15 % des enfants de 0 à 6 ans et 18 % des adolescents vivent uniquement avec leur père. Et pourtant ces « pères solos » semblent quasi invisibles. Pour quelle raison ?
En 2007, leur nombre était évalué à 300 000, et il augmente régulièrement. C'est d'ailleurs un phénomène général. Au Canada, leur proportion parmi les familles monoparentales tend à atteindre les 30 %. Mais leur existence n'est pas encore entrée dans les moeurs. Ils ne sont pas repérés comme une catégorie collective. La raison première étant que ce phénomène est assez nouveau. Auparavant, il n'y avait quasiment que les veufs qui élevaient seuls leurs enfants, souvent à la suite de la mort en couches de leur femme. Le pourcentage de ces veufs a beaucoup diminué. En France, au début des années 1960, ils représentaient 50 % des pères seuls. Ils ne sont plus que 10 %. Aujourd'hui, les pères seuls sont majoritairement séparés ou divorcés. Ce qui est nouveau, c'est que les juges leur confient davantage la garde des enfants, même si les mères isolées restent très largement majoritaires.
Avoir la garde de son enfant, pour un père, est-ce un choix ou le fruit des circonstances ?
Certains ont absolument voulu la garde de leurs enfants et la justice a tranché en leur faveur. Mais pour beaucoup, ce n'était pas leur projet. Du fait de l'incapacité de la mère, pour des raisons médicales ou autres, ils se retrouvent à s'occuper des enfants. Ils font alors comme ils peuvent pour organiser leur vie dans ce scénario qu'ils n'ont pas choisi. Mais ce peut être aussi une décision commune des parents pour que le père s'occupe des enfants et que la mère continue à mener sa vie personnelle et professionnelle. Enfin, le choix du père peut résulter d'une demande de l'enfant. A l'adolescence, certains jeunes garçons souhaitent vivre avec leur père pour nouer des liens plus étroits avec lui et prendre de la distance avec leur mère. A l'inverse, des filles qui vivaient avec leur père préfèrent alors vivre chez leur mère, au moment où elles se posent des questions sur leur féminité.
Les témoignages que vous avez recueillis montrent que, dans l'inconscient collectif, un homme seul reste le plus souvent considéré comme incapable de s'occuper de ses enfants...
Effectivement, les pères solos suscitent des réactions. Un peu comme les mères seules qui, il n'y a pas si longtemps, faisaient l'objet d'une forte réprobation sociale. J'ai le sentiment que les pères seuls vont retraverser en accéléré cette évolution qu'ont connue les « filles-mères ». Même si les réactions qu'ils suscitent sont différentes. Soit on s'interroge sur leurs motivations, que l'on trouve suspectes - dans La cause des enfants, Françoise Dolto estimait ainsi qu'un père qui s'occupe de ses enfants avant l'âge de 18 mois, c'est louche. Soit on leur manifeste de la commisération : « Ah, les pauvres ! Ça doit être dur pour eux. » Mais, dans tous les cas, le fait d'avoir la charge des enfants n'est pas jugé naturel pour un homme. Je pense à ce monsieur qui se plaignait de devoir produire en permanence la copie du jugement lui confiant la garde de son enfant, alors que personne ne demandait rien à son ex-femme, qui n'avait pourtant pas l'exercice de l'autorité parentale.
On pourrait croire que c'est sur le plan matériel que les pères seuls rencontrent le plus de difficultés. Or ce n'est pas là que le bât blesse...
Absolument. Les témoignages montrent qu'une fois passés les problèmes de réorganisation de la vie de famille après la séparation du couple, les aspects matériels ne sont pas les plus compliqués à gérer pour les pères. Cela marche même assez bien. En revanche, ce qui est difficile pour eux, c'est d'articuler la position d'autorité et la relation affective, en raison de l'image paternelle classique construite sur le rappel à la loi et aux limites. Ils ne réussissent pas bien à passer d'un registre à l'autre. Ou alors ils peuvent avoir tendance à penser qu'en l'absence de la mère il leur faut compenser du côté de ce qu'ils imaginent être le « maternel ». Du coup, lorsqu'ils doivent recadrer les choses avec leurs enfants, ils se retrouvent en position délicate.
Les pères seuls seraient-ils affectivement moins compétents que les mères ?
