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Main-forte à la liberté

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Depuis quinze ans, une association parisienne, le Comité contre l'esclavage moderne, assiste les personnes qui ont été asservies à des fins domestiques et leur propose un suivi global - tant juridique que social ou psychologique -, jusqu'au terme de la procédure pénale à l'encontre des exploiteurs.

« Cela te dirait de venir travailler en France pour une famille qui a besoin d'aide ? » C'est parfois ainsi que le recrutement des esclaves domestiques s'effectue, insidieusement, souvent dans le cercle familial, voire amical. La victime est enrôlée par le biais de fausses promesses : accès aux études, conditions de travail, salaire... comme cela a été le cas pour Fatou M., qui terminait sa classe de première en Côte d'Ivoire. « Ma cousine m'a fait venir en France. Elle a confisqué mes papiers et m'a fait embaucher sous une fausse identité comme assistante de vie à domicile. C'est elle qui gardait mes 1 100 € de salaire. En plus, le soir, je m'occupais de ses quatre enfants et de son ménage », confie la jeune femme, aujourd'hui âgée de 25 ans. « J'étais une gamine, je pensais qu'elle gardait l'argent sur un compte pour moi pour plus tard. Mais ma cousine est devenue trop gourmande et m'a fait accepter un deuxième emploi. Je travaillais sept jours sur sept. »

Aboli en France depuis 1848, l'esclavage revient sous un nouveau visage, et concernerait plusieurs milliers de personnes, en particulier des jeunes femmes originaires d'Afrique(1). Depuis une quinzaine d'années, une association - le Comité contre l'esclavage moderne (CCEM)(2) - lutte en faveur des victimes et propose à celles qui sont parvenues à quitter leur lieu d'exploitation un accompagnement global - juridique, administratif, socio-éducatif et psychologique. « L'asservissement est une atteinte aux droits fondamentaux des personnes, et notre mission est de leur faire recouvrer leurs droits, de les aider à démarrer une nouvelle vie, en autonomie », résume Sophia Lakhdar, directrice du CCEM, juriste de formation. Cette petite structure de cinq salariés entourés d'une centaine de bénévoles prend en charge 120 personnes, en file active.

Amaigrie, épuisée par sa charge de travail, Fatou M. est tombée malade... Hospitalisée au Kremlin-Bicêtre (Val-de-Marne), elle a pu se reposer pour la première fois depuis trois ans. C'est l'assistant de service social de l'établissement, à qui la jeune femme a fini par se confier, qui l'a orientée en 2005 vers le comité. Son accompagnement, comme celui des autres victimes de traite, a commencé par une rencontre avec les juristes de l'association. Attentives au parcours de la victime, celles-ci recueillent les informations qui serviront lors de la réunion d'évaluation. Les critères sont stricts. En 2009, sur 216 signalements (émanant de voisins, de la police, de points d'accès au droit ou de services sociaux), 30 personnes ont été prises en charge. « Nous refusons les personnes qui ne relèvent pas du mandat du CCEM, par exemple celles dont la problématique ne concerne pas l'esclavage domestique : charge de travail mal payée sans atteinte à la dignité humaine, travail au noir, immigré sans papiers, prostitution. Nous les réorientons vers les associations de droit du travail, les prud'hommes ou les points d'accès au droit... », explique Sophia Lakhdar.

Gérer l'urgence, et parfois le danger

Pour le CCEM, une situation de servitude se définit par une charge de travail très importante, sans congé et sans rémunération, la confiscation des documents d'identité et un traitement discriminatoire au sein du foyer. Les personnes dont l'accompagnement est validé par le CCEM - 90 % sont des femmes, et un tiers étaient mineures au moment des faits (3) - signent alors une charte. Une copie leur est remise : « Cela sert d'attestation de domiciliation et confirme qu'elles sont suivies par une association, ce qui peut être utile si elles se font contrôler par la police », détaille Virginie Boulefroy, l'assistante de service social du comité. La durée de la prise en charge n'est pas fixée à l'avance. « Elle peut aussi bien être de un an ou de dix ans, tant que la procédure pénale n'est pas terminée. »

