Recevoir la newsletter

Faut-il avoir peur de l'Agence nationale d'appui à la performance ?

Article réservé aux abonnés

La notion de « performance » est-elle compatible avec l'action sociale et médico-sociale ? Pas sans « dégâts collatéraux » sur les valeurs, les pratiques, les professionnels et les usagers du secteur, redoute Patrick Rousseau, directeur général adjoint de l'Association interdépartementale pour le développement des actions en faveur des personnes handicapées et inadaptées (Aidaphi), à Saint-Jean-de-Braye (Loiret) (1).

«Directement créée par la loi «hôpital, patients, santé et territoires» (HPST), l'Agence nationale d'appui à la performance (ANAP) a été mise en place le 26 octobre dernier, avec pour objet d'«aider les établissements de santé et les établissements et services médico-sociaux à améliorer le service rendu aux patients et aux usagers, en élaborant et en diffusant des recommandations et des outils dont elle assure le suivi et la mise en oeuvre» (2).

Au cours de ce même dernier trimestre de l'année 2009, l'Agence nationale de l'évaluation et de la qualité des établissements et des services sociaux et médico-sociaux (ANESM) organisait au niveau national un ensemble de journées relatives au déploiement de ses recommandations de pratiques professionnelles et à la mise en oeuvre de l'évaluation interne. Plus de deux ans après son installation, l'ANESM s'est donné pour objectif d'informer et de sensibiliser les établissements et services, en interrogeant l'appropriation de ses recommandations et en étudiant leur place dans la démarche d'évaluation.

Quand on sait combien la mise en oeuvre de l'évaluation interne dans le secteur social et médico-social est progressive et variée, l'initiative était non seulement légitime, mais aussi d'une réelle opportunité pédagogique. L'idée d'une appropriation de l'évaluation interne par les acteurs eux-mêmes suppose, en effet, de miser sur la notion de durée et de progression, sur le respect des singularités, le tout permettant aux structures et aux associations d'avancer sur cette question en tenant compte des réalités diverses. C'est cette diversité qui a pu, entre autres, caractériser les travaux présentés lors de la journée interrégionale qui s'est déroulée le 1er décembre dernier à Orléans, l'une des dix «villes-centres» retenues par l'ANESM. Les échanges et les débats s'en sont trouvés enrichis. A l'évidence, l'évaluation interne ne tire pas, pour l'heure, vers la norme et l'homogénéité. Les témoignages ont été le reflet d'une interprétation plurielle de ce qu'elle peut être, tout en gardant comme fil directeur la question centrale des bonnes pratiques. Voilà qui ne se prête guère à d'éventuelles velléités de comparaison, dame le pion à la logique concurrentielle et laisse la performance et autres réjouissances au monde de la marchandisation. Pourrons-nous en dire autant lorsqu'il va s'agir d'appliquer les recommandations de l'ANAP ?

Les zones de recouvrement entre l'ANAP et l'ANESM ne se limitent pas au principe actif des recommandations. La première mission de l'ANAP (sur six répertoriées) est d'assurer «conception et diffusion d'outils et de services permettant aux établissements de santé et médico-sociaux d'améliorer leurs performances et, en particulier, la qualité de leurs services aux patients et aux personnes» (3). On peut s'interroger sur la différence avec les prérogatives de l'ANESM, qui demande aux établissements sociaux et médico-sociaux d'évaluer «la qualité des prestations qu'ils délivrent, au regard notamment de procédures, de références et de recommandations de bonnes pratiques professionnelles» (4). De fait, les frontières entre l'ANAP et l'ANESM semblent pour le moins ténues. Et leur articulation suscite de nombreuses questions parmi les acteurs du secteur médico-social. «Comment va-t-on différencier la performance de l'évaluation ? Est-ce que la performance restera au niveau de la gestion économique et l'évaluation au niveau des bonnes pratiques ?», s'interrogeait ainsi récemment Hubert Allier, directeur de l'Uniopss, dans les ASH (5).

Double face

Reste que nombre d'associations ne se reconnaissent pas comme des «gestionnaires». Les associations du secteur social et médico-social ont d'abord une vocation militante, au bénéfice de personnes qu'elles tentent d'aider au mieux. La bonne gestion, bien évidemment indispensable, est au service de ces missions d'aide. Pas plus, pas moins. La performance et la compétitivité (comment ne pas admettre que les deux sont intimement liées ?), en termes de gestion des coûts et d'optimisation des dépenses, ne sont cohérentes qu'avec un objet social qui se prête lui-même à ce même défi du «tout performant». Et même ici, la performance mérite qu'on l'interroge, comme le fait Vincent de Gaulejac, lorsqu'il rappelle les deux faces d'une gestion performante : «Une face brillante du côté de l'efficacité, une face d'ombre du côté des conséquences pour ceux qui ont du mal à s'y adapter ou qui en sont exclus (6)

La conception des outils de gestion et leur performance ne peuvent donc qu'influencer la conception de l'activité, et in fine son «produit», et il ne peut y avoir de clivage ou de césure entre ces deux domaines. Peu ou prou, et très certainement de manière insidieuse, la performance aura un impact sur le coeur des pratiques professionnelles du champ médico-social. Et c'est bien là le problème.

