Le principe du CV anonyme était inscrit dans la loi depuis déjà 2006. Pourquoi un tel retard ?
La négociation nationale interprofessionnelle sur la diversité, lancée en 2006, avait renvoyé la mise en place du CV anonyme à une simple expérimentation. Les entreprises y sont en effet très largement hostiles. Les employeurs et les recruteurs sont soucieux de préserver leur autonomie et de continuer à disposer d'éléments d'informations sur les candidats à l'embauche. Ils ont donc fait en sorte que le décret d'application ne paraisse pas.
En quoi le CV anonyme peut-il favoriser l'embauche des populations issues de l'immigration, de seniors, de personnes handicapées ou encore de femmes ?
Les nombreuses études réalisées par testing, c'est-à-dire par l'envoi de candidatures fictives, confirment qu'il existe une différence de traitement très importante entre les candidats en fonction d'une caractéristique visible par le recruteur. L'âge est le critère le plus discriminant à l'embauche, suivi par le patronyme. On sait, par exemple, que les personnes ayant un patronyme africain ou maghrébin multiplient par trois, en France, leur chances de passer l'étape du tri de CV lorsque celui-ci est anonyme. Le sexe joue peu sur le recrutement, mais reste discriminant dans les déroulements de carrières. Quant au handicap, c'est très variable selon les types d'emplois et les entreprises. Enfin, il faut citer le lieu d'habitation et l'apparence physique. Mécaniquement, si vous supprimez ces informations, vous multipliez les chances, pour un certain nombre de personnes, d'être au moins sélectionnées pour la suite du recrutement.
Certains estiment que le CV anonyme ne changera rien sur le fond, les freins à l'embauche étant simplement reportés au stade de l'entretien. Partagez-vous ces craintes ?
L'anonymisation permet au moins de passer l'étape du tri de CV. Ce qui est d'autant plus important que les méthodes des grandes entreprises ont beaucoup évolué ces dernières années, notamment avec la prise en compte des habiletés mesurées par des tests de mise en situation professionnelle. C'est une manière d'objectiver les autres stades du recrutement et de limiter l'importance de l'entretien individuel. Si cette objectivation du processus de recrutement devient la règle - Pôle emploi pousse d'ailleurs en ce sens -, l'argument qui consiste à dire que le CV anonyme ne fait que reporter l'étape du tri discriminant tombe de lui-même.
Selon une autre critique, le CV anonyme, loin de favoriser la lutte contre les discriminations, enverrait au contraire un message négatif à la société en obligeant les candidats à masquer ce qu'ils sont. Qu'en pensez-vous ?
C'est un argument fréquent chez les communautaristes, qui pensent que les gens doivent pouvoir affirmer, voire revendiquer, leur identité et leurs caractéristiques. Il y a là une confusion assez grave. Dans le système éducatif, par exemple, il a toujours été admis que, dans un souci d'égalité entre les candidats aux examens, les copies soient cachetées. Dès lors, on ne sait pas si la personne est noire ou blanche, ni où elle habite, ni comment elle s'appelle. Ce n'est pas une stigmatisation, mais une manière de neutraliser la prime dont elle pourrait bénéficier ou le handicap dont d'autres pourraient pâtir. On remet tous les candidats à égalité devant l'épreuve. C'est la même chose avec le CV anonyme. D'autant que l'anonymisation ne concerne pas que les minorités visibles. On fait aussi disparaître la mention du sexe, l'apparence physique...
Le CV anonyme pourrait-il s'étendre aux PME ?
Pour le moment, il y est quasi inexistant. Dans les PMI-PME, les recrutements sont souvent très personnalisés, s'effectuant essentiellement par des réseaux personnels. On bute donc sur l'inertie de ces recrutements par réseaux, qui représentent la moitié des recrutements en France. Le CV anonyme est plus facile à mettre en oeuvre dans les grandes entreprises qui appliquent des processus de recrutement très formalisés, notamment via Internet. Le Web permet, en effet, de ne collecter que les éléments que l'on souhaite utiliser. Quand vous recevez 400 000 CV par an pour 4 000 postes à pourvoir, l'anonymisation peut fonctionner. On peut néanmoins espérer que les entreprises du CAC 40 tireront les autres. Même si, dans les toutes petites structures, il ne faut pas s'attendre à grand-chose.
Le label Diversité, créé en 2008 pour promouvoir les bonnes pratiques dans les entreprises, va être étendu en 2010 aux PME et à la fonction publique. Quelle est son utilité en matière de lutte contre les discriminations ?
Ce label constitue une obligation de moyens, mais pas de résultats. On vérifie que l'entreprise fait des efforts en mettant en place des politiques de recrutement, du suivi, de la formation... Il s'agit d'une certification qualité décernée par l'AFNOR sur la base de procédures. Cela met une pression supplémentaire sur les entreprises pour qu'elles améliorent leur processus, ce qui est positif, mais ne dit rien des progrès réalisés. Le label ne dit pas non plus si une entreprise labellisée discrimine ou pas, et ne mesure pas son degré de diversité.
Quel est l'impact des opérations de testing à l'embauche menées, entre autres, par l'Observatoire des discriminations ?
En France, une cinquantaine d'entreprises ont demandé à être testées. C'est dérisoire, et il ne s'agit que de très grandes entreprises. Le problème de ces mesures est qu'elles sont nécessairement ponctuelles dans le temps et limitées dans leur périmètre d'action. Dans un testing, on ne mesure pas tout. Or une entreprise peut très bien accepter les patronymes africains, mais rejeter les seniors. Une autre entreprise se montrera ouverte aux personnes handicapées, mais pas aux jeunes issus des quartiers sensibles. Le test permet de ne pointer qu'un problème précis, mais pas de délivrer un label de bonne conduite. C'est comme le contrôle radar. Ne pas être flashé ne prouve pas que vous ne conduisez jamais en situation d'excès de vitesse.
Parmi les recommandations pour la diversité et l'égalité des chances formulées en mai dernier par Yazid Sabeg(1) figure celle d'intégrer la question de la diversité dans les sujets à négocier au sein des entreprises...
Quand on observe l'histoire du droit du travail, en particulier depuis 1982, il est certain que la création d'obligations de négocier amène au moins à ouvrir des chantiers. Même si les contenus des accords sont modestes. Les entreprises doivent déjà produire un rapport sur l'égalité professionnelle hommes-femmes. Et avec la négociation sur les seniors, il est probable que l'on s'oriente vers une obligation similaire. Restent donc les critères de l'origine, à travers le patronyme, et du lieu d'habitation. Concernant l'origine, il ne faut pas tourner autour du pot, c'est ce que l'on appelle la « diversité ». Sur le principe, on ne peut qu'être favorable à ce qu'elle soit prise en compte dans le cadre du dialogue social en entreprise. Mais tout le débat porte sur la manière de la mesurer.
Yazid Sabeg propose également de créer un observatoire de la parité, de la diversité et de l'égalité des chances, qui reprendrait certaines missions assurées actuellement par la Haute Autorité de lutte contre les discriminations et pour l'égalité (HALDE) et par l'Agence nationale pour la cohésion sociale et l'égalité des chances. Comment analysez-vous cette idée ?
C'est simplement la redite d'une proposition déjà formulée par Yazid Sabeg, et sur laquelle il n'avait pas été suivi. Elle vise à supprimer la HALDE par une opération de démantèlement en diminuant son périmètre d'intervention et son financement. Yazid Sabeg reproche en effet à la HALDE de traiter de l'ensemble des sujets de discriminations. Or il estime, lui, que la question des minorités visibles est un sujet prioritaire. De même, il conteste l'approche pénale de la HALDE, alors que, dans la logique qu'il promeut, le recours à la sanction n'a pas sa place. Enfin, depuis ses débuts, la HALDE, sous l'impulsion de son président Louis Schweitzer, traite de l'égalité des chances, et non de la promotion de la diversité. Louis Schweitzer a toujours été hostile à la discrimination positive et à toute statistique ethno-raciale. Il s'agit de deux philosophies radicalement tranchées. Pour ma part, je suis totalement en phase avec l'idée de l'égalité des chances, et pas du tout favorable à des mesures de type « discrimination positive » ni à l'instauration de quotas à l'embauche, comme le propose Yazid Sabeg.
Jean-François Amadieu est professeur en sciences de gestion à l'université Paris-I Panthéon-Sorbonne. Il dirige le Centre d'études et de recherches sur la gestion des organisations et des relations sociales (Cergors), ainsi que l'Observatoire des discriminations, qui en dépend. Il a publié Les clés du destin. Ecole, amour, carrière (Ed. Odile Jacob, 2006).