Ces dernières semaines, nous avons assisté au réveil d'un de ces débats à la française dont les observateurs étrangers font leurs délices : jusqu'où et comment notre République universaliste peut-elle accepter, pour corriger des inégalités choquantes, une logique de « discrimination positive » ? Certains y ont seulement vu une manipulation passablement cynique de l'opinion, afin que le battage médiatique autour de nouvelles initiatives fasse oublier un temps la crise et les difficultés à la juguler. Mais le constat est désormais clair et partagé : notre pays à la passion de l'égalité si féroce cumule un retard considérable par rapport à beaucoup d'autres en ce qui concerne la place reconnue aux femmes, aux minorités dites visibles, à ceux qui sont issus de milieux défavorisés, qu'ils viennent des banlieues ou tout simplement de familles aux moyens modestes. Notre société demeure non seulement inégalitaire, mais fondamentalement attachée à des clivages qui renvoient aux vieilles notions d'ordres, sinon de castes, que la Révolution avait entendu abolir. Devant l'échec des incantations rituelles à davantage de mixité sociale, voici plusieurs années qu'une politique volontariste se cherche, non sans hésitation sur les moyens à mettre en oeuvre, pour lutter efficacement contre les discriminations. La fixation par la loi d'objectifs chiffrés - autrement dit, de quotas - a été dans les faits souvent privilégiée pour progressivement aller vers une France « mieux proportionnée ». Mais autant il y a consensus pour des entreprises aux couleurs de la France, selon le titre du rapport que Claude Bébéar avait consacré en 2004 à ces problématiques, autant le non à la République des quotas demeure sonore. Le projet récent d'imposer dans les grandes écoles une proportion de 30 % de boursiers a ainsi enflammé les esprits, et a fini par être en réalité abandonné, quand la proposition de loi visant à réserver aux femmes 40 % des places dans les conseils d'administration des grandes entreprises a été votée à une très large majorité par l'Assemblée nationale et plébiscitée par l'opinion publique. Curieux paradoxe qui veut que l'on demande aux entreprises d'être aux avant-postes de la diversité, quand les institutions publiques restent impavidement convaincues que ce serait substituer à un vivre-ensemble fondé sur l'universalité de l'identité humaine un colloque singulier des particularismes. Pour les unes, on prône l'électrochoc, quand, pour les autres, on veut croire à l'homéopathie. Il ne s'agit pourtant pas de substituer à l'homme universel l'individu particulier, mais de faire participer ce dernier à l'universalité précisément en prenant en compte sa singularité, dès lors que celle-ci se traduit par une injustice objective. De ce point de vue, quoi de plus républicain que la politique conduite depuis 1987 pour faciliter l'emploi des personnes handicapées dans les entreprises en combinant objectifs chiffrés et dispositif de « bonus-malus » ? Et quoi de plus anormal que d'avoir attendu 2005 pour l'élargir aux administrations ?
Encore faut-il que ces politiques actives de lutte contre les discriminations soient conduites avec continuité et résolution pour véritablement pouvoir faire bouger des routines et des pesanteurs si profondément enkystées. La décision récente de différer, pour cause de crise, les sanctions renforcées qui devaient frapper les PME n'ayant pas satisfait au 1er janvier dernier à leurs obligations en matière d'emploi de personnes handicapées ou de seniors reflète une valse-hésitation qui ne laisse pas d'inquiéter à cet égard. Le monde associatif a fortement dénoncé la suspension, certes partielle et temporaire, d'une mesure phare de la loi du 11 février 2005 sur l'égalité des droits et des chances des personnes handicapées, qui lui est apparue comme une véritable rupture de contrat moral, à même de provoquer par contagion d'autres remises en cause.
Sans doute ne faut-il pourtant pas exagérer la portée pratique et symbolique du décalage de quelques mois de l'alourdissement des pénalisations financières auxquelles s'exposent les PME à « quota zéro » : bien davantage que dans la contrainte et la sanction, l'enjeu de fond est dans la qualité réelle des accords exonératoires passés avec les partenaires sociaux pour définir des objectifs partagés et des plans d'action.
Mais, pour autant, rien ne serait plus dangereux que de faire accroire que l'application intégrale de la loi pourrait être une nouvelle fois reportée. La main qui tient l'épée de Damoclès ne peut trembler davantage, sauf à se résoudre à une politique de la diversité durablement en faux-semblant.