A Caromb, dans le Vaucluse, aux pieds des Dentelles de Montmirail, des hommes juchés sur des tabourets à roulettes peignent des oliviers avec des petits râteaux pour faire tomber les fruits dans des filets disposés au sol. Un peu plus loin, d'autres travailleurs agricoles séparent les olives des feuilles et des rameaux, et les placent dans des cagettes. Jean-François Leclerc, le chef d'équipe, va de l'un à l'autre pour demander ici de remettre en place un filet enroulé par le vent, ou là de déplacer un marchepied dans une position trop instable. « Je dois être présent en permanence pour leur donner des consignes, et que le travail avance bien, indique cet ancien éducateur en ESAT, chef d'équipe au sein de l'association Solid'Agri(1) depuis 2008. Ce sont des bons travailleurs, mais ils prennent très peu d'initiatives. »
Reconnus comme travailleurs handicapés par la maison départementale des personnes handicapées (MDPH), les sept salariés de Solid'Agri, issus d'ESAT ou allocataires du RMI depuis plusieurs années, sont atteints de déficit intellectuel léger, de maladie touchant les capacités de mémorisation, de surdité ou encore de problèmes articulaires graves. Tous travaillent désormais dans le milieu agricole ordinaire, avec un contrat à durée indéterminée, assorti de deux ans de contrat de professionnalisation. « Nous travaillons sur un secteur qui va de Vacqueyras au Barroux, explique Jean-François Leclerc en montrant le paysage superbe. Nous faisons essentiellement la vigne avec les vendanges, la taille, l'ébourgeonnage, la vendange en vert(2) fin juin, et l'effeuillage. Nous travaillons aussi sur les tomates sous serre avec l'effeuillage deux jours par semaine pendant quatre mois, la récolte des olives pendant un mois, le ramassage des courges et le nettoyage des serres. » Les hommes sont encadrés en permanence par leur chef d'équipe, et salariés douze mois sur douze par l'association Solid'Agri, qui facture chaque intervention aux agriculteurs. « On travaille au forfait. Il n'y a donc pas de «tarif handicapé» », affirme Jean-François Leclerc. Les travailleurs handicapés ont une productivité équivalente à environ 55 % de celle d'un salarié valide, mais cela n'a aucune importance pour l'agriculteur, qui paie uniquement pour l'accomplissement d'une tâche définie à l'avance. Tous bénéficient d'une semaine de formation par mois, pendant deux ans, et leur déficit de productivité lié au handicap est compensé par des aides du Fonds pour l'insertion professionnelle des personnes handicapées (Agefiph).
Jérôme Geren, 21 ans, est déficient intellectuel. Il a arrêté l'école à l'âge de 13 ans et a longtemps été pensionnaire à l'IME L'Olivier. Grâce à Solid'Agri, il a pu s'insérer durablement dans le milieu du travail, acheter un scooter pour ses déplacements et chercher un studio afin d'être indépendant. « Ça me plaît de changer souvent de travail, de passer des olives aux vignes, aux tomates, raconte-t-il en souriant. Il y a une bonne ambiance dans l'équipe, ceux qui ont fini d'abord viennent aider les autres. Je pense rester deux ans ici, et après j'aimerais conduire des tracteurs ou des minipelles. » Une vraie réussite, selon Jean-Claude Persia, éducateur chargé du service de suite dont dépend Jérôme : « Quand il est arrivé à 13 ans à l'IME, il était encore très immature, il jouait aux petites voitures, se souvient-il. A une époque, il ne parlait pas du tout. Aujourd'hui, c'est un des meilleurs ouvriers de l'équipe en termes de cadence de travail. »
Cette expérience vauclusienne de Solid'Agri est née « de la rencontre de deux besoins : celui des personnes handicapées et celui des exploitants agricoles », expose Solène Espitalié, salariée des Jeunes Agriculteurs (JA), détachée à mi-temps à la coordination de l'association. « Au départ, nous avions un problème de main-d'oeuvre sur nos exploitations, confirme David Verdier, arboriculteur de pommes à Cavaillon et président de Solid'Agri. On avait énormément de mal à trouver des salariés, car le Vaucluse est en déficit chronique de demandeurs d'emploi dans l'agriculture. Les personnes envoyées par l'ANPE sont souvent forcées, et donc pas motivées. Nous avions un turn-over important et beaucoup d'absentéisme, ce qui était très difficile à gérer. » D'autant que l'agriculture méditerranéenne, fondée sur des pics d'activité très saisonniers, restreint la possibilité d'employer des salariés permanents.