Dès leur entrée dans le dispositif, les victimes sont prises en charge par les juristes pour tout ce qui concerne l'accompagnement judiciaire. En parallèle, l'assistante sociale les reçoit pour gérer l'urgence, en premier lieu l'hébergement. « Es-tu logée ? Ce lieu est-il adapté, stabilisé ? »... Virginie Boulefroy maîtrise l'anglais et fait appel à des interprètes bénévoles ou à Inter service migrants-interprétariat dont les traducteurs apportent un regard sur la culture des personnes suivies. Quand elles entrent en contact avec l'association, les victimes sont souvent déjà accueillies chez des compatriotes. « Mais il s'agit la plupart du temps d'hébergements très précaires ou dangereux. Une jeune fille habite ainsi le même quartier que la famille exploitante », relate l'assistante sociale. Si le danger est avéré, celle-ci fait appel à l'Ac.Sé, le dispositif national d'accueil et de protection des victimes de la traite des humains, qui sécurise les jeunes femmes dans des centres d'hébergement partenaires éloignés. Pour les autres, les solutions ne sont pas nombreuses. Dépourvues de papiers d'identité, les victimes de traite sont en effet rarement acceptées dans d'autres structures que celles du 115. Lesquelles ne sont guère adaptées à ce public... Virginie Boulefroy peut aussi proposer un hébergement dans une congrégation religieuse avec laquelle le comité a noué un partenariat, dans l'une des deux familles d'accueil en contrat avec la structure ou encore dans l'appartement d'urgence de quatre lits que loue le CCEM auprès d'Emmaüs. L'an dernier, 13 personnes - parmi les plus autonomes - se sont succédé dans ce logement sécurisé. « Dans tous les cas, on ne laisse jamais quelqu'un dormir à la rue », précise Virginie Boulefroy.

Un bilan médical et psychologique

La question de l'hébergement résolue, la travailleuse sociale évalue la santé des personnes accompagnées, avec l'appui de structures telles que Médecins du monde. « Elles ressentent souvent une fatigue importante, souffrent de carences, de problèmes aux yeux ou aux dents dus à une mauvaise alimentation. Elles portent parfois les séquelles de violences physiques... » C'est le cas de Sonia R.(3), Kényane de 26 ans prise en charge au CCEM depuis dix-huit mois, qui a connu l'association via le service social de l'hôpital Robert-Debré. Après quatre années d'exploitation et de brimades perpétrées par des membres de la famille royale d'Arabie Saoudite - elle a dû son salut à un voyage familial à Paris -, le CCEM lui a permis d'obtenir un traitement pour son asthme et d'accéder à des soins dentaires. Elle commencera bientôt un suivi psychologique à l'hôpital Broussais. Arrivée au comité sans bagage, elle a pu se servir en vêtements et linge de maison dans le vestiaire alimenté par des dons de particuliers. Anglophone, Sonia R. maîtrise déjà presque parfaitement le français, notamment grâce aux cours d'alphabétisation vers lesquels l'a orientée Virginie Boulefroy. Cette dernière doit également évaluer le réseau des personnes reçues. Peuvent-elles compter sur des ressources amicales ou familiales ? « Certaines personnes sont très seules. L'accompagnement est alors particulièrement soutenu car elles ont besoin d'aide à tous les niveaux. Je les oriente vers des structures comme la Halte femmes, un centre d'accueil de jour parisien qui organise des activités pour créer du lien. »

Une fois les urgences réglées, l'assistante sociale rencontre chaque personne une ou deux fois par mois, selon ses besoins et son autonomie. Pour celles qui sont déjà suivies par un service social extérieur, celui-ci reste référent. Virginie Boulefroy est également chargée d'attribuer l'aide financière et celle aux transports. « L'aide financière est ponctuelle, et son montant d'une soixantaine d'euros s'est nettement réduit depuis deux ans. Le financement du titre de transport est important, car il permet d'entreprendre toutes les démarches. Et comme elles sont sans papiers, si elles fraudaient, ça deviendrait très risqué, précise la professionnelle. Lorsqu'elles trouvent un petit boulot, on stoppe l'aide financière. Pour celles qui ne sont pas régularisées, c'est plus compliqué. Je leur rappelle le droit français et les risques qu'elles encourent. » Une fois par semaine, en réunion d'équipe, les professionnels peuvent échanger sur chaque situation. La travailleuse sociale, les juristes et la directrice réfléchissent ensemble aux solutions les mieux adaptées. Dans de rares cas, l'issue envisagée est le retour de la victime vers son pays. « Je leur explique qu'ici elles ne sont pas au bout de leur peine : elles devront vivre plusieurs années dans des hébergements pas adaptés, sans revenu, avec des risques vis-à-vis des forces de l'ordre et une longue procédure judiciaire à venir, précise Virginie Boulefroy. Malgré ce qui les attend - et tout ce qu'elles ont déjà enduré -, ces jeunes femmes estiment que rester en France est une chance. Si cependant elles veulent rentrer, nous les accompagnons dans les démarches avec l'Office français de l'immigration et de l'intégration (OFII), jusqu'à l'aéroport. Cela arrive tout au plus une fois par an. »

