En introduction à votre livre, vous écrivez que l'on est passé, en vingt-cinq ans, de la problématique de l'immigration à celle de la racialisation. Que signifie cette évolution ?
C'est d'abord une réalité démographique. Une part importante de l'immigration, depuis la Seconde Guerre mondiale, est venue des anciennes colonies. Il y a eu à l'encontre de ces étrangers de profondes manifestations de racisme que l'on a voulu mettre sur le compte de la xénophobie. Après la fermeture des frontières, qui a contribué à l'installation sur place des immigrés, on a vu s'accroître peu à peu la part des enfants de ces étrangers dans la population générale. Aujourd'hui, ils sont pour la plupart français, et même souvent nés en France. Or on continue de les considérer comme n'appartenant pas complètement à la communauté nationale. On va jusqu'à leur demander de s'intégrer, comme s'ils ne l'étaient pas déjà de droit ! Ils découvrent alors que c'est leur couleur, leur origine, voire leur religion - ou plutôt l'idée que l'on s'en fait - qui les différencie des autres : ils comprennent qu'ils font l'objet d'une racialisation. Ce qui est intéressant dans la situation actuelle en France, comme cela a déjà été le cas dans d'autres pays, c'est que, loin de devenir des victimes passives, les personnes racialement discriminées réagissent, certaines en portant plainte, d'autres en manifestant dans la rue, ou encore en créant un mouvement noir ou indigène qui retourne le stigmate, en reprenant à leur compte la catégorie par laquelle on les disqualifie.
D'où vient ce concept de « racialisation », et que signifie-t-il ?
Le psychiatre martiniquais Franz Fanon a été le premier à l'utiliser, il y a un demi-siècle. Le concept a ensuite été repris dans les sciences sociales britanniques et nord-américaines, parfois de manière critique. La racialisation consiste à regarder le monde avec des lunettes raciales : c'est définir les autres ou soi-même dans le langage de la « race ». Par exemple, refuser un emploi ou un logement à quelqu'un en raison de sa couleur de peau, ou bien compter les joueurs noirs dans une équipe de football, ou encore se sentir visé par un racisme anti-blanc. « Racialiser », c'est radicaliser la différence, et souvent la naturaliser. On la réduit à des caractéristiques physiques, biologiques ou encore généalogiques.
Mais qu'apporte de nouveau ce concept à notre compréhension de la société actuelle ?
Il permet d'analyser un phénomène, de mettre un mot sur une réalité qu'on n'a pas voulu voir, parce qu'elle nous était, à juste titre, désagréable. Certes on disposait du mot « racisme », mais son usage, accusateur, est forcément limité. Il suppose une intention hostile ou méprisante. Or, quoi qu'on en pense, l'existence d'un mouvement regroupant des associations noires ou l'établissement de statistiques incluant la couleur de peau procèdent bien d'une racialisation, même si elle ne suppose pas du racisme. Le concept ne permet d'ailleurs pas seulement de désigner ce qui se dit dans le langage racial. Il dévoile ce qui demeure non dit. Le débat sur l'identité nationale et, plus largement, européenne montre que l'une des composantes revendiquées par certains de ceux qui les défendent est une identité blanche, qui ne s'énonce pourtant jamais comme telle.
Vous expliquez que la racialisation est à la fois production de rapports sociaux et construction de catégories idéologiques. C'est-à-dire ?
La racialisation, c'est d'abord un processus par lequel on produit l'autre ou soi-même comme radicalement différents. Un employeur qui pratique la discrimination raciale dans ses recrutements ne retient des candidats à un poste que leur apparence ou leur origine. Il ne prend en compte ni leur formation, ni leurs compétences, ni même d'autres caractéristiques sociales. Par exemple, il va dire aux recruteurs qu'il veut des « blonds aux yeux bleus », pour ne pas dire des « Blancs ». Mais la racialisation, c'est aussi la représentation que la société se fait d'elle-même à un moment donné à travers un filtre racial. On se met à interpréter le monde ou les faits par ce filtre. Ainsi, certains voient les émeutes de 2005 comme raciales, alors qu'on pourrait en retenir surtout la signification sociale et politique. Les deux dimensions sont liées, mais ne se superposent pas. Pendant longtemps, des discriminations raciales ont existé dans la société française sans qu'on les nomme, le processus existait, mais pas la représentation. Ce n'est qu'à la fin des années 1990 que l'on a commencé à en reconnaître la réalité.
