Qu'est-ce que le niqab ?
C'est le voile intégral de l'Arabie Saoudite, qui couvre entièrement la femme, y compris le visage. La burqa, elle, vient des tribus pachtouns d'Afghanistan. L'idée selon laquelle les femmes doivent porter le voile intégral est apparue il y a soixante-dix ans en Egypte, à la fin de la colonisation britannique. Il y a eu alors une scission entre les musulmans qui prônaient la construction d'un Etat-nation moderne et ceux qui pensaient qu'il fallait revenir à l'islam pour le rénover. Parmi ces derniers s'est constitué un groupe réactionnaire de salafistes qui pensent que les autres musulmans n'ont rien compris à l'islam, et sont convaincus que Dieu et le Prophète veulent que les femmes se couvrent intégralement.
Quelle différence faites-vous entre le voile simple - le hijab - et le voile intégral ?
Pour une musulmane pratiquante, la question du voile se pose. Elle fait partie des débats théologiques classiques de l'islam. Certains disent que Dieu a demandé aux femmes de cacher leurs cheveux, d'autres objectent que le Coran ne le prescrit pas explicitement, d'autres encore estiment que le but du Coran est de protéger les femmes et que le foulard n'est qu'un moyen qui n'a plus de sens aujourd'hui. En revanche, le voile intégral n'existe ni dans l'histoire de l'islam, ni dans les débats théologiques, ni dans les textes et les traditions.
Sait-on combien de femmes portent le voile intégral en France ?
On ne peut pas vraiment le savoir, car le propre des groupuscules salafistes est d'amener leurs adeptes à l'auto-enfermement. Ils ne doivent pas se mélanger avec le reste du monde, le drap noir faisant office de frontière pour les femmes. D'ailleurs, bien souvent, celles-ci ne sortent pas. Les tenants du discours salaf refusent en outre le plus souvent d'être filmés ou photographiés.
Les femmes portent-elles ce voile en raison de pressions familiales ou conjugales ?
Cela arrive, bien sûr, mais la plupart du temps il s'agit d'une démarche volontaire. Et c'est bien là le drame. Elles sont persuadées de détenir la vérité. Le salafisme est une radicalité qui entend redéfinir les rapports de ses adeptes avec le monde. On leur fait croire que par le respect de tel ou tel rite, par exemple le port du voile intégral ou celui de la barbe pour les hommes, ils vont se retrouver comme à l'époque du Prophète et de l'annonce du Coran. On est là dans une recherche de toute-puissance. On accentue également les différences entre l'extérieur et l'intérieur du groupe, notamment en cherchant à détruire les relations familiales, car on veut que les membres perdent leurs contours identitaires. Il faut qu'ils aient le sentiment de ressentir tous la même chose.
Ce discours de rupture a-t-il du succès auprès des jeunes ?
De fait, le discours des groupuscules salafs fait aujourd'hui autorité auprès d'un certain nombre de jeunes, notamment en banlieue. La perte d'espoir social fait partie des causes de cette radicalisation. Quand il n'y a pas de possibilité de se projeter, la religion peut devenir un exutoire. Mais tous ne sont pas susceptibles de rejoindre cette mouvance. La première caractéristique des jeunes touchés est de se sentir de nulle part, ni du pays de leurs parents ni de celui dans lequel ils vivent. Les salafistes leur disent : « Vous vous sentez de nulle part, c'est parce que vous êtes des élus de Dieu. » Ensuite, à l'inverse de ce qu'on pourrait penser, ces jeunes ont souvent grandi sans instruction religieuse et ne sont pas issus de familles pratiquantes. En outre, leurs parents ne leur ont généralement pas transmis de repères ni de récit mémoriel provenant de leur famille et de leur pays. Enfin, il n'est pas rare qu'ils aient un rapport à la loi dysfonctionnant. Ils n'ont pas intégré les limites, et beaucoup ont une image du père détériorée. C'est aussi pour cela que l'on retrouve dans ces groupes pas mal de jeunes toxicomanes ou de délinquants.
Dans « L'islam des banlieues », votre premier livre paru en 2001, vous étiez assez critique à l'encontre des travailleurs sociaux dans leur rapport aux populations musulmanes. Les choses ont-elles évolué depuis ?