Pour toutes celles qui restent, le plus difficile est « d'accompagner l'attente », souligne l'assistante sociale. « Quand on n'a pas de papiers, on n'a pratiquement pas de droits. Nous accompagnons donc des personnes qui sont dans des situations de souffrance psychique importante. » Ce n'est qu'une fois les personnes régularisées que l'assistante sociale peut travailler sur le volet « insertion professionnelle ». Elle met alors les victimes en relation avec un bénévole qui les aide à rédiger CV et lettres de motivation et leur donne des conseils d'orientation. « Spontanément, elles se dirigent vers des métiers de garde d'enfant ou de ménage, alors que beaucoup possèdent un niveau bac. L'une d'elles a même un bac + 5 en biologie en Egypte ! »

Une régularisation complexe

La prise en charge juridique et administrative des situations constitue l'autre volet de l'action du CCEM. « Si nous ne pouvons pas réparer ce que les victimes de traite ont vécu au niveau psychologique et physique, nous pouvons au moins les aider en les accompagnant au niveau judiciaire », avance Agnès Noury, chargée de mission « juridique, administrative et d'actions de sensibilisation ». Cette jeune juriste accompagne physiquement les victimes dans toutes leurs démarches, pour faire valoir leurs droits. Cet après-midi, elle se rend à la préfecture de Paris avec Zohra M., une jeune Algérienne. « Chaque préfecture a ses règles et ses pratiques, et il est de plus en plus difficile de faire régulariser ces personnes car l'administration ne comprend pas toujours qu'il ne s'agit pas de migrants comme les autres. Mais peu importe qu'ils soient étrangers, ce qui compte ce sont les exactions dont ils ont fait l'objet sur le territoire français. Ils ont vocation à être protégés », affirme Agnès Noury. Le processus de régularisation est long : porter plainte pour le vol du passeport, entreprendre des démarches auprès du consulat pour obtenir une pièce d'identité - après avoir obtenu des documents dans le pays d'origine -, demander un titre de séjour...

L'attribution du titre de séjour reste néanmoins liée à la plainte et au résultat de la procédure judiciaire(4). C'est d'ailleurs grâce au lobbying exercé par le CCEM en faveur de ces victimes que l'article L. 225-4-1 du code pénal relatif à la traite des êtres humains, instauré par la loi du 18 mars 2003 pour la sécurité intérieure, a été modifié par la loi relative à la maîtrise de l'immigration, à l'intégration et à l'asile du 23 octobre 2007. Un changement essentiel pour le comité. En effet, désormais, les poursuites pour faits de traite peuvent concerner directement les exploiteurs qui les ont commis « à leur propre profit », et non plus seulement les réseaux organisant cette traite.

La réticence à porter plainte

Mais les victimes prises en charge au CCEM sont généralement réticentes à l'idée de porter plainte, notamment quand l'exploitation s'est déroulée dans le cadre familial. Souvent pour de bonnes raisons, car il est fréquent qu'elles subissent des pressions ou que leur famille soit menacée au pays. D'autres ne reconnaissent simplement pas avoir été victimes de la traite. « Certes, dans leur pays, la culture d'entraide est très développée, mais nous leur faisons comprendre qu'en France, effectuer de telles tâches dans de telles conditions est interdit. Du côté des exploiteurs, il y a systématiquement négation des faits, mais quand on confisque des papiers et qu'on enferme une personne, ce n'est certainement pas l'argument culturel qui prime ! », s'insurge Agnès Noury. Paula Kohpcke, qui a remplacé Virginie Boulefroy durant quelques mois et s'apprête à lui succéder, se souvient ainsi d'une Chinoise qui refusait de porter plainte : « Tout a été mis en place pour l'aider, mais elle trouvait qu'elle était très bien là où elle était. Pire, elle s'inquiétait pour les gens qui l'avaient exploitée ! Elle travaillait pourtant non-stop, sans rémunération ni jour de repos et ne savait dire en français que «oui madame»... Elle a finalement choisi de retourner en Chine. Là-bas, on a appris qu'elle était exploitée chez des proches de ceux chez qui elle travaillait ici... Dans ces cas-là, on se pose forcément des questions. Mais il faut se référer à la loi et ne pas accepter cette forme d'asservissement, qui tourne souvent à la violence. »

