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Briser le tabou de l'attachement

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Non seulement l'attachement entre les professionnels du soin, de l'aide, de l'accompagnement... et les personnes dont ils prennent soin existe, mais il doit être reconnu et considéré comme un outil de travail. C'est la conviction de Carine Maraquin et Geneviève Masson, respectivement psychologue et kinésithérapeute au service d'éducation et de soins spécialisés à domicile de l'Association des paralysés de France à Evry (Essonne).

«Oui nous, soignants au sens large, intervenant dans les champs médical, paramédical, social, éducatif, psychologique, sommes attachés aux personnes dont nous prenons soin. Et le reconnaître a une utilité pour nous et pour elles. C'est ce que nous souhaitons exprimer et transmettre, pour libérer les professionnels de l'embarras qu'ils ressentent souvent vis-à-vis de leurs sentiments à l'égard des personnes qu'ils rencontrent dans le cadre de leur travail.

Les soignants sont avant tout des hommes et des femmes, des personnes sensibles et pensantes, dont le travail est fait de relations. Par définition, toute relation repose sur un investissement affectif, les soignants ne se soustraient pas à ce fonctionnement humain intrinsèque du lien, même vis-à-vis d'un patient. Quels que soient les mots utilisés pour en parler («transfert» et «contre-transfert», «résonance émotionnelle», «réactions affectives»), des sentiments bien réels se vivent, s'échangent, naissent et meurent, nourrissant nos liens et les colorant toujours d'une façon unique.

Amour, mot incongru

Parler d'amour paraît incongru, voire déplacé, et pourtant il s'agit forcément d'une de ses multiples facettes. L'amour se décline dans différents liens : l'amour maternel, filial, fraternel, amoureux... Le lien qui unit soignants et soignés ne porte pas de nom particulier et se trouve souvent nommé par des expressions techniques ou contractuelles assez dépourvues de teneur affective : relation d'accompagnement, d'aide, de soins, soignant-soigné, aidant-aidé. Pourtant c'est une forme d'amour au sens d'un investissement affectif.

Non seulement cet attachement existe, mais il est même selon nous nécessaire. Car il est le support de notre force de travail : c'est parce que nous investissons les personnes que nous soignons, que nous sommes des soignants. En prenant soin de l'autre, nous le maintenons dans la communauté humaine, nous en sommes responsables. Pour être aidante dans le soin, la relation se base sur le respect et une certaine confiance en l'autre. Cela signifie considérer la personne en tant qu'être humain, dans son unicité, ce qui la caractérise, sans vouloir qu'elle ressemble à aucune autre, et donc d'abord comme une personne digne d'être aimée. Nous percevons cet attachement comme nécessaire pour la personne soignée (pour qu'elle soit investie dans un lien), mais aussi pour le professionnel. Car comment un professionnel peut-il rester constamment disponible sans affection pour des personnes qu'il soigne ? Nous redoublons de patience, d'attention, envers une personne dont le bien-être nous importe.

Honte et culpabilité

Malgré cette évidence, le sujet reste fort délicat et malheureusement assez tabou, car associé à des sentiments de culpabilité et parfois même de honte. L'interdit d'aimer est devenu légendaire dans le soin. Nous avons tous entendu : «vous n'êtes pas là pour aimer vos patients », «il ne faut pas trop s'attacher». Mais quel est ce «trop» d'investissement affectif qui effraie et dérange ? Nous supposons que cette gêne provient de l'association du mot «amour», dans la langue française, à la séduction, l'érotisme, la sexualité. Des abus de pouvoir, d'autorité, des abus sexuels ont jeté le doute sur la générosité des professionnels qui en font «trop».

La proximité est vite perçue comme un «dérapage», un mélange entre la sphère professionnelle et la sphère privée. Pourtant, créer un lien passe évidemment par une certaine proximité pour comprendre ce que l'autre vit. On peut donc aimer son travail, investir (une façon d'aimer) les personnes dont on s'occupe ET être professionnel.

