L'écart entre le niveau scolaire des élèves des « réseaux ambition réussite » et celui des autres élèves reste important. Les politiques d'éducation prioritaire ont-elles donc échoué ?
De fait, cet écart n'a pas diminué avec les années. On dispose pour le montrer des résultats au diplôme national du brevet, pour lequel près de la moitié des élèves des « réseaux ambition réussite » n'a pas obtenu la moyenne aux épreuves écrites. Cela pose la question des objectifs de la politique d'éducation prioritaire. S'agit-il uniquement de favoriser la réussite scolaire des élèves ? Cette dimension n'était pas aussi marquée dans les années 1980, lors des débuts de cette politique qui visait surtout, à l'époque, à corriger les inégalités sociales en matière éducative, en donnant plus de moyens aux établissements en difficulté dans le cadre d'un système de zones. L'autre question soulevée par la persistance de cet écart est de savoir précisément quel est le contenu de la politique d'éducation prioritaire et quels moyens on se donne, notamment en termes financiers.
Vous distinguez plusieurs périodes dans l'histoire des politiques d'éducation prioritaire...
Au cours de la première période fondatrice, de 1981 à 1984, la politique d'éducation prioritaire s'est bâtie sur un principe inspiré de travaux américains sur la culture de la pauvreté. Pour compenser les handicaps sociaux dont souffraient certaines populations, les pouvoirs publics américains avaient voulu donner aux établissements en difficulté des moyens pour que leurs élèves rattrapent le niveau culturel de l'ensemble de la population. En France, on a fait le choix d'une mobilisation des équipes pédagogiques en débloquant des moyens supplémentaires, dans un souci d'équité dérogatoire au principe classique d'égalité de traitement. Ensuite, il y a eu une période d'institutionnalisation puis, en 1989, une articulation renforcée de la politique de la ville avec la politique d'éducation prioritaire. Les critères de cette dernière sont alors devenus presque exclusivement sociaux, toujours dans une logique de compensation. La troisième phase, qui constitue un tournant majeur, se déroule depuis 1997 avec un recentrage sur les apprentissages et une attention portée aux résultats plus qu'aux moyens. L'une des critiques formulées à l'encontre de l'ancien dispositif était la dispersion des moyens, avec de plus en plus d'établissements intégrant l'éducation prioritaire, alors que l'enveloppe globale annuelle restait à peu près inchangée, soit aujourd'hui environ 1 milliard d'euros. En 2000, on comptait 916 zones et réseaux d'éducation prioritaire. Depuis la relance de 2006, qui a concentré les moyens sur un nombre limité d'établissements scolaires particulièrement en difficulté, il n'y a plus que 249 « réseaux ambition réussite ».
La logique de zonage, qui était au coeur de l'éducation prioritaire, est-elle définitivement abandonnée ?
Le terme de « zone » était connoté de manière très péjorative. Pour beaucoup de parents, il fallait le plus possible éviter que leurs enfants intègrent un établissement labellisé « zone d'éducation prioritaire ». Cette stigmatisation a eu des effets très importants en matière de mixité sociale ainsi que sur le niveau scolaire des établissements. Il s'agissait donc de gommer cette image négative de la ZEP et, au-delà, de sortir d'une logique territoriale pour aller vers un système plus individualisé, centré sur les élèves eux-mêmes. C'est ce qu'a voulu la réforme de 2006, avec la mise en place des programmes personnalisés de réussite éducative, qui visent un petit nombre d'élèves - une trentaine par collège environ - suivis par l'ensemble des enseignants afin de travailler des compétences précises. Il y a aussi, dans cette réforme, la volonté de venir en aide aux bons élèves des établissements des « réseaux ambition réussite », en facilitant leur orientation vers les filières d'excellence et en créant des pôles d'excellence au sein même de ces établissements.
Vous expliquez qu'aujourd'hui la priorité est donnée à la régulation par les résultats...
La politique d'éducation prioritaire avait d'abord consisté à donner plus de moyens aux établissements sur la base de critères sociaux. Aujourd'hui, on prend surtout en compte les résultats scolaires des jeunes, à charge pour les établissements d'essayer de les améliorer. C'est cela, la logique de régulation par les résultats. Elle reste néanmoins encore embryonnaire en France par rapport aux Etats-Unis, où il existe des évaluations annuelles standardisées de tous les élèves qui conditionnent les moyens attribués aux établissements. Nous en sommes très loin, mais il commence à y avoir des outils tels que le socle commun de connaissances et de compétences.
Pourquoi le système éducatif français résiste-t-il à cette régulation par les résultats ?
Cette résistance renvoie à la question du rapport à l'évaluation dans le système éducatif français. L'institution éducative évalue beaucoup les élèves, mais très peu les adultes qui les encadrent, et guère plus l'efficacité du système lui-même, même s'il existe un dispositif d'évaluation par les corps d'inspection de l'Education nationale. Il faut aussi noter qu'en France, comparativement aux Etats-Unis, on pratique des évaluations individuelles et non des unités d'enseignement dans leur ensemble. Evaluer un établissement suppose de ne plus considérer l'enseignant seul dans sa classe, mais comme faisant partie d'un collectif. En outre, le découplage classique entre, d'un côté, la filière pédagogique (enseignants et corps d'inspection) et, de l'autre, la filière administrative (chefs d'établissement, inspecteurs d'académie et recteurs) ne favorise pas une évaluation qui nécessiterait que tous travaillent ensemble.
Avec la réforme de 2006, on a commencé à parler des établissements dits de « relégation ». Quels sont-ils ?
Ces établissements qui relèvent des « réseaux ambition réussite » sont caractérisés par une absence de mixité sociale, par des résultats scolaires durablement faibles, par une absence de perspectives d'amélioration tant de la mixité sociale que des résultats, et par une inscription dans un territoire relevant de la politique de la ville. Il est d'autant plus difficile pour eux de remonter la pente que leur image est mauvaise et que l'on ne peut pas, du jour au lendemain et avec la même équipe, les transformer. Que faire alors de ces établissements enclavés qui ne produisent aucune plus-value pédagogique pour les élèves ? Aux Etats-Unis, une politique volontariste de fermeture de ces établissements a été mise en place, soit pour les reconstruire ailleurs, soit pour les rouvrir selon de nouvelles modalités. On commence à envisager en France, avec le plan « Espoir banlieue », cette mesure pour des collèges dégradés. Mais les enseignants comme les parents se montrent en général assez réticents à la fermeture, même temporaire, de l'établissement auquel ils sont habitués et, pour le moment, il n'y en a eu aucune.
Quelle est la place des politiques d'éducation prioritaire au sein de la politique éducative dans son ensemble ?
Il existe, depuis plus de vingt ans, une politique volontariste qui s'est institutionnalisée avec un fort affichage du principe d'équité. Néanmoins, on peut s'interroger sur ce qu'est l'éducation prioritaire aujourd'hui. En quoi ce qui se passe dans un établissement d'un « réseau ambition réussite » est-il réellement différent de ce qui se passe dans un autre établissement ? Les « contrats ambition réussite », lancés en 2006, viennent à échéance cette année et une évaluation va être conduite. On verra ce qu'il en ressortira. Par ailleurs, il me semble que le volontarisme de la politique d'éducation prioritaire reste fragilisé par le support juridique sur lequel elle repose. Elle ne relève en effet que de circulaires très en dessous des lois dans la hiérarchie des normes. De plus, ces circulaires ont été publiées un peu au coup par coup, et souvent dans la précipitation. Tout cela explique l'absence de suivi budgétaire de cette politique. En dehors du décret qui a créé l'indemnité de sujétion spéciale pour les personnels concernés, aucun texte n'engage réellement le ministère des Finances dans cette politique d'éducation prioritaire, qui reste un objet flou, en l'absence de textes forts et d'un suivi budgétaire précis. En outre, il est très difficile d'évaluer une politique qui joue à la fois sur le scolaire et le social tout en contrôlant tous les biais existants. Enfin, il faut constater que l'éducation prioritaire est inscrite dans un ministère assez centralisé, dans lequel le niveau académique intermédiaire n'a pas beaucoup de marges de manoeuvre en matière d'expérimentation.
Bénédicte Robert est inspectrice de l'Education nationale et coresponsable de l'éducation prioritaire à l'académie de Créteil. Elle est également chercheuse associée à l'Observatoire sociologique du changement (OSC-SNRC) et chargée de cours à Sciences-po Paris. Elle a publié Les politiques d'éducation prioritaire. Les défis de la réforme (Ed. PUF, 2009).