C'est pourquoi David Verdier et l'un de ses collègues, membre des Jeunes Agriculteurs, ont accepté la proposition de la Mutualité sociale agricole (MSA) et de la Fédération départementale des syndicats d'exploitants agricoles (FDSEA) de rendre visite, en 2005, à Pierre Hoerter et à son association La Main verte, qui fait travailler des salariés handicapés dans le milieu agricole ordinaire en Alsace depuis 1995. « Ils sont revenus emballés, avec l'idée de faire la même chose en Vaucluse », se souvient Christophe Vaille, directeur adjoint du service sanitaire et social de la MSA Alpes-Vaucluse. A la même période, deux éducatrices du service d'éducation spéciale et de soins à domicile (Sessad) de La Gloriette au Pontet, en quête d'employeurs en milieu ordinaire pour leurs jeunes déficients intellectuels âgés de 14 à 20 ans, s'étaient rapprochées du centre de formation professionnelle et de promotion agricole (CFPPA) de Carpentras. « Nous avons donc décidé de nous mettre tous autour d'une table afin d'élaborer le projet : le CFPPA, les Jeunes Agriculteurs, la MSA Alpes-Vaucluse et le Sessad de La Gloriette », raconte Christophe Vaille. Le projet s'est alors construit grâce aux compétences des uns et des autres, devenus depuis membres du conseil d'administration de Solid'Agri. Il y ont été rejoints, au sein du comité de pilotage, par toute une série d'acteurs du monde du travail et du handicap : Pôle emploi, Cap Emploi, le programme départemental d'insertion des travailleurs handicapés (PDITH), la MDPH, la direction départementale du travail, de l'emploi et de la formation professionnelle (DDTEFP), le conseil général du Vaucluse, l'inspection du travail en agriculture et la caisse centrale de la MSA.
Afin de faciliter l'intégration des travailleurs handicapés dans ce nouvel univers professionnel, le CFPPA a monté une formation adaptée d'ouvriers agricoles polyvalents, cofinancée par le conseil régional Alpes-Côte d'Azur, l'Agefiph et la DDTEFP. Un cursus sanctionné par un diplôme déjà reconnu en Alsace, mais encore en cours de reconnaissance dans le Vaucluse. « Nous avons fait une étude pour savoir quelles tâches étaient confiées à un saisonnier par les agriculteurs, et à quel moment, affirme Myriam Borel, représentante du CFPPA au sein du conseil d'administration de Solid'Agri. Nous avons créé un panel de dix agriculteurs, avec des activités sur huit mois de l'année. Ensuite, on a monté la formation sur toutes les tâches susceptibles d'être achetées par les agriculteurs en prestation de service : effeuillage des tomates, taille de la vigne, récolte de pommes... » Dix personnes souffrant de handicaps divers ont pu suivre les quatre mois de formation avec des formateurs du CFPPA, en doublon avec le futur chef d'équipe de Solid'Agri. En outre, cette formation a permis de repérer les aptitudes au travail en équipe de chacun, et a constitué un sas de préqualification pour les personnes susceptibles d'être recrutées par Solid'Agri. Finalement, six d'entre elles ont été embauchées. « Pour le recrutement, on a travaillé avec Cap Emploi afin de repérer les associations d'insertion du département qui ont été prescriptrices, avec Pôle emploi et les Sessad, détaille Myriam Borel. La sélection ne s'est pas faite sur les savoirs de base, mais sur l'aptitude au travail, à l'autonomie et à l'intégration dans de nouveaux contextes de travail. Nous n'avons pas ciblé le type de handicap. Au fil du temps, le chef d'équipe s'est rendu compte que certains handicaps peuvent difficilement être mélangés avec d'autres. Ainsi, la mise en présence d'une fille ayant des troubles du comportement avec un autiste a créé une mayonnaise néfaste, impossible à gérer dans un contexte de travail. » Pour la prochaine équipe, certains types de handicap seront donc privilégiés par rapport à d'autres. Selon Jean-François Leclerc, le chef d'équipe, le candidat idéal est un garçon sortant d'ESAT avec une petite déficience intellectuelle et capable de travailler longtemps à des tâches répétitives.
