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Une vie après l'errance

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Depuis deux ans, le Patio offre une nouvelle vie à des personnes de plus de 50 ans, marginalisées par des années passées dans la rue ou dans des centres d'hébergement et souffrant de handicaps psychiques. Grâce au fonctionnement particulièrement adapté de ce foyer-appartement installé non loin de Lyon, les dix résidents apprennent à passer de l'errance à la sédentarité.

Sur la terrasse spacieuse où la neige a laissé des traces, un homme et une femme d'une cinquantaine d'années fument une cigarette et échangent quelques propos, malgré le froid ambiant. A l'intérieur, les autres résidents émergent peu à peu de leurs appartements et convergent vers le salon, où trône une longue table en bois. C'est bientôt l'heure du déjeuner, un moment important dans la vie du Patio(1). Certains s'installent un instant dans un canapé pour regarder la télévision, d'autres déambulent sans but précis, et quelques-uns, dont Michel V., s'activent pour mettre la table et donner un coup de main à Hélène Georges, l'auxiliaire de vie sociale présente ce matin.

Comme les neuf autres résidents du Patio, Michel V., 60 ans, a connu une vie chaotique et éprouvante, avant d'atterrir dans ce foyer-appartement ouvert par les Petits Frères des pauvres en février 2008, à une vingtaine de kilomètres de Lyon. Cheveux en bataille, regard malicieux abrité derrière ses lunettes, il raconte la maladie qui l'a obligé dans sa jeunesse à arrêter ses études universitaires, les rapports difficiles avec sa mère, la maison familiale désespérément vide après la mort de ses parents, puis son séjour en hôpital psychiatrique, avant d'intégrer l'établissement d'accueil de personnes âgées attenant au Patio. « On cherchait un endroit qui puisse faire le relais entre l'hôpital psychiatrique, sa maison familiale et la résidence d'accueil temporaire et de vacances que nous avons ouverte ici en 1985. Le Patio a été créé pour ces gens qui souffrent pour la plupart de handicaps psychiques, qui ont vieilli prématurément à cause d'un long passé d'errance et qui se retrouvent de plus en plus dans des structures d'hébergement d'urgence, faute de solution adaptée », explique François Auffray, directeur du Patio.

Le système de foyer de vie en appartement a été conçu par l'association et soutenu par le conseil général du Rhône(2) offre une alternative à des femmes et des hommes de plus de 50 ans insuffisamment autonomes pour intégrer des maisons-relais(3) et trop jeunes et déstructurés pour entrer dans des maisons de retraite. Ni lieu thérapeutique ni structure éducative, le Patio est avant tout un lieu de vie où les résidents peuvent se poser, prendre soin d'eux et passer de l'errance à la sédentarité, sans obligation de changement. Sans avoir non plus à affronter les limites de temps, particulièrement oppressantes pour ce public, qu'imposent souvent les structures d'hébergement. « On voit comment certaines personnes en errance s'accrochent à des bouts de trottoirs, à leur place sous un pont, parce que cela représente malgré tout quelque chose de stable, précise François Auffray. On ne peut pas leur proposer des endroits où on leur dit d'emblée qu'il y a des échéances, que c'est une solution provisoire et précaire. L'idée du Patio, c'est de pouvoir leur offrir du transitoire qui dure. »

Eviter les réactions de rejet

Afin d'aider ces personnes, pour la plupart réfractaires à toute forme d'engagement et de cadre un peu contraignant, à retrouver progressivement un mode de vie sédentaire, il a fallu imaginer des solutions très souples. Renouvelé chaque mois par tacite reconduction, le contrat d'occupation proposé aux résidents évite les réactions de rejet chez ceux qui se sentent effrayés à l'idée de s'installer longtemps au même endroit, tout en rassurant ceux qui ne supportent pas la précarité inhérente aux hébergements provisoires. Les premiers savent qu'ils peuvent décider de partir à la fin de chaque mois, et les seconds ne sont pas angoissés par une date-couperet. Cette souplesse fait aussi profiter certains d'entre eux d'un chez-soi sans rompre tout à fait, dans les premiers temps, les liens avec leur ancien mode de vie. « Nous avons une dame ici qui était inscrite depuis de nombreuses années dans tous les réseaux d'urgence de Lyon et qui a très mal vécu son arrivée au Patio, rapporte le directeur du Patio. Au début, elle repartait souvent et passait des nuits dehors. Notre position a été de lui montrer que, si elle n'était pas stable, le lieu l'était, qu'on était là et qu'on ne bougerait pas. »

