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Au-delà du symptôme

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A Montpellier, dans l'Hérault, le service ASMO accompagne, depuis 2003, en logements individuels des jeunes adultes isolés pris en charge par l'aide sociale à l'enfance et souffrant de troubles de la personnalité et du comportement.

« Tu sais ce que ça veut dire, charges comprises ? », interroge Valérie Queyrel, éducatrice au service Accueil et suivi en milieu ouvert (ASMO)(1), à Montpellier. Assise à son côté, penchée sur des petites annonces d'offres de logement qu'elle a recopiées sur Internet, Kelly, 20 ans répond, hésitante : « C'est l'eau et l'électricité ? » Dans le local de l'éducatrice, elle a laissé traîner, sur un fauteuil, un formulaire de demande de logement HLM à moitié rempli. D'autres documents sont posés sur le bureau. « Y a du blanc partout sur ce formulaire, ils vont trop comprendre pourquoi je fais une demande d'allocation aux adultes handicapés », s'esclaffe-t-elle. Kelly présente des troubles bipolaires. L'éducatrice tente de la calmer un peu : « Tu es en euphorie, là, il faut te concentrer un peu. » L'objectif, ce matin, est de trouver un logement pour la jeune fille. En mai prochain, le jour même de ses 21 ans, elle parviendra au terme du contrat jeune majeur qui la lie à l'aide sociale à l'enfance (ASE) et l'autorise à être suivie par l'ASMO. Elle devra alors quitter le dispositif dans lequel elle aura passé quatre ans.

Ouvert à Montpellier en 2003, l'ASMO accueille - exclusivement en appartements individuels - 12 jeunes majeurs isolés pris en charge par l'ASE et présentant des troubles de la personnalité et du comportement. A l'approche de leur majorité, ils sont orientés vers l'association directement par les équipes de l'ASE. Leurs symptômes, divers et évolutifs, pas toujours bien identifiés à l'issue de l'adolescence, ont souvent provoqué des ruptures de placement successives, des scolarités chaotiques, et entravé toute tentative d'insertion sociale ou professionnelle. « Le jeune homme dont je suis la référente et qui a intégré l'ASMO depuis un an, j'avais bien repéré qu'il avait une gestuelle, un physique particulier, confirme Corinne Meyer, éducatrice pour l'agence départementale de la solidarité Cévennes-Las Rébès au conseil général de l'Hérault. Mais je n'ai pas la formation suffisante pour déceler des symptômes précis. » Déplacés de foyers en familles d'accueil, ces jeunes sont souvent décrits par leur structure d'origine comme « insupportables », « en grande souffrance », « violents », « abandonniques ». Comportements de repli, bizarreries, phobies diverses, troubles alimentaires figurent parmi les premiers signes observables et sont généralement interprétés comme une conséquence des placements successifs ou des difficultés parentales subies. « Dans le milieu éducatif, on parle de «famille toxique» et de «parents pathogènes», alors on place l'enfant, avec visites médiatisées ou interdiction de visites, explique Nicole Haccart, directrice du service ASMO et infirmière en psychiatrie. L'aide sociale à l'enfance se concentre sur ce problème d'environnement, mais on constate que des enfants, pourtant placés tout petits, développent des symptômes comparables à ceux de leurs parents. Une certaine part des pathologies psychiatriques est sans doute aussi d'origine génétique. »

L'évaluation des troubles

Le projet de création du service s'enracine dans l'expérience professionnelle de Nicole Haccart. Après avoir travaillé six années en service de pédopsychiatrie, celle-ci avait fondé dans l'Aveyron un lieu d'accueil pour enfants psychotiques. « J'avais été très vite débordée par des demandes d'accueil de jeunes présentant des problématiques autres (troubles du comportement, de la personnalité, ruptures multiples de placements, exclusions...) et qui ne trouvaient pas leur place dans les structures habituelles. » Elle s'adapte alors pour répondre à la demande. « J'ai eu l'impression que ces jeunes n'avaient jamais été écoutés. Du moins, pas comme je pouvais le leur proposer, sans les menacer d'exclusion en cas de passage à l'acte et en leur garantissant la permanence d'un lien. » Au fil des années, son projet évolue, avec la mise en place d'un accueil en appartements individuels pour des jeunes en difficulté de 16 à 21 ans. Tout naturellement, lorsqu'elle emménage à Montpellier en 2002, elle propose au conseil général de créer un service similaire.