De leur côté, les deux éducatrices du Sessad La Gloriette ont apporté à l'association leurs connaissances du handicap et de l'insertion en milieu professionnel. « Dans le projet de départ, il manquait l'idée d'une prise en charge globale de la personne, se souvient Delphine D'Alessandro-Gosset, éducatrice spécialisée. Or, si l'on ne prend pas en compte l'environnement de la personne handicapée, le maintien dans l'emploi est compromis. Il y a un énorme travail à faire au niveau de l'accompagnement social. » De son côté, la MSA Alpes-Vaucluse, avec le soutien de la caisse centrale, a financé pour 42 000 € une étude de faisabilité ainsi qu'une étude d'accompagnement de janvier à juillet 2008. « Cela a permis de passer de l'idée au projet puis à la réalisation, souligne Christophe Vaille. En août 2008, nous avons aussi versé une subvention de démarrage de 15 000 € pour le fond de roulement. »
La réussite est aujourd'hui au rendez-vous. Après seulement un an de fonctionnement, l'entreprise doit refuser presque chaque jour de nouveaux contrats. Ce n'était pourtant pas gagné au départ, tant les préjugés étaient forts. « Les agriculteurs ne connaissent pas le milieu du handicap et ne visualisent pas bien ce public. Ils assimilent souvent le handicap au fauteuil roulant, témoigne David Verdier, qui a animé avec Solène Espitalié de nombreuses réunions d'information dans le département auprès de ses confrères. Les premières réactions étaient : « On n'arrive déjà pas à s'en sortir avec des personnes valides, alors comment gérer l'encadrement et la formation de personnes handicapées ?» Nous leur avons raconté comment cela se passait en Alsace, en insistant sur le fait que l'équipe est motivée et formée, que ces personnes ont envie de travailler dans notre secteur et qu'elles sont encadrées au quotidien. » Beaucoup de réticences étaient présentes aussi dans le secteur du handicap à l'égard du milieu agricole, volontiers perçu comme « exploiteur ». « Cela a fait grincer des dents dans les structures sociales qu'on associe handicap et rendement, se souvient Solène Espitalié, mais c'est justement le coeur de notre projet : que Solid'Agri soit gérée comme une entreprise normale. » Bien sûr, le fonctionnement n'est pas tout à fait normal. « Il y a tout de même une modulation du temps de travail, reconnaît la coordinatrice de Solid'Agri. Le jeudi après-midi est libéré pour que les salariés puissent bénéficier d'un suivi social, faire les démarches administratives, rencontrer le psy... On ne peut pas prendre en compte seulement l'emploi, sinon les problèmes personnels risqueraient d'affecter la qualité du travail. »
Tout un réseau s'est d'ailleurs mis progressivement en place pour répondre à ces besoins particuliers : le nouveau service d'accompagnement à la vie sociale (SAVS) de Carpentras prend en charge plusieurs salariés de Solid'Agri dans les actes de la vie courante dans les domaines de la santé, du logement, de la gestion du budget... Pour ceux qui ne rentrent pas dans le dispositif de droit commun du SAVS, la MSA Alpes-Vaucluse a aussi mis à disposition une assistante sociale qui assure leur accompagnement une journée par semaine. « Elle règle les problèmes ou trouve les structures qui vont pouvoir les régler, fait de la médiation et de la veille », détaille Delphine D'Alessandro-Gosset, qui a assumé ce rôle au démarrage du projet. Sébastien Roussel, 23 ans, déficient intellectuel léger issu d'un ESAT, a, lui, été suivi par le service d'accompagnement vers l'autonomie du département (SAVA 84), avant de rejoindre le SAVS de Carpentras pour un accompagnement global, incluant la gestion de son budget et la préparation à son futur statut de papa. Il est également suivi par le centre médico-psychologique de Carpentras. « Il vient d'un ESAT où il était super-protégé, commente Delphine D'Alessandro-Gosset. Il travaille depuis un an et demi, alors que le responsable de l'ESAT n'était pas sûr qu'il tiendrait. Il a quitté ses parents, a pris un logement qu'il entretient bien, a une copine qui est enceinte. Il a demandé une formation pour apprendre à lire et va passer le permis de conduire. C'est un parcours formidable, derrière lequel il y a les assistantes sociales de la MSA Alpes-Vaucluse, du SAVA et du SAVS de Carpentras, plus moi qui règle les petits problèmes... Mais cela montre bien qu'un déficient intellectuel peut trouver un emploi en milieu ordinaire. »