Quand il n'est pas dans son fauteuil roulant, Jean-Marc H., 58 ans, se déplace à l'aide de béquilles. Malgré des problèmes de hanches et la perspective d'une nouvelle opération, ce natif du Pays basque a toujours un léger sourire aux lèvres. Ancien routier, il est arrivé à Lyon après une séparation conjugale, et a été accueilli à l'Armée du salut lorsqu'il a dû arrêter les petits boulots du fait de son mauvais état de santé. Son éducateur lui parle alors de cette maison un peu particulière. « Lors de ma première visite, j'ai dit au directeur que c'était de la folie de venir ici. C'était le désert, beaucoup trop calme, il n'y avait rien. » Aujourd'hui, Jean-Marc H. ne veut plus retourner à Lyon. Sur la télévision de son studio, il a posé une maquette de bateau qu'un habitant du village lui a offerte, et montre avec fierté sa collection de pipes. Quelques romans policiers traînent sur une étagère. « J'aime bien avoir mon logement, parce que je suis plutôt quelqu'un de solitaire », confie cet homme, qui prend néanmoins tous ses repas avec les autres résidents.

Libres de s'impliquer

La présence, au sein même du Patio, de petits appartements privatifs et d'espaces collectifs - telles la salle à manger ou la cuisine - permet à chacun d'investir avec beaucoup de souplesse les différents lieux de cette vaste bâtisse. Selon leurs envies, leur rythme ou leurs capacités, les hommes et les femmes qui vivent au Patio peuvent développer une certaine autonomie, s'approprier comme ils l'entendent leur studio, participer ou non aux activités en groupes et s'impliquer plus ou moins dans les tâches collectives. Le cadre instauré au Patio favorise une telle flexibilité. Pour la bonne marche de la maison, un planning assez sommaire formalise la mise en oeuvre d'une rotation pour les tâches « transversales », accessibles à tous, comme dresser la table ou ranger la vaisselle dans la machine. En revanche, compte tenu de difficultés particulières, les activités plus exigeantes sont facultatives. « On ne va pas obliger des résidents à aider les professionnels à faire la cuisine, alors que l'on voit bien qu'ils n'en sont pas capables », confirme le directeur du Patio.

Même absence de rigidité en ce qui concerne le règlement de l'établissement. Il s'agit, là encore, de tenir compte des profils spécifiques des personnes accueillies. « Deux ans après l'ouverture, nous continuons à faire évoluer nos règles de fonctionnement. Il s'agit de mettre en place un cadre qui réponde aux besoins des résidents sans que la collectivité leur soit insupportable. Le règlement intérieur est révisable et doit pouvoir s'adapter. C'est un outil, mais ce n'est pas la loi », assure François-Xavier Turbet Delof, initiateur du projet et aujourd'hui directeur adjoint des Petits Frères des pauvres-Association de gestion des établissements. Ce cadre mouvant n'est cependant pas toujours simple à appliquer, reconnaissent les deux aides médico-psychologiques et l'auxiliaire de vie sociale, qui se relaient de 7 heures à 21 heures au Patio. Ainsi, entre l'impossibilité d'interdire de façon absolue la consommation d'alcool à tous les résidents et la nécessité de contrôler celle de quelques-uns qui n'arrivent pas à se fixer de limites, la règle n'est pas facile à définir. Comme le confirme Eliane Moulin, aide médico-psychologique : « Hier, en supervision, nous avons évoqué le cas de deux résidents qui font un peu du trafic et rentrent de l'alcool ici. C'est assez difficile à gérer pour nous. Le fait d'intervenir et de vider les bouteilles dans l'évier peut être ressenti de manière très violente, et il faut mettre des mots sur nos actes pour qu'ils soient bien compris. »

Un travail sur l'indicible

Garants du cadre, les professionnels sont aussi très proches des usagers et travaillent avec eux sur le quotidien, sur les gestes de tous les jours, « sur l'indicible, et des choses minimes comme la manière d'investir les repas, les relations qui se jouent entre eux, etc. », précise François-Xavier Turbet Delof. L'équipe du Patio évite de se placer sur le terrain de l'assistanat, préférant accompagner les résidents dans des actes ordinaires de la vie, comme la préparation des repas, les courses, l'entretien des espaces collectifs, etc. Le plus difficile, pour ceux qui ont traversé plusieurs années d'errance, consiste en général à prendre soin de leur personne et de leur logement. Il faut suggérer à une dame d'aller s'acheter de nouveaux vêtements, inciter un monsieur très désocialisé à respecter une hygiène corporelle régulière ou passer dans le studio d'un autre, qui reconnaît que, chez lui, « c'est souvent un peu le bazar », pour l'encourager et éventuellement l'aider à faire le ménage et à ranger un peu.

Une résidente vient d'arriver. Elle se débarrasse de son manteau avant de s'attabler devant une tasse de café qu'elle fait tinter nerveusement avec sa cuillère. Elle revient de Villeurbanne où elle a fait quelques emplettes, mais annonce à Eliane Moulin qu'elle n'est pas allée à son rendez-vous chez le médecin. L'aide médico-psychologique rappellera le praticien plus tard. Les questions concernant la santé de ces hommes et femmes très éprouvés par la précarité prennent une place importante au Patio. D'autant que certains ont « décompensé » lors de leur arrivée dans ce cadre de vie inhabituel - synonyme d'un nouveau départ mais aussi de manifestations somatiques ou psychiques liées, selon les travailleurs sociaux, au relâchement de leurs défenses et au besoin de créer du lien avec l'équipe. « Pour les résidents, les problèmes de santé peuvent constituer un outil d'expression, un moyen d'attirer l'attention des professionnels, et deviennent rapidement un axe central de l'accompagnement », explique François-Xavier Turbet Delof.

Ce nouveau départ que représente dans l'esprit des résidents l'arrivée au Patio se heurte aussi à la difficulté de se projeter dans l'avenir. Pour des individus dont l'identité s'est forgée peu à peu autour de l'absence - absence de logement, de travail, de relations sociales -, retrouver des envies, des désirs et faire des projets ne va pas de soi. Rares sont ceux qui ont des activités en dehors du Patio, à l'instar de ce monsieur qui se rend presque tous les jours à Lyon pour faire des concours de pétanque. « Ça bouge un peu, mais c'est vrai que cette difficulté à susciter des envies chez nos résidents est frustrante », concède François Auffray. Frustrante et pas toujours facile à vivre pour l'équipe de professionnels, note pour sa part François-Xavier Turbet Delof : « Contrairement à des dispositifs plus classiques, où l'on fonctionne sur des systèmes de projection dans le temps, de mobilisation des personnes à travers des projets, nous avons affaire à un fonctionnement au jour le jour et à une atonie qui peut être mal vécue, dans la mesure où elle nous renvoie à quelque chose qui a rapport à la mort. » A cet égard, l'appui des trois bénévoles qui épaulent l'équipe est précieux. Retraité depuis deux ans, Lino Smaniotto consacre ainsi un peu de son temps au Patio. Aujourd'hui, il est venu discuter avec les résidents. A d'autres moments, il joue aux boules dans le parc avec certains, leur propose de faire des parties de cartes ou encore de prendre sa voiture pour aller se promener un peu au-delà du village. Cette bouffée d'air venue de l'extérieur est indispensable pour éviter qu'une grande part des résidents ne se referme peu à peu sur ce lieu de vie et ne finisse par s'isoler complètement. Elle soulage aussi les professionnels, qui se sentent davantage entourés et peuvent se décharger d'activités individuelles chronophages.