Faut-il avoir peur de l'Agence nationale d'appui à la performance ? La question semble bien devoir être posée. Au-delà de l'analyse de ce qui apparaît comme l'un des tout premiers effets de l'intégration du médico-social dans la compétence des nouvelles agences régionales de santé, il y a lieu d'interroger la notion même de performance. Cela n'est pas rien que de parler de «performance», même si ladite agence a comme priorité l'aide au «pilotage», avec la production d'outils d'amélioration de la performance au service des instances dirigeantes. Comment croire que cette performance-là sera sans effet, sans incidence, bref sans influence sur une nouvelle manière de penser le social et le médico-social ? Si peur il y a, c'est bien par rapport au risque d'une nouvelle doctrine, plus forte que toute autre, et s'y substituant, sans état d'âme, armée de son sacro-saint décryptage économico-financier. Sous couvert de louables intentions, s'agissant d'une gestion performante des fonds publics, peut-on ainsi déconstruire les fondamentaux de l'«intervention sur autrui» ? Albert Jacquard nous rappelle combien les valeurs de l'humain sont malmenées par ce que les hommes produisent eux-mêmes dans le tourbillon d'une course à la performance. Dans sa pensée, la performance n'est pas pour autant bannie, lorsqu'il affirme que «la principale performance de chacun est sa capacité à participer à l'intelligence collective, à mettre en sourdine son je et à s'insérer dans le nous, celui-ci étant plus riche que la somme des je dans laquelle l'attitude compétitive enferme chacun» (7).

Les associations ont à travailler à l'affirmation de ce nous et à faire connaître, ensemble, un positionnement qui continue d'affirmer les valeurs d'une véritable économie sociale et solidaire, une économie qui ne peut se penser en dehors de ce qui fait le sens des métiers qui l'animent.

De fait, il y a une incompatibilité fondamentale entre ce que sous-tend la notion de performance et ce dont l'homme a besoin pour vivre et progresser. J'ai la conviction que la performance ne peut se combiner sans dégâts collatéraux avec notre secteur d'activité, quel que soit d'ailleurs le niveau des acteurs. La tentative de suicide de la directrice départementale de la protection judiciaire de la jeunesse de Paris en est un dramatique exemple (8). Quant aux acteurs que sont les usagers des établissements sociaux et médico-sociaux, vulnérables et fragiles, ils ne peuvent être raisonnablement aidés à l'aune d'une dynamique qui poserait comme référence la performance, avec comme perspective centrale je ne sais quel facteur de progrès, si seules la rationalité et l'efficacité sont de mise. Le bien-être, ou plus justement encore le mieux-être, s'agissant des personnes qui souffrent, ne se mesure pas avec les critères de la performance.

Vigilance critique

L'initiateur de «L'Appel des appels», le psychiatre Roland Gori, pour ne citer que lui, nous alerte sur les risques de ce qui constitue une véritable dérive. Il en situe l'ancrage dans les années 80. «Un des credo de cette nouvelle manière de gouverner la recherche, l'enseignement et le soin reposait sur l'idée qu'il fallait accroître la compétition des pairs d'une discipline ou d'une activité pour les transformer en concurrents rentables et performants dont l'obsession fondamentale devait être de comparer leurs 'produits' à ceux des autres opérateurs du champ (9).» Il y a bien, sans attendre, à occuper une posture de vigilance critique, dans un contexte où règne parfois un relent de pensée unique. Sur fond de crise, il ne serait pas politiquement correct de s'élever contre la rationalité budgétaire, coûte que coûte, c'est le cas de le dire. Une alternative consiste à oser parler d'une voix qui, à ne pas en douter, sera jugée dissonante.

Il nous faut prendre part au débat et, en premier lieu, ne pas considérer que les mots soient d'une importance seconde. Ils sont, au contraire, lourds de conséquence. Les mots sont en effets essentiels. Comme Freud l'a dit, «lorsque l'on lâche sur les mots, on lâche sur les choses»... C'est cela une posture critique, ne pas lâcher sur les mots, pour tenter d'éviter que sournoisement les choses ne s'imposent, ne pas s'engouffrer dans ces «allant de soi» que les mots véhiculent, si vite. La performance est l'un de ces mots-là. »

Contact : p.rousseau@aidaphi.asso.fr

Notes

(1) Et membre du Centre de recherche éducation et formation (CREF) de l'université Paris-Ouest-Nanterre-La Défense.

(2) Arrêté du 16 octobre 2009 portant approbation de la convention constitutive du groupement d'intérêt public « Agence nationale d'appui à la performance des établissements de santé et médico-sociaux » - Voir ASH n° 2630 du 30-10-09, p. 8.

(3) Ibid.

(4) Art. L. 312-8 du code de l'action sociale et des familles.

(5) Voir ASH n° 2614 du 19-06-09, p. 34.

(6) La société malade de la gestion - Ed. Seuil, 2005.

(7) Mon utopie - Ed. Stock, 2006.

(8) Voir ASH n° 2632 du 13-11-09, p. 19.

(9) L'appel des appels. Pour une insurrection des consciences - Ed. Mille et une nuits, 2009.

Vos idées

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur