée en général à un ou deux mois, le temps de mettre en place un suivi avec l'ARS. La seconde touche les auteurs placés sous contrôle judiciaire, qui peuvent passer plusieurs mois au foyer, en attendant leur comparution devant le tribunal correctionnel, avec les mêmes contraintes. Dans les deux cas, l'Association socio-éducative et judiciaire du Pas-de-Calais s'assure de la bonne exécution de la mesure. « Nous intervenons dès le stade des poursuites, en effectuant l'enquête sociale rapide », précise Hervé Guérard, attaché de direction de l'ASEJ, éducateur spécialisé de formation. Le recueil d'informations sur la situation sociale, familiale et professionnelle de l'auteur présumé doit aider le parquet dans sa décision d'éloignement. « Par exemple, il ne serait pas opportun d'envoyer aux Rosati quelqu'un qui vit à une trentaine de kilomètres d'Arras et ne dispose que d'une mobylette pour se rendre à son travail, explique Hervé Guérard. Dans ce cas, il vaut mieux rechercher un hébergement chez des proches. » L'ASEJ vérifie ensuite que les personnes respectent bien leurs obligations, puis adresse des comptes rendus à l'autorité judiciaire.
La plupart des auteurs arrivent aux Rosati par leurs propres moyens, à la sortie du tribunal. L'arrestation, la garde à vue, la présentation au parquet ont provoqué un premier choc. « Les menottes, le gyrophare, les gendarmes ont sorti le grand jeu, raconte un homme d'une cinquantaine d'années au fort accent ch'ti. Je ne m'attendais pas du tout à ça, et devant le procureur, je me suis senti tout petit. » Pour tous les partenaires, la mobilisation de l'ensemble de la chaîne pénale constitue une des clés de voûte du dispositif : « Le parquet affiche sa tolérance zéro pour les violences conjugales et les forces de l'ordre jouent vraiment le jeu, insiste Benoît Durieux, de l'ARS. Les mentalités changent, mais surtout policiers et gendarmes voient que de vrais outils sont mis à leur disposition pour poursuivre ces délinquants-là. »
L'arrivée au Home des Rosati constitue une deuxième rupture. Les nouveaux résidents y sont accueillis par le chef de service, Abdel Morouche, éducateur spécialisé, et l'intervenant présent ce jour-là. Trois professionnels se partagent les journées : Marie Lebreton et Loïc Maréchal, éducateurs spécialisés, et Karim Maoulida, assistant de service social en formation. Présents en alternance de 6 h 30 à 21 h 30, sur deux équivalents temps plein, ils assurent parallèlement l'assistance aux demandeurs d'asile, dispensée par le Coin familial. « C'est une question de moyens, mais cela permet aussi de ne pas rester les bras croisés quand il n'y a qu'un ou deux résidents, car les effectifs fluctuent beaucoup », glisse Jean-Luc Fleury. La nuit, seuls des veilleurs arpentent la maison. D'abord soulagés de ne pas avoir été envoyés en prison, les auteurs véhiculent souvent « les stéréotypes qu'engendre le foyer », remarque Marie Lebreton. « Ils pensent qu'ils vont côtoyer des personnes qui ont des problèmes d'hygiène ou d'alcool, se disent qu'ils n'ont rien à voir avec les autres, se présentent comme des victimes. » La vie en communauté va leur offrir l'occasion de travailler sur ces idées reçues.
Installés en chambres collectives de trois ou quatre lits, les résidents ont l'obligation de participer à toutes les tâches de la vie quotidienne : nettoyage des chambres et des parties communes, préparation des repas, vaisselle... « Ici, ce n'est pas l'hôtel, résume Marie Lebreton. D'ailleurs, tous doivent contribuer financièrement, selon leurs ressources, entre 5 € et 7,50 € par jour. » Le respect des règles et des horaires s'impose à tous de la même façon, qu'ils soient chefs d'entreprise ou chômeurs, jeunes ou âgés, « bac + 5 ou bac à sable », plaisante l'éducatrice. Ce jour pluvieux de janvier, seuls deux résidents sont rentrés déjeuner. Les autres prennent leur repas sur leur lieu de travail. Dans la cuisine du Home, Marie Lebreton consulte les menus de la semaine. Aujourd'hui, ce sera carottes râpées, jardinière de légumes et poisson pané, yaourt pour le dessert. Le plus âgé des résidents, un grand bavard de 63 ans, a déjà épluché les pommes de terre. C'est lui qui devra râper les carottes, et il regarde le robot comme s'il allait lui exploser au visage. « C'est pas que je veux pas, c'est que mon père me disait tout le temps que j'avais le temps d'apprendre, justifie-t-il, l'air penaud, et après c'est ma femme qui s'en est occupée. Là, peut-être que si j'apprends quelques recettes... »
Aux Rosati, chaque petit moment sert de support éducatif. Apprendre à glisser une couette dans sa housse. Passer la serpillière. Accepter une intrusion dans la cuisine pendant qu'on prépare un repas. « La prise de conscience s'opère au fil des jours, affirme Marie Lebreton. Nous devons les amener à dire qu'on doit communiquer autrement que par la violence. Ils doivent aussi réapprendre à vivre avec l'autre tel qu'il est. » De fait, depuis l'ouverture du dispositif, aucun de ces hommes violents n'est passé à l'acte au sein de la maison.