Bien sûr, notre investissement n'est pas suffisant pour soigner et, bien sûr, il a des limites, la barrière ultime de la proximité se situant dans l'abus, la maltraitance par abus du sujet, l'abus de pouvoir (la fameuse «toute-puissance» des professionnels), l'abus de confiance.

Ces risques menacent en permanence nos pratiques et se déclinent à travers des signes parfois discrets. Dès que nous ne sommes pas à notre juste place, nous risquons de déraper. Comment le repérer ? Pour nous prémunir de ces risques, nous avons plusieurs garde-fous à notre disposition : la demande du patient et de sa famille (je dérape quand je désire pour eux autre chose que ce qu'ils souhaitent, je me mets en concurrence avec eux) ; le respect de leur pouvoir de décision (je dérape quand je décide quelque chose à leur place) ; l'humilité (je dérape quand je suis absolument sûr que la vérité d'une situation ne se situe que de mon côté, ou quand je me crois «préféré» par un patient) ; le partage du savoir (je dérape quand je crois savoir mieux que le patient ce qui est bon pour lui ou que je lui cache une partie des informations, même avec la bonne intention de le protéger) ; l'institution (je dérape quand je sors des missions qu'elle me confie ou que je ne lui fais pas retour sur mes actes) ; les instances de parole où nous pouvons nous exprimer sur ce que nous vivons pour conscientiser ces émotions (je dérape si je pense que ça m'est inutile). Ce qui est interdit, c'est de tromper l'autre, de lui faire des promesses qu'on ne pourra pas tenir (par exemple laisser un enfant croire qu'il ne nous quittera jamais). Notre investissement de l'usager ne doit nuire ni à lui-même, ni au soignant, ni au soin. Nous sommes obligés d'investir affectivement nos patients pour bien les soigner mais nous ne devons pas non plus leur ajouter une souffrance supplémentaire. Les liens que nous avons créés doivent pouvoir se défaire facilement. Il nous faut en permanence nous ajuster dans un attachement «suffisamment bon», selon l'expression de Winnicott, pour soigner.

A l'autre extrême de ce «trop», une autre forme de maltraitance nous guette, liée à l'indifférence, à la non-reconnaissance, où le patient peut devenir objet. Bon nombre de professionnels nient leur attachement aux usagers, pour ne pas souffrir ou parce qu'ils pensent que ce n'est pas professionnel. Il existe une sorte de mythe d'un professionnel idéal qui pourrait supporter toutes les souffrances de tous les patients, avec une facilité totalement dépourvue d'émotion. «Etre professionnel» est parfois associé à une indifférence émotionnelle comme si nous n'étions pas touchés par ce qui arrive : «heureusement qu'il y a des professionnels comme vous pour le faire, moi je ne pourrais pas» (sous-entendu pour tout supporter sans dire ce que ça leur fait). Mais nier nos affects constitue un risque à part entière, et peut-être le plus dangereux, par la non-prise en compte des affects de l'autre, la non-reconnaissance d'une altérité dans l'attachement. Et parce qu'à défaut d'être pensés, nos affects risquent d'être agis.

Vaincre les peurs

Reconnaître cet attachement permet de l'apprivoiser et d'en faire un réel outil de travail. A cela deux conditions : accepter d'être touché lorsque l'histoire de l'autre entre en résonance avec nos propres sensibilités, et surtout en parler, donc s'exposer dans nos modes de relations.

Interdire cet attachement nous accuse et nous pousse vers une relation déshumanisante. L'autoriser nous déculpabilise et nous encourage à travailler sur lui. Bien sûr, nous avons peur, peur de déraper, de tromper, de nous tromper, de faire du mal. Il nous faut apprivoiser ces réactions humaines, faites de notre capacité d'identification. Elles fondent notre identité de soignants. »

Contact : carinemaraquin@aol.com

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