Pour sa part, Fatou M. a mûri sa décision : « Au comité, on m'a laissé du temps pour réfléchir avant de déposer plainte contre ma cousine. C'était dur car nos parents sont frères et soeurs et ça a brouillé la famille. » Si la cousine de la jeune femme vient d'être condamnée à dix-huit mois de prison avec sursis et à 55 000 € de dommages et intérêts, il est difficile d'obtenir l'exécution du jugement - les exploiteurs organisant leur insolvabilité. « Quand il y a condamnation ! », s'exclame Bénédicte Bourgeois, responsable du service juridique du CCEM. « Passer devant un tribunal demande du courage, c'est solennel, il faut affronter la personne qui a asservi... Les victimes font cet effort et se prennent régulièrement des claques de la part de la justice. Alors, après un classement sans suite, certaines ont tendance à croire qu'elles ont été maraboutées ! A moi de leur faire comprendre qu'elles ont droit à un recours, qu'elles ne doivent pas baisser les bras », précise-t-elle.

Parfois, malheureusement, alors que les victimes souhaitent porter plainte, la matérialité des preuves manque ou les exploiteurs sont introuvables. Telle cette famille saoudienne qui « employait » la jeune Kényane Sonia R. et n'a pu être jugée... Selon Sophia Lakhdar, les victimes de familles privilégiées (le personnel diplomatique représente environ 10 % des exploiteurs) sont confrontées à une double discrimination : « En raison de l'immunité de juridiction, elles ne peuvent pas déposer plainte, et ont donc plus de mal à être reconnues en tant que victimes de traite. Leur seule option est d'obtenir un titre humanitaire ou l'asile. Mais dans ce cas-là le préjudice n'est pas réparé par la justice. On est dans un déni d'accès au droit ! » Afin de dénoncer cette situation, la directrice du CCEM prépare d'ailleurs une étude sur le thème « Diplomatie et exploitation ».

Alerter les professionnels et les acteurs politiques pour que la législation évolue, et que le statut de « victimes de la traite des êtres humains à des fins d'exploitation économique » soit reconnu, fait partie des actions de lobbying que mène Bénédicte Bourgeois. Elle encadre, en outre, le travail de la trentaine d'avocats bénévoles qui collaborent avec le CCEM. « Je leur diffuse les nouveautés jurisprudentielles pour qu'ils puissent les utiliser dans leurs dossiers. Je communique également auprès des magistrats qui ne connaissent pas bien le contentieux lié à la traite des êtres humains... » Enfin, la juriste n'est pas peu fière d'avoir porté, en 2009, quatre affaires devant la Cour européenne des droits de l'Homme. En dépit de ces avancées, la situation financière du comité reste précaire. « Notre mission, qui s'apparente à une mission de service public, est vouée à disparaître faute de moyens suffisants octroyés par les pouvoirs publics ! », s'emporte Sophia Lakhdar. Celle-ci ne met pas pour autant ses nombreux projets entre parenthèses. Dans les prochains mois, elle compte mettre en place des outils pédagogiques destinés à sensibiliser les plus jeunes à l'esclavage moderne et ancien, monter une exposition grand public et ouvrir un centre de documentation au sein du CCEM.

Notes

(1) Voir ASH n° 2634 du 27-11-09, p. 22.

(2) CCEM : 107, avenue Parmentier - 75011 Paris - tél. 01 44 52 88 90 - www.esclavagemoderne.org.

(3) Le CCEM n'a pas de mandat pour accompagner les mineurs. Ceux-ci sont pris en charge par l'aide sociale à l'enfance et orientés vers l'association à leur majorité.

(4) Le prénom a été changé.

(5) La circulaire du 5 février 2009 relative à la délivrance d'un titre de séjour aux immigrés illégaux victimes d'une des infractions constitutives de la traite des êtres humains ou du proxénétisme qui décideraient de coopérer avec les forces de l'ordre est encore peu appliquée - Voir ASH n° 2596 du 13-02-09, p. 16.

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