Quatre soirs par semaine, qu'ils y soient contraints par le tribunal ou en aient manifesté le désir, les résidents se rendent au point d'accès au droit pour les séances de responsabilisation de l'ARS. Chaque séance dure deux heures, pour un accompagnement de trois semaines. « Cela peut paraître relativement court, mais il ne s'agit pas d'un processus de soin », rappelle Florence Victor, psychologue à mi-temps sur le dispositif Clotaire. Peu d'auteurs de violences conjugales nient les faits, qui sont incontestables. La plupart, en revanche, nient leur culpabilité. L'objectif est donc de les amener à reconnaître ce qui les a menés au passage à l'acte, un préalable indispensable à toute démarche thérapeutique volontaire. Matérialisée par la remise d'un livret d'accueil et d'un règlement de fonctionnement, l'entrée dans le programme est aussi concrétisée par la signature d'un contrat d'engagement. A l'issue d'une journée de présentation, où se succèdent un avocat, la substitut du procureur et le membre de l'ASEJ, chaque participant est invité à définir ses propres objectifs au cours d'un bref entretien individuel. Aujourd'hui, c'est au tour du quadra récidiviste. « Déjà, réfléchir sur moi, et puis réfléchir avec Madame, propose-t-il devant sa feuille blanche. Parce que là, je ne vais pas pouvoir y aller, mais normalement on aurait dû voir un psy tous les deux. Alors je mets quoi, travailler en couple ? Parce qu'il y a de la jalousie, des deux côtés... Mais on est toujours jaloux de ce qu'on aime, vous n'êtes pas d'accord ? » Aurélie Cassarin-Grand, la sociologue du dispositif, éclate de rire. « Non, mais ça, on aura l'occasion d'en reparler », promet-elle.
Le travail mené par l'ARS s'effectue en groupes de trois à huit hommes, selon les flux judiciaires, tous ne résidant pas nécessairement aux Rosati. « L'intérêt du groupe, c'est d'associer ce qu'on entend à sa propre image », souligne Florence Victor. La confrontation aux réactions et opinions des autres agit comme un révélateur de ses propres actes et représentations. « Ce qu'on ne veut pas admettre pour soi, on peut le voir à travers quelqu'un d'autre », résume à sa façon le trentenaire aux cheveux en brosse. Chaque séance s'appuie sur un thème et un support, pour favoriser la prise de parole : photos, questionnaires, tableaux à remplir, aident à aborder le rapport à l'autre, la place des enfants, la recherche des éléments déclencheurs de la violence, ou encore l'estime et le contrôle de soi. Originalité de la formule, la psychologue est accompagnée d'une sociologue, également à mi-temps. « La violence n'a pas que des aspects psychologiques, elle est aussi un phénomène social et sociétal, affirme Aurélie Cassarin-Grand. Au-delà de leur propre histoire, les auteurs doivent comprendre pourquoi ils sont là, dans quelles représentations ils sont enfermés, faire le lien entre eux et la société. » Un des exercices proposés par le duo, sur l'image des femmes dans les magazines, ne rate jamais : la photo d'une jeune femme en tenue légère, étendue sur un lit, évoque immanquablement la prostitution. Pour militer dans une association qui s'y oppose, la sociologue connaît bien ce milieu : « Entre la prostitution et la violence conjugale, les représentations ne sont pas très éloignées, remarque-t-elle. Il est question de sexisme, de rapport de force et de domination. »
Chaque groupe se termine par une réunion de clôture qui permet de mesurer le chemin parcouru - et celui qui reste à effectuer. « Je pensais pas que j'aurais changé comme ça, à faire la vaisselle, les corvées, annonçait ainsi lors d'une de ces séances un petit homme moustachu. Et l'alcool aussi, il n'y en a plus. Enfin, je l'espère. Enfin, jusqu'à maintenant. » Soupir de la psychologue : « On en a déjà discuté, au-delà de la consommation d'alcool, il faut réfléchir à ce qui vous a mené à cette situation dans votre couple. Là, c'est dommage, vous semblez être passé à côté de certaines choses. » Avec les auteurs agissant sous imprégnation alcoolique, le travail se révèle souvent plus difficile, la plupart imputant leur comportement à la seule boisson. Des aléas bien compris par le parquet : « Les partenaires sont francs, on n'est pas là pour faire du chiffre, assure Muriel Desurmont, la substitut. Les rapports avertissent parfois que l'adhésion au processus n'est qu'une apparence. »
Un an après la mise en place du dispositif, difficile d'en quantifier précisément l'efficacité. A la fin janvier 2010, ont transité par le Home des Rosati 68 auteurs, dont 36 sous le coup d'une obligation de suivi psychologique et 21 volontaires pour participer au groupe de l'ARS. De l'avis de tous, les hommes passés par les groupes de l'ARS, a fortiori s'ils ont séjourné au Home des Rosati, se comportent différemment des auteurs habituels. « A l'audience, beaucoup disent se rendre compte du mal qu'ils ont fait, et paraissent vraiment sincères, constate la magistrate. Quand ils sont restés en famille, on sent plus de résistance, parce que les proches ont minimisé en tenant des propos négatifs sur la femme, l'accusant d'être la cause des problèmes. » En cas de condamnation, cette prise de conscience permet d'ailleurs de donner du sens à la peine. En 2009, un bilan effectué à partir de l'activité des commissariats et gendarmeries n'a relevé aucune nouvelle intervention au domicile des hommes suivis dans le programme pendant six mois. « Mais ce n'est pas parce qu'il n'y a pas eu d'intervention policière qu'il ne s'est rien passé, rappelle Muriel Desurmont. L'éloignement du conjoint peut replonger les femmes dans leur sentiment de culpabilité, au point de les empêcher de retourner se plaindre. » Reste désormais à créer des outils de diagnostic plus performants, en lien avec les associations de victimes.
(1) Association Accueil et réinsertion sociale : tél. 03 20 21 91 10.
(3) Association Le Coin familial : tél. 03 21 07 11 72.
(4) Association socio-éducative et judiciaire du Pas-de-Calais : tél. 03 21 61 18 67.