L'ASMO vise d'abord à évaluer les troubles psychopathologiques des jeunes accueillis : dépressions sévères, troubles autistiques ou psychotiques, schizophrénie, etc. « Nous identifions les symptômes et les relions, afin de déboucher sur un diagnostic et de pouvoir faire travailler le jeune sur ce qui l'empêche d'avoir une vie sociale normale, ce qui le fait souffrir », résume la directrice de l'ASMO. L'objectif n'est cependant pas d'enfermer les jeunes adultes dans une nosographie(2) ou de leur coller une étiquette stigmatisante. « Certains sont soulagés de comprendre enfin pourquoi ils sont différents des autres », note Sandrine Tudela, éducatrice spécialisée. Outre Nicole Haccart, l'équipe compte une autre infirmière psychiatrique, Nathalie Lefrère, trois éducateurs et moniteurs-éducateurs, chacun référent de quatre jeunes, et un chargé d'insertion professionnelle.

L'originalité du dispositif réside pour une part dans l'écoute spécifique que favorise la présence des deux infirmières psychiatriques. « Alors que nous nous fondons sur un relationnel fort, une présence permanente dans le quotidien et l'affectif, elles apportent une écoute différente, peut-être plus distante », observe Julien Vilaplana, moniteur-éducateur. Travail sur le budget, accompagnement lors des courses, gestion d'un appartement indépendant, démarches administratives, l'équipe éducative prépare les jeunes à l'indépendance concrète. « Tout cela en observant comment ils évoluent, poursuit Julien Vilaplana. L'idée est d'aller chez eux, de les accompagner dans des activités extérieures pour voir comment ils se comportent et de faire remonter nos observations en réunion. Souvent, les symptômes n'apparaissent qu'à l'extérieur. Je me souviens d'un jeune qui semblait parfaitement tranquille dans notre bureau, mais dès qu'il sortait, il lançait des incantations ou se prenait pour Zidane. » A charge ensuite pour Nicole Haccart et Nathalie Lefrère de décoder les comportements. « Si nous repérons des troubles du comportement, il nous faut parvenir à ce que le jeune accueilli en prenne conscience, affirme la directrice. C'est un travail d'affinage délicat, que nous menons avec lui, sur la durée. » Avec, à la clé, la possibilité d'un suivi médical. Beaucoup, au départ, sont réticents à consulter un « psy », car ils en ont déjà rencontré beaucoup, sans grand résultat. Certains n'en verront d'ailleurs jamais. En revanche, l'équipe insiste pour travailler sur tout ce qui « fait symptôme, d'une façon ou d'une autre ». Pour cela, l'ASMO a mis en place une forme originale de collaboration avec l'unité de pédopsychiatrie du centre hospitalier universitaire (CHU) de Montpellier. « Pour chaque jeune suivi conjointement, j'apporte des éléments d'évaluation rédigés et précis, issus de notre observation, déclare Nicole Haccart. A la différence des autres lieux d'accueil où le suivi psy est totalement dissocié de l'accompagnement social. » Parfois Nathalie Lefrère - voire les éducateurs - accompagne certains jeunes dans leurs consultations et, lorsque ceux-ci le demandent, assiste même aux premiers entretiens.

Un accompagnement stable

Le premier contact avec les soignants du CHU n'a pourtant pas été simple. « Ils ont une mauvaise image des patients pris en charge par l'ASE, parce que ceux-ci leur posent de réelles difficultés, expose Nicole Haccart. Souvent, les équipes éducatives des structures de placement demandent une hospitalisation dans un moment de crise, alors qu'un suivi ambulatoire régulier aurait suffi. » En outre, les équipes n'ayant pas toujours les moyens de leur rendre visite de façon régulière, il est assez fréquent que ces jeunes soient laissés seuls. Et à l'issue de l'hospitalisation, ils risquent fort de ne pas retrouver de place dans leur structure d'origine ou leur famille d'accueil, du fait même du passage à l'acte qui a généré l'hospitalisation. « Ce qui constitue une rupture brutale, au moment même où le jeune, qui vient de décompenser, aurait besoin de sentir qu'on l'attend quelque part », déplore Nicole Haccart. A l'ASMO, même pendant une hospitalisation, le travail continue. « Nous devons leur garantir la stabilité et la continuité de l'accompagnement », résume la responsable. Une présence sécurisante dont témoigne Sophie(3), 20 ans, prise en charge à l'ASMO depuis ses 16 ans : « J'ai été hospitalisée et les éducs venaient me voir presque chaque jour, se souvient-elle. Ils ont été présents pour tous mes problèmes de santé. De toute façon, je ne les vois pas comme des éducs, mais comme des personnes humaines. C'est vraiment très différent des foyers. »