Je leur reprochais de ne pas distinguer suffisamment ce qui relève du comportement culturel, d'une part, et du dysfonctionnement familial, de l'autre. Dans une famille normande ou alsacienne, si le père se montre violent, on applique des critères psychologiques et sociaux de droit commun. Mais si ce père est présumé musulman, on hésite car les musulmans sont supposés avoir des valeurs différentes. En culturalisant à outrance un fonctionnement psychologique individuel, on ne fait malheureusement que retarder la prise en charge éducative nécessaire. Ce que j'écrivais alors reste valable et s'est confessionnalisé. Aujourd'hui, on essaie trop souvent de relire les comportements individuels des jeunes de banlieue à travers une grille religieuse. Mais ce relativisme culturel n'est jamais que l'autre face du racisme, car il amène les travailleurs sociaux à penser qu'un musulman a d'autres valeurs que, par exemple, Jean-Pierre ou David, qui ont pourtant grandi dans le même quartier. Ils assignent ainsi aux gens une pensée qui n'est pas la leur et, ce faisant, font comme les islamistes, en oubliant que les individus ont bien d'autres caractéristiques que la religion et sont libres d'évoluer.
Quel peut être le positionnement d'un travailleur social face à ces pratiques sectaires ?
Face à un jeune justifiant un comportement de rupture par ses croyances religieuses, il s'agit d'abord d'essayer de comprendre les raisons qui font que ce jeune a besoin de s'auto-exclure. Il faut ensuite essayer de faire en sorte qu'il se remette à penser par lui-même pour sortir de l'endoctrinement. Mais c'est très compliqué car les responsables de ces groupes mettent leurs adeptes en garde, et plus vous argumentez, plus vous alimentez leur logique. Il est donc préférable de jouer sur l'affectif. Des psychologues ont montré que c'est davantage par des parfums, de la nourriture, des photos de famille, que l'on peut introduire une faille dans cette vision du monde doctrinaire. En revanche, il serait catastrophique d'analyser le comportement du jeune comme une simple pratique religieuse et d'engager avec lui une discussion théologique. Ce n'est pas notre rôle en tant qu'éducateurs. Je ne juge pas le contenu des valeurs que prônent ces groupes, mais bien leurs effets délétères en matière de lien social sur les jeunes. Nous ne sommes pas là pour devenir des nouveaux gourous mais pour aider les jeunes à devenir des sujets qui pensent.
Que pensez-vous du débat actuel sur le port du niqab ?
Il ne fait que renforcer des représentations négatives existantes sur l'islam et qu'illustrent à merveille les groupuscules sectaires. Beaucoup de gens sont déjà persuadés que l'islam est une religion archaïque, par essence incompatible avec les valeurs de la démocratie et avec le principe de l'égalité hommes-femmes. On fait comme si c'était l'islam qui prônait le voile intégral, et c'est une façon de donner raison aux groupuscules salafs en les considérant comme une partie de l'islam. Ce qui est gravissime. Si l'on veut être optimiste, on peut quand même se dire qu'être choqué par une personne vêtue d'un drap noir dans la rue est un signe de bonne santé mentale.
Etes-vous favorable à l'idée d'interdire purement et simplement le voile intégral ?
Ne rien faire serait grave car, dans quelques années, passant à côté d'une femme intégralement voilée, on risquerait de se dire : « Tiens, voilà une musulmane. » Les groupuscules salafs auraient gagné en imposant leur vision de l'islam. A l'inverse, interdire le voile intégral en argumentant sur le plan de la laïcité, ce serait conforter les amalgames actuels entre l'islam et ces mêmes groupuscules, et leur donner du pouvoir en leur permettant de se poser en martyrs. Sans compter le risque de voir se constituer une alliance entre tous les religieux, le voile intégral devenant un signe de résistance pour l'ensemble des musulmans. Je suis donc pour la solution adoptée en Belgique, où il est interdit à tout le monde de se déguiser en masquant son visage, sauf les jours de carnaval. C'est excellent, car cela ne stigmatise personne, et c'est en même temps un pied de nez à ces groupes sectaires qui se veulent respectables.
Longtemps éducatrice à la protection judiciaire de la jeunesse, membre du Conseil français du culte musulman de 2003 à 2005, Dounia Bouzar est aujourd'hui anthropologue du fait religieux. Elle a créé le cabinet Cultes et cultures consulting. Avec sa fille Lylia Bouzar, elle publie La République ou la burqa. Les services publics face à l'islam manipulé (Ed. Albin Michel, 2010).