Les objectifs prioritaires de Solid'Agri - résoudre le besoin de main-d'oeuvre des agriculteurs et celui de la formation, de l'insertion professionnelle et de l'autonomisation des personnes handicapées - semblent aujourd'hui atteints. « Ils ont énormément progressé depuis un an et demi, affirme Jean-François Leclerc. Progressé dans l'exactitude, dans leur manière de se comporter, de s'exprimer. Ils ont acquis un bon esprit d'équipe. Leur capacité de travail a augmenté de 30 % à 40 %. Mais le chemin est encore long. Nous aimerions que, au bout de quatre ans, ils aient acquis une productivité identique au milieu ordinaire. On veut en faire des bons ouvriers agricoles avec une possibilité de sortie vers l'extérieur, même si on ne les obligera pas. » C'est en tout cas le souhait de Sébastien Bonned, 27 ans, atteint d'une maladie qui entraîne des problèmes de mémorisation et parfois de compréhension. Il venait de subir deux années de chômage. « La formation m'a aidé à avoir plus confiance en moi, explique-t-il. Maintenant, j'ai un CDI, je travaille dehors, dans une bonne ambiance. Mais Solid'Agri est un passage pour moi. Je me donne deux à trois ans pour mettre des sous de côté et, si tout va bien, me mettre à mon compte en agriculture, jardin et petite maçonnerie, tout en travaillant ici à mi-temps au début. »
Pour Solid'Agri, la prochaine étape consistera à créer une seconde équipe afin de répondre à la demande croissante des agriculteurs, et donc de permettre à davantage de personnes handicapées de bénéficier d'une insertion en milieu ordinaire. Cela permettrait aussi de pouvoir salarier un directeur à plein temps et de soulager le conseil d'administration, dont l'investissement bénévole a été intense. « Monter en puissance est nécessaire, car c'est une garantie pour équilibrer les charges fixes, explique Christophe Vaille, de la MSA Alpes-Vaucluse. Solid'Agri est une entreprise sociale qu'il faut pouvoir pérenniser en lui donnant une viabilité à moyen terme, une garantie d'équilibre financier, afin de concilier au mieux les aspects économique et social. »
De son côté, la MSA s'investit dans la promotion du concept sur le plan national. Entrepris en 2000, son essaimage par La Main verte en Alsace a permis de gagner une quinzaine de départements (Alsace, Vaucluse, Bourgogne, Bretagne, Côte-d'Or...). Le rôle de La Main verte a d'ailleurs été déterminant dans le décollage rapide de l'activité de Solid'Agri dans le Vaucluse, grâce aux conseils des consultants dépêchés sur place. En outre, le partenariat national entre la MSA et La Main verte a permis d'éditer un guide méthodologique d'essaimage, Le Guide des entreprises apprenantes, qui sera présenté en mars 2010 à la caisse centrale de la MSA. « Notre objectif est de montrer à tous les réseaux de la MSA qu'on peut faire quelque chose pour les entreprises et pour les salariés handicapés, lance le directeur adjoint du service sanitaire et social de la MSA Alpes-Vaucluse. Avec ces projets, on réussit à lever la barrière psychologique du handicap. Pour la société, cela revient un peu plus cher que l'aide sociale, mais au bout, il y a une production économique au lieu de l'assistance. »
(1) Solid'Agri : CFPPA Carpentras - Hameau de Serres - Chemin de l'Ermitage - BP 274 - 84208 Carpentras - Tél. 04 90 84 03 00 -
(2) La vendange en vert consiste à retirer des grappes pour ne pas dépasser le tonnage maximal autorisé.