Un réseau d'agences locatives

L'autre originalité de l'ASMO est que tous les jeunes sont logés dans des studios ou des F1 disséminés dans la ville. « Nous n'avons pas trop de difficultés à trouver ces logements, car nous apportons une garantie de paiement des loyers, souligne Nicole Haccart. Et puis nous avons notre réseau d'agences immobilières. Elles savent que, en cas de dégradation, nous remettrons tout en ordre, et déplacerons le jeune majeur si des difficultés se produisent avec le voisinage. » Comme cela a été le cas pour Sophie, qui souffre d'une forme de dédoublement de la personnalité, et a déjà déménagé à deux reprises parce que son comportement bruyant dérangeait ses voisins... Pour chacun, il faut trouver le logement adapté en fonction de sa personnalité et de la possibilité de s'insérer dans un environnement plus ou moins tranquille. En revanche, trouver un logement à la sortie du dispositif se révèle plus ardu. Une grande partie des jeunes n'ont comme ressources que l'allocation aux adultes handicapés, et ne peuvent payer plus de 350 € de loyer. Ce qui implique, entre autres, de s'éloigner du centre-ville.

Cet après-midi, Nathalie Lefrère a rendez-vous chez Malorie(4) dans l'un des nouveaux quartiers de Montpellier. Elle doit apporter des médicaments à la jeune femme, qui refuse de sortir seule de chez elle, et est suivie par le service depuis dix-huit mois. Pour les courses, c'est Sandrine Tudela, son éducatrice référente, qui l'accompagne et, pour la formation d'esthéticienne qu'elle vient de commencer, elle travaille par correspondance. « Ah, mais je vois que tu ouvres les volets maintenant », la félicite Nathalie en pénétrant dans le studio coloré. « Oui, de plus en plus souvent, reconnaît Malorie avec un sourire de satisfaction. Sinon, après, je suis obligée de faire marcher la lumière. » Les deux femmes évoquent le nouveau traitement de Malorie et ses possibles effets secondaires, ses rendez-vous chez la psy et chez la diététicienne auxquels Nathalie l'accompagnera, les vacances de Noël qu'elle ira passer chez sa soeur puis chez son père. « C'est la première fois que j'arrive à faire confiance à des adultes, confie Malorie à propos de l'équipe psychoéducative. Dans les familles d'accueil ou les foyers, je ne suis jamais restée suffisamment longtemps pour me poser. »

Séparer l'insertion de l'éducatif

Retour dans les locaux de l'ASMO. Farahat, 20 ans, fait le tour des bureaux pour signaler sa présence avant de s'éclipser. Il part rejoindre un local annexe, à 50 mètres du siège de l'association, où officie à mi-temps Alban Husson, chargé d'insertion professionnelle. « Cette séparation des missions, l'éducatif au siège et l'insertion professionnelle ici, est volontaire, explique Alban Husson, par ailleurs ergonome. Les jeunes savent que quand ils viennent ici, il ne sera question que de boulot. » Il reçoit les jeunes dans sa permanence deux jours par semaine : « On fait le point ensemble sur leurs projets, on envoie des candidatures par e-mails, on rédige des CV... » Le chargé d'insertion dispense aussi des cours de soutien à ceux qui sont encore scolarisés. « Ces jeunes-là ont tous des capacités, mais leurs parcours ou leurs troubles font qu'ils sont exclus du travail : ils ont souvent décroché du système scolaire vers 14-15 ans et, du fait de leur placement, ils ne bénéficient pas d'un réseau familial pour les soutenir. »