Il est vrai que, pour certains, cela représente un contre-emploi. Mais si l'on n'est pas doué pour faire des câlins, il est tout à fait possible d'avoir quand même des moments de partage agréables avec ses enfants. Le problème est que les pères que nous avons rencontrés sont extrêmement exigeants par rapport à eux-mêmes. Ils veulent très bien faire, et même parfois trop bien faire. C'est peut-être là leur principale difficulté. Ils n'acceptent pas d'être défaillants. La défaillance est pourtant constitutive de l'être humain et même nécessaire, dans la mesure où elle peut conduire l'enfant à prendre appui sur d'autres adultes, comme les grands-parents ou les oncles et tantes, qui vont lui permettre de diversifier ses apports.
On pourrait croire que ces hommes vont vouloir recréer rapidement un couple. Or, généralement, ils se l'interdisent...
La plupart de ceux que nous avons rencontrés insistent en effet sur la priorité donnée à leur rôle de père, avant de penser à refaire leur vie d'homme. Et ceux qui ont essayé ont fait machine arrière. A l'inverse des mères seules qui, assez souvent, cherchent à recréer un couple, notamment pour se sentir soutenues dans leur position maternelle. Elles concilient plus facilement, dans leur tête, leurs vies de mère et de femme. Les hommes, eux, auront plutôt une vie amoureuse à l'écart de la famille. Peut-être est-ce lié au fait qu'ils ne se sentent pas légitimé par la société dans leur rôle de père seul. Et n'étant pas très sûrs du regard porté sur eux, ils s'estiment contraints à une certaine exemplarité.
En quoi la situation des pères seuls est-elle différente de celle des mères seules ?
D'une certaine façon, ils se retrouvent confrontés aux mêmes problématiques, mais en négatif. Pour les mères, c'est la question de l'autorité qui va être plus difficile à résoudre, surtout face aux garçons, alors que pour les pères, c'est plutôt celle de l'expression affective. Encore que l'évolution des rôles masculin et féminin traditionnels fait que l'on accepte aujourd'hui beaucoup mieux l'idée qu'un homme puisse éprouver des émotions et des affects, et surtout les manifester. Du coup, pour le père, l'exercice des compétences habituellement maternelles devient plus aisé. Là où les pères et les mères seuls se retrouvent, c'est dans le fait d'essayer d'assumer les deux figures parentales : paternelle et maternelle. Or c'est une mission impossible. Pour paraphraser Winicott, être de « suffisamment bons » pères, ce n'est déjà pas si mal.
Quelle place ces pères solos laissent-ils à la mère de leurs enfants ?
Dans de nombreux cas, la mère n'est pas réellement absente. Si l'enfant peut continuer à la voir un week-end sur deux, ce n'est pas la même chose que dans le cas d'un veuvage ou si la séparation a été très conflictuelle et que la mère est partie de l'autre côté de l'Atlantique. Mais au-delà de sa présence dans la réalité, ce qui va véritablement compter, c'est le fait qu'elle continue à exister dans les souvenirs et les évocations familiales. Il y aura un problème si le père estime qu'elle n'a plus de droit de cité dans les échanges avec ses enfants. Cela dit, cette situation est rare. Les hommes hésitent à assumer seuls les enfants sur un plan symbolique. Peut-être est-ce parce que nous sommes dans une phase intermédiaire, mais ceux que nous avons rencontrés avaient le souci de maintenir l'image de la mère auprès de leurs enfants, à défaut de sa présence réelle.
Comment les professionnels de l'enfance et de la santé mentale accueillent-ils l'existence de ces pères solos ?
Ils sont loin d'avoir intégré cette dimension. Que l'on soit assistante sociale, éducateur, infirmière, médecin ou psychologue, lorsque l'enfant est confié à la mère, on a tendance à oublier le père. L'inverse, en revanche, n'est pas du tout évident. Un père qui se présente seul avec son enfant trouble en général les équipes. Tout le monde se demande ce qui s'est passé pour que l'enfant lui soit confié. On subodore une situation dramatique. D'autant que nous sommes dans un secteur professionnel où les femmes sont très majoritaires, et que cela les interpellent qu'un homme s'occupe d'un petit. Ces situations nous obligent à repenser nos pratiques et nos schémas habituels, à remettre en question nos idées sur ce que sont un père et une mère. Les repères de notre époque bougent et ces pères solos nous conduisent à les réinterroger.
Patrice Huerre est pédopsychiatre, chef de service de psychiatrie de l'enfant et de l'adolescent de l'établissement public de santé Erasme, à Antony (92). Il vient de publier, avec Christilla Pellé-Douël, Pères solos, pères singuliers ? (Ed. Albin Michel). Il est également l'auteur de plusieurs ouvrages sur les problématiques adolescentes, dont Alcool et adolescence, jeunes en quête d'ivresse (Ed. Albin Michel, 2007).