Le maintien des liens avec les professionnels qui accompagnaient les usagers avant leur entrée au Patio se révèle tout aussi important pour la réussite du projet. Les responsables de l'établissement ont veillé à ne pas rompre les contacts avec les médecins généralistes, les assistantes sociales ou les intervenants sociaux des centres d'accueil de jour qui connaissent bien les résidents et sont devenus peu à peu des référents incontournables. Cette continuité des liens aide à rassurer les marginaux accueillis et à garantir avec les partenaires des prises en charge extérieures efficaces et rapides, notamment dans les situations de crise, comme le précise Hélène Georges : « Plusieurs résidents ont dû être hospitalisés parce qu'ils n'allaient pas bien, n'arrivaient plus à surmonter leurs angoisses. Grâce à la collaboration étroite que nous avons mise en place avec les intervenants du secteur psychiatrique, nous pouvons réagir très vite lorsque nous repérons les signes de ces épisodes de crise. »

Leur rond de serviette posé à côté d'eux, les résidents se passent le saladier et se servent à tour de rôle en plaisantant. Autour du directeur, de l'auxiliaire de vie sociale et d'un stagiaire, ils commentent les informations télévisées sur le séisme qui vient de secouer Haïti et rabrouent gentiment un monsieur qui fait des réflexions désagréables sur le sujet. Quelques-uns se lèvent pour aller se resservir des endives. « Le Patio n'est pas une recette miracle, c'est un lieu où des petites choses deviennent possibles. En arrivant ici, une dame se protégeait, se camouflait derrière son maquillage. Aujourd'hui, elle se montre à travers un maquillage parfois un peu extravagant, mais qui prouve qu'elle est devenue coquette », souligne, avec une pointe de satisfaction, François Auffray. Et surtout, selon le directeur, les résidents ont appris à vivre ensemble et ont fini par bâtir une communauté, une famille, avec ses hauts et ses bas, mais capable d'une réelle solidarité. Certains vont ainsi parfois acheter des fleurs au village pour les offrir à l'un ou à l'autre, expriment sur un bout de carte postale leur impatience de voir revenir quelqu'un qui a été hospitalisé, passent un coup de fil pour prendre de ses nouvelles...

La question de l'après

Hélène Georges a senti un véritable basculement lors du réveillon de Noël dernier. « La première année, pour la soirée de Noël, tout le monde était couché à 21 heures. Pour certains d'entre eux, c'était le premier Noël depuis très longtemps, et ils étaient tristes et mal à l'aise. » Rien à voir avec l'ambiance qui a régné ce 24 décembre 2009. « Ils étaient ravis d'avoir des cadeaux personnalisés et de voir l'un d'eux se déguiser en père Noël et jouer parfaitement son rôle durant toute la soirée. » Les nouvelles relations qui se créent à travers la constitution de ce groupe doivent aider les habitants du Patio à couper peu à peu les liens qui les rattachent au monde de l'errance et à s'installer dans une vie stable et sédentaire. C'est du moins ce que souhaitent les membres de l'équipe. Un objectif déjà atteint en partie : au bout de deux ans, aucun des résidents n'a décidé de quitter son studio et d'abandonner cette vie de groupe qui s'est constituée dans la grande maison. Mais reste la question de l'après. Si le Patio se définit comme un lieu de vie transitoire qui dure, le problème de la fin de la prise en charge ne peut être ignoré. « Ils peuvent très bien rester ici. Il ne faut pas oublier qu'ils sont chez eux. Et pour ceux dont les problèmes de santé deviendraient trop invalidants, il faudra trouver un lieu adapté », précise François Auffray. Etablissements médicalisés pour personnes âgées, appartements thérapeutiques... Les solutions ne sont pas nombreuses, et il paraît bien prématuré de demander aux hommes et aux femmes qui semblent aujourd'hui avoir adopté le Patio de penser à un ailleurs. Quand on lui pose la question, Michel V. dit avec un large sourire : « Je ne vois pas pourquoi on partirait. La table est convenable, plutôt bonne... On mourra peut-être bien ici. »

(1) Le Patio : 3 A, Grande-Rue - 69290 Grézieu-la-Varenne - Tél. 04 78 44 83 33.

Notes

(1) Qui verse un prix de journée dans le cadre de l'aide sociale départementale destinée aux personnes handicapées.

(2) Les maisons-relais accueillent durablement des personnes en grande difficulté d'insertion sociale, ne pouvant accéder à un logement ordinaire.

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