Pour Farahat, les rendez-vous sont bihebdomadaires : il prend des cours de soutien car il est inscrit en première STG par correspondance. « En arrivant à l'ASMO, je m'étais inscrit en BEP comptabilité, mais ça se passait mal, raconte-t-il. Je ne parlais à personne, je trouvais que les autres élèves n'étaient pas respectueux des profs. Je ne sais pas pourquoi, mais depuis tout-petit, les autres ont tendance à s'éloigner de moi. Je ne suis pas comme eux et ils m'en veulent. » Au bout d'un trimestre, le jeune homme, qui sortait d'un conflit familial durable et de placements multiples, sombre. « J'ai tout arrêté, le sport, les études, aller à mes rendez-vous, j'ai même oublié tout ce que j'avais appris. Bien sûr, les éducateurs m'appelaient, me rappelaient mes rendez-vous chez le psy. Et puis j'ai recommencé à aller au bureau et je suis parvenu à surmonter tout ça et à me réinscrire au CNED. » Une situation assez fréquente, constate Alban Husson : « Quand ils arrivent, les jeunes ont souvent un très beau projet professionnel, et puis tout s'effondre au bout de trois mois. Comme ils sont autonomes dans leur appartement, qu'il n'y a pas quelqu'un pour les pousser en permanence, ils se laissent aller. » Le travail avec l'équipe psychoéducative consiste alors à leur faire toucher du doigt les limites que leurs troubles leur imposent.

Depuis la création de l'ASMO, la proportion des jeunes souffrant de handicaps psychiques invalidants a augmenté. Aussi le chargé d'insertion a-t-il dû revoir ses objectifs à la baisse : « Plutôt que de viser la recherche d'un emploi, je procède surtout à une évaluation. » Pour ceux qui ne sont pas en mesure de travailler, l'orientation vers l'allocation aux adultes handicapés, à mettre en place avant la sortie du dispositif, s'impose : 75 % des sortants en bénéficient. « Cela leur permet d'avoir un filet de sécurité pour continuer à mûrir leur projet », explique Nicole Haccart. Quant à ceux qui semblent capables de travailler, Alban Husson leur cherche un lieu de stage en adéquation avec leurs envies. Kevin, 19 ans s'est ainsi essayé à la manutention via l'intérim. Farahat, lui, s'est frotté à la restauration ainsi qu'au mannequinat, grâce à un casting qu'il a déniché seul. Quant à Sophie, elle a fait du service en salle dans la restauration... avec plus ou moins de bonheur. « Comme pour tous les jeunes, il y a un grand écart entre ce qu'ils imaginent de la vie professionnelle et la réalité, dit Alban Husson. Mais avec leurs troubles psychiatriques, ce décalage est plus lent à se résorber. » Du coup, le réseau des lieux de stages se désagrège en permanence : « Quand ça se passe mal, il est difficile de proposer ensuite un autre stagiaire. » Albin, un autre jeune suivi par l'ASMO, s'accroche pourtant à son rêve : ouvrir une pizzéria. Il travaille actuellement dans le but de se constituer un petit pécule afin de pouvoir solliciter un crédit et de monter son affaire. « Etre son propre patron, c'est une voie d'activité inexplorée mais dont je suis sûr qu'elle est accessible à certains », confie le chargé d'insertion.

A ce jour, 30 jeunes ont été accueillis au fil des six années d'existence de l'ASMO. Et pour les 12 places du service, 21 demandes sont en liste d'attente. « Il faudrait développer ce type d'accueil, plaide Corinne Meyer, éducatrice référente ASE de l'un des jeunes suivis par le service. Car il est difficile de dire à un jeune en grande souffrance que dans un an, peut-être, on pourra lui proposer une solution. » Nicole Haccart réfléchit, elle, à la création d'un service d'accompagnement médico-social pour adultes handicapés (Samsah) permettant de suivre les jeunes après leurs 21 ans. « Normalement, les jeunes qui présentent des troubles psychiatriques sont très soutenus par leur famille. Mais les nôtres ne peuvent pas s'appuyer sur ce réseau-là. »

L'infirmière psychiatrique se refuse à céder au pessimisme. « On peut très bien vivre avec une psychopathologie, une fois qu'elle est admise par la personne concernée. Et certains troubles peuvent s'avérer réversibles, ou du moins stabilisables. » Et de citer l'exemple d'une jeune fille souffrant de troubles hystériques sévères, au point de se retrouver dans un fauteuil roulant, et qui, après sa sortie de l'ASMO, a trouvé un emploi d'auxiliaire de vie scolaire et emménagé avec son fiancé. « Quand ils sortent, âgés de 21 ans, ils sont encore très jeunes, on ne sait pas comment évoluera leur pathologie ni leur vie personnelle, beaucoup est encore possible », conclut Nicole Haccart.

Notes

(1) ASMO : 15, rue du Général-Campredon - 34000 Montpellier - Tél. 04 67 29 26 52.

(2) La nosographie est la description et la classification méthodiques des maladies selon des critères d'exclusion et de différences.

(3) Le prénom a été changé.

(4) Idem.

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