Mais parler de racialisation, n'est-ce pas, d'une certaine façon, légitimer les discours racistes ?
Il y a toujours le risque que le porteur d'une mauvaise nouvelle en soit tenu pour responsable, et même coupable. Celui qui parle de racialisation ferait exister le phénomène. En l'occurrence, utiliser le mot « racialisation », c'est dire au contraire que les races n'existent pas mais que certains agissent pourtant comme si elles existaient. Loin de légitimer les discours racistes, il s'agit de les démonter. Qu'un jour il n'y ait plus de racialisation et que l'on n'ait donc plus à en parler, on ne pourrait que s'en réjouir. Il semble pourtant qu'on en soit loin. Mais il n'est pas défendu de penser qu'en révélant cette réalité que l'on a trop longtemps éludée on puisse mieux la combattre. Quand on montre, par exemple, que des « républicains » autoproclamés pensent notre société à travers des catégories raciales, qu'ils se plaignent d'y voir trop de personnes noires ou arabes, qu'ils affirment le monde blanc menacé, on participe bien de la lutte contre un racisme qui ne dit pas son nom.
Vous vous refusez à utiliser le concept d'« ethnicité », pourtant très usité, pour évoquer la catégorisation des populations selon leurs origines. Pour quelles raisons ?
Dans le contexte français, on dit souvent « ethnique » pour ne pas dire « racial ». Mais si, dans une enquête, on compte les personnes noires, il est difficile de prétendre, comme on l'entend le plus souvent, qu'on fait des statistiques ethniques. On fait bel et bien des statistiques raciales. Les « Noirs » ne forment pas une ethnie qui regrouperait les Antillais et les Africains ! D'ailleurs, même des groupes qui ne se définissent pas par leur couleur de peau, comme les Arabes ou les Roms, peuvent être racialisés, et non pas ethnicisés, lorsqu'on leur attribue des traits physiques mais aussi culturels pour les stigmatiser ou les traiter différemment. Et ne nous y trompons pas, l'ethnicité n'existe jamais en soi. Les anthropologues ont montré qu'elle est une réalité construite, et souvent par rapport à une origine supposée.
De même, vous affirmez que la discrimination n'est que la reformulation d'une assignation raciale à l'encontre de certaines populations...
L'assignation raciale, c'est imposer la catégorie de « race » à un individu ou à un groupe qui se voit ainsi désigné sans qu'on lui demande son avis. Quand cette différenciation fonde un traitement inégal, par exemple pour empêcher l'accès à une promotion ou l'entrée en discothèque, elle devient en effet une discrimination.
Vous soulignez cependant que le recours à un concept tel que celui de « racialisation » pourrait aboutir à minorer les aspects socio-économiques du débat sur l'intégration des populations issues de l'immigration...
On a longtemps pensé les inégalités en termes de classes sociales, en négligeant les dimensions de la discrimination et du racisme. Il ne faudrait pas que, aujourd'hui, on fasse l'inverse en parlant de racialisation, au risque d'oublier les disparités socio-économiques. La ségrégation spatiale confine dans les « cités » des familles qui sont issues de l'immigration et appartiennent aux milieux défavorisés. Le plus souvent, les deux dimensions s'additionnent, mais elles ne se superposent pas. Des Français blancs vivent dans ces quartiers difficiles et en partagent les expériences, y compris la discrimination. Il y a aussi des Français noirs qui appartiennent aux classes moyennes, voire supérieures, notamment par leur niveau de diplôme, qui continuent de se heurter au plafond de verre des discriminations. Il faut accepter l'idée que la réalité sociale est complexe et ne se réduit pas à des couples antagonistes, avec des bourgeois et des prolétaires ou des Blancs et des Noirs. Mais il faut aussi être attentif à la manière dont ces diverses catégories sont instrumentalisées dans l'espace politique. On nous parle d'identité nationale, dont on découvre combien elle est aussi une identité raciale, dans une période où précisément les inégalités sociales ne cessent de s'accroître.
Anthropologue, sociologue et médecin, Didier Fassin est professeur à l'Institute for Advanced Study de Princeton (Etats-Unis) ainsi qu'à l'Ecole des hautes études en sciences sociales (EHESS) de Paris. Il dirige l'Institut de recherche interdisciplinaire sur les enjeux sociaux (IRIS). Il a coordonné la réalisation de l'ouvrage Les nouvelles frontières de la société française (Ed. La Découverte, 2010).