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Lutte contre l'exclusion en milieu rural : inventer en permanence

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Espaces verts, grand air et tranquillité... Les citadins ont souvent une vision très idéalisée du monde rural. Cette image d'Epinal doit être sérieusement nuancée : la campagne est aussi une terre d'exclusion et de précarité. Mais, dans le champ de la solidarité, les travailleurs sociaux font assaut d'imagination pour adapter leurs modes d'intervention à la spécificité des problématiques rencontrées.

En dehors des actions spectaculaires de paysans en colère, la précarité en milieu rural fait rarement la une de l'actualité. Les processus d'exclusion, pourtant, n'épargnent pas les habitants des campagnes - parmi lesquels les actifs agricoles sont minoritaires. Isolement géographique, insuffisance des moyens de transport et des services publics, manque d'offres de formation et de perspectives d'emploi se combinent pour générer une large palette de difficultés (1). Jeunes et personnes âgées, femmes seules chefs de famille, agriculteurs ou néoruraux : c'est une population très hétérogène qui peut connaître des situations de détresse. « En milieu rural, nous avons affaire à une pauvreté «traditionnelle», «historique», à une «habitude de vivre» qui est intégrée dans les territoires, mais aussi à des phénomènes de disqualification sociale et de désocialisation », analyse Gilles Pierre, président de la délégation bourguignonne de la Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale (FNARS), qui a piloté une étude sur la diversité de ces problématiques d'exclusion (2). Quid, à cet égard, des solidarités naturelles classiquement associées à la ruralité comme filet de protection rapprochée ? Il convient nettement de les relativiser, est-il souligné dans cette recherche. D'une part parce qu'étant de plus en plus touchées par la précarité, les familles ont du mal à aider leurs proches, d'autre part parce que les relations de voisinage sont moins denses que par le passé. Quant aux néoruraux, ils ne disposent pas forcément de réseaux personnels de soutien et il leur arrive, en outre, de se trouver ostracisés par un entourage plus anciennement enraciné.

Pour rompre l'isolement des publics en difficulté, qui - ignorance ou fierté, découragement et/ou crainte du qu'en-dira-t-on - sont souvent peu enclins à faire spontanément une demande d'aide, les travailleurs sociaux battent la campagne. C'est par exemple le cas des professionnels de Saône-et-Loire, qui interviennent dans le cadre de plusieurs dispositifs novateurs. Ainsi, Carole Coulon, conseillère en économie sociale et familiale du Comité bressan d'action sociale, exerce comme « agent de lien social ». Créé à l'automne 2007 par la commission locale d'insertion de Louhans, ce poste vise à proposer un soutien renforcé à des bénéficiaires du RMI/RSA qui, sans réseaux relationnels, vivent repliés sur eux-mêmes. Carole Coulon est contactée par les référents de ces derniers et, avec l'accord des intéressés, se rend à leur domicile. D'une durée de six mois, renouvelable une fois, l'accompagnement de ces allocataires - des femmes dans 90 % des cas, souvent seules - consiste à les mettre en lien entre eux et avec les institutions. « Je travaille sous forme d'entretiens individuels, explique Carole Coulon. On discute de tout, pour faire émerger des envies, des compétences » et informer les usagers, dont environ la moitié ne sont pas originaires de la région, sur les services qui existent. Par exemple, pour résoudre un problème de mobilité - « question récurrente » - ou faire garder les enfants. En fonction de leur dynamique - c'est-à-dire aussi de leurs moyens de locomotion, car certaines personnes peuvent habiter dans des lieux très isolés, à 30 ou 40 kilomètres de Louhans -, les interlocuteurs de Carole Coulon font ensuite leurs démarches de manière autonome ou en sa compagnie. Parallèlement, l'agent de lien social propose des temps collectifs aux allocataires qui sont prêts à intégrer un groupe. Une dizaine de personnes, sur les 25 qui sont simultanément suivies, participent ainsi à des rencontres pour échanger et décider d'un programme d'activités (s'initier à une danse, assister à un spectacle, visiter un musée).

Toujours en Saône-et-Loire, mais dans l'ensemble du département et en particulier dans ses zones les plus retranchées, on peut également voir sillonner les voitures des éducateurs/trices spécialisés et des infirmières agents de santé mobilisés par l'association Le Pont. Celle-ci est un peu le couteau suisse de la lutte contre l'exclusion. Ou, du moins, « le genre de numéro de téléphone que tout un chacun peut appeler quand il ne sait plus quoi faire avec quelqu'un de très démuni », explique Jean-Marc Téry, chef de service du centre d'hébergement et de réinsertion sociale (CHRS) Le Pont au Creusot. Et, de fait, quelle que soit leur institution - services du conseil général ou de la Mutualité sociale agricole (MSA), mairies, missions locales, associations caritatives -, les travailleurs sociaux n'hésitent pas à faire appel à la structure. Dans une moindre mesure, c'est aussi le cas d'élus et des personnes en difficulté elles-mêmes ou de leur entourage. Pour aller à la rencontre des ruraux marginalisés, qui n'iront pas en ville dans un CHRS, Le Pont a inventé en 1995 une formule inédite : le service d'accompagnement et de réinsertion sociale (SARS). Apparemment unique en son genre, celui-ci s'apparente à une prestation de CHRS... sans hébergement : quatre éducateurs, répartis sur différents secteurs du département, vont au-devant des personnes désocialisées qui vivent dans des habitats de fortune. Il s'agit parfois de couples ou de familles, plus souvent de gens isolés, qui sont dans une précarité et un abandon très importants. « Il peut falloir des mois pour atteindre un bon degré de confiance avec des personnes repliées sur elles-mêmes et les aider à aller vers un logement décent et à accéder à la santé », explique Jean-Marc Téry. Les prises en charge durent en moyenne deux ans, parfois beaucoup plus. « C'est qu'on ne passe pas comme ça, du jour au lendemain, de l'état de marginal à celui de propriétaire », comme M. P., un « enfant de la DDASS » qui avait été placé dans ce coin du Morvan. Grâce à des subventions pour sortie d'insalubrité, une aide du RMI, un emprunt garanti par la municipalité et le coup de main de quelques artisans, ce dernier a pu acquérir et rénover une petite maison de village.

Comme les éducateurs du SARS, avec qui il leur arrive de travailler en tandem, des infirmières agents de santé chaussent aussi leurs bottes tout terrain. La première a commencé à exercer en 2000. Elles sont aujourd'hui trois, réparties sur des zones rurales où la démographie médicale est particulièrement faible. Ces soignantes interviennent sur prescription d'un travailleur social (de l'association Le Pont ou de toute autre institution) pour accompagner - physiquement - les personnes malades très précarisées vers les soins. « Dans une équipe de travailleurs sociaux, on n'est pas très légitime à parler de santé », souligne Jean-Marc Téry. Les infirmières, en revanche, connaissent les codes de l'hôpital et des médecins et sont habilitées à partager le secret médical avec les praticiens, c'est-à-dire aussi à l'opposer à qui se montrerait par trop indiscret. Chaque agent de santé a une file active de 25 personnes, suivies en moyenne sur une période de un an et demi, voire plus, jusqu'à ce qu'elles puissent prendre leur santé en main. Et souvent aussi se remettre alors en chemin, note Jean-Marc Téry, soulignant les « résultats extraordinaires obtenus en terme de restauration globale des usagers accompagnés ».

Des actions collectives

Soucieux de briser la solitude des personnes isolées et de répondre à la multiplication des situations de fragilité - alors qu'eux-mêmes sont en nombre limité -, de nombreux travailleurs sociaux passent de l'accompagnement social individualisé au montage d'actions collectives. Ainsi, dans le département de la Loire, où les producteurs de lait et de viande voient leurs revenus plonger, la MSA propose, depuis 2007, des sessions d'accompagnement collectif de quatre jours - suivies par une nouvelle journée de rencontre, chaque trimestre, pour les participants qui souhaitent garder le contact. Intitulés « Recherchons ensemble comment améliorer notre quotidien », ces regroupements réunissent environ huit à dix personnes. Ils sont co-animés par un travailleur social et un chargé d'études de la chambre d'agriculture, explique Mireille Pétavy, responsable adjointe de l'action sanitaire et sociale de la MSA de la Loire : « On échange, on fait témoigner une personne qui a eu des difficultés et s'en est sortie, on demande aussi à des organismes administratifs de venir se présenter pour qu'il y ait de la rencontre et faciliter les démarches et projets professionnels ou familiaux des agriculteurs. » La participation d'intervenants médicaux pour apprendre à prendre soin de soi est également très importante, car, « avec un public qui est tout le temps au travail et qui ne s'écoute pas, quand ça craque, c'est de partout », précise Mireille Pétavy (voir encadré, page 24).

Dans le Rhône, c'est pour tenter d'enrayer les ravages humains de la crise viticole que trois assistants sociaux de la MSA ont proposé à des viticulteurs du Beaujolais de participer à un groupe de parole. L'intérêt de celui-ci, organisé entre 2006 et 2008, a été de permettre à cette population de dire haut et fort sa détresse. Puis d'entrevoir que la reconversion n'est pas la disparition : il y a une vie après la vigne. « Les gens de la terre sont souvent des «taiseux», alors s'ils se livrent, c'est qu'il y a de quoi ! », estiment des viticultrices, qui ont participé à cette démarche. Réunissant une quinzaine de personnes toutes les trois semaines, les rencontres du groupe ont débouché sur la publication d'un recueil de témoignages. Envoyé à toutes les instances agricoles et mairies du Beaujolais, ce document n'a suscité aucun retour, regrette Pierre Auray, assistant social de la MSA, l'un des initiateurs du projet. Au vu de la déception des participants, les travailleurs sociaux ont eu l'idée de leur faire donner de la voix pour qu'ils puissent plus largement se faire entendre : la parole des viticulteurs a donné lieu à une création de théâtre-forum - « La pause/pose du sécateur » - interprétée par des comédiens professionnels. Joué dans trois communes au printemps 2008, le spectacle a été vu par plus de 400 spectateurs. Mais les nouveaux groupes de parole que les professionnels ont par la suite essayé de constituer, avec de jeunes viticulteurs ou avec des seniors, n'ont pas fait recette. « La crise a des effets encore plus profonds qu'on ne l'imaginait : les gens ne sont même plus en capacité de venir parler, ils se replient sur eux-mêmes », estime Pierre Auray.

Sortir de chez soi et se changer les idées : tel est précisément l'objectif du groupe Discut'Café, qui fonctionne depuis 2007 à Lormes, dans la Nièvre. Fruit d'un partenariat entre le centre social de la commune, les Restos du coeur et le conseil général, l'initiative a été prise pour remédier à l'absence de réponses collectives aux problématiques sociales du territoire. Le groupe se réunit une fois par mois autour de trois professionnelles du centre social de Lormes. Adultes handicapés, allocataires du RSA, chômeurs, retraités... : une quinzaine de personnes - des femmes seules, essentiellement - participent aux rencontres mensuelles de ce groupe ouvert, qui se renouvelle partiellement au fil du temps. D'abord prévues pour ne durer que la matinée, celles-ci se prolongent désormais jusqu'à 16 heures, après un repas pris en commun. Les participants - qu'un des leurs sera éventuellement venu chercher à leur domicile au volant du minibus du centre social - échangent sur des thèmes décidés collectivement. Avec, dans certains cas, l'apport de spécialistes invités : huissier de justice, représentant d'UFC-Que Choisir, correspondant « solidarité » d'EDF ou éducatrice spécialisée, par exemple. Mais sans doute plus que la variété des sujets abordés, c'est le plaisir de se retrouver qui est le moteur de ces journées et qui dynamise les personnes qui y prennent part. Remobilisation personnelle - en 2008, plusieurs usagers ont trouvé du travail, intégré une formation, ou se sont engagés dans des activités bénévoles -, développement de l'aide entre participants et ouverture du groupe sur l'extérieur témoignent de l'énergie renouvelée des membres du Discut'Café. Le changement de regard porté sur les travailleurs sociaux est un autre effet notable de ces rencontres où les usagers côtoient les professionnelles du centre social, ainsi que l'assistante sociale du secteur - autre pilier de ces journées. On ne va plus voir une telle, identifiée par son étiquette professionnelle, mais Annick, Kathelyne ou Françoise, avec qui on parle et on déjeune à Discut'Café. « Ça nous rend plus «humaines» : les gens n'ont plus peur de venir au centre nous parler », commente Lydia Debande-Richard, l'une des animatrices de l'initiative.

« Susciter des solidarités »

Le montage de projets de développement social local constitue un autre outil des travailleurs sociaux pour se rapprocher des publics ruraux. Chargée d'une mission d'animation des territoires au profit de l'ensemble de la population et pas de ses seuls bénéficiaires, la MSA engage ses professionnels à mettre en oeuvre ce mode d'intervention. L'objectif des contrats de développement social territorialisé (CDST) - appellation maison de la démarche - est la création de liens entre les habitants. Ces derniers sont incités à déterminer et à réaliser, avec les protagonistes locaux (élus, institutions, associations), des actions qu'ils jugent utiles au mieux-vivre commun. Il peut s'agir de services, comme une halte-garderie ou un relais assistantes maternelles. Mais « le but est de susciter des solidarités, pas d'alimenter une logique consumériste », explique Franck Darty, adjoint au responsable du département « développement social et services aux personnes » de la caisse centrale de la MSA. Au fil des trois ans que dure un CDST, il revient aux travailleurs sociaux de mobiliser et fédérer les énergies pour faire s'exprimer les besoins et aider à les concrétiser. Bref, « jouer, en quelque sorte, un rôle de chef d'orchestre », résume Céline Cuccuru, conseillère en économie sociale et familiale (CESF) à la MSA Sud-Champagne.

En binôme avec sa collègue assistante sociale Agnès Lepage, la jeune CESF est chargée d'animer un CDST qui a débuté en 2008 sur le canton de Châteauvillain (Haute-Marne). Une population vieillissante de 4 500 habitants - agricole pour 17 % - , dispersée sur 15 communes, telle est la physionomie du territoire. Les souhaits qui émergent du patient travail de prise de contacts tous azimuts des deux professionnelles ? Ils peuvent quasiment s'énoncer au singulier : se rencontrer. Voeu des personnes âgées de se retrouver régulièrement, aspiration de leurs aidants d'en faire autant et désir identique des familles, qui doivent faire face, seules, aux problématiques adolescentes. Quant aux très nombreuses associations présentes sur le canton, elles aussi déplorent de ne pas se connaître. Pour mettre en forme ces attentes et trouver les moyens d'y répondre, différentes commissions ad hoc sont constituées, dont la composition évolue au fil du temps : les intéressés peuvent y participer au coup par coup, en fonction des projets qu'ils ont envie de faire avancer.

Aucun groupe de travail, en 2008, ne rassemblait plus de quatre ou cinq habitants. L'année suivante, c'est au moins une dizaine de personnes qui, en début de soirée, se retrouvent régulièrement. Différentes réalisations sont d'ores et déjà à leur actif : la tenue d'un forum cantonal des associations - dont une seconde édition est programmée pour février 2010 -, des cycles de conférences-débats sur la thématique de l'adolescence et celle de l'entrée des personnes âgées dans la dépendance, la création d'un club intercommunal d'aînés qui se réunit alternativement dans les trois villages participants, ou encore la constitution d'un réseau de « Compagnons du sourire », qui sont volontaires pour rendre visite aux personnes âgées. Dans chaque cas, explique Agnès Lepage, le propos n'est pas de faire à la place des acteurs locaux, mais de les accompagner vers l'autonomie, c'est-à-dire de les aider à trouver des porteurs de projets à même de pérenniser la dynamique enclenchée par le CDST. Ce qui suppose, grosso modo, chaque semaine, un jour à un jour et demi de travail par professionnelle. « Et 300 % de motivation pour l'une comme pour l'autre », complète Céline Cuccuru. Aucun souci à se faire à cet égard : « Les gens nous renvoient autant d'enthousiasme qu'on peut en apporter », précise la jeune femme à qui cette « autre façon de faire du travail social donne beaucoup de plaisir et aura permis de s'asseoir vraiment dans [son] métier ».

DES JEUNES EN PANNE D'INSERTION

En 1981, dans son rapport sur l'insertion sociale et professionnelle des jeunes, Bertrand Schwartz attirait l'attention sur la « gravité particulière » présentée par l'entrée des jeunes ruraux dans la vie active. Près de 30 ans plus tard, plusieurs spécialistes réitèrent cette observation. Ainsi, Raphaël Slama, chargé de mission à la direction générale de l'action sociale, pointe les risques particuliers d'exclusion encourus, en milieu rural, par les jeunes en difficulté d'insertion, les mères de familles monoparentales et les personnes âgées isolées (3). Une enquête du Centre d'études et de recherches sur les qualifications donne des indications sur la situation des jeunes ruraux de la génération 1998 sortis du système scolaire : 20 % sont non qualifiés ou non diplômés contre 15 % en milieu urbain ; 57 % d'entre eux ont un niveau bac ou plus contre 70 % en milieu urbain - et plus le niveau des formations est élevé, moins les jeunes ruraux sont représentés (4).

Se former, c'est souvent se déplacer, ce qui représente un coût important pour les familles. C'est pourquoi beaucoup de jeunes limitent leurs ambitions scolaires, explique Anne Le Bissonnais, ancienne directrice de la mission locale Sud Essonne (5). Dans cette structure, comme dans beaucoup de missions locales rurales ou semi-rurales, la question des déplacements est une problématique très importante. « Restriction des choix professionnels dans un premier temps par l'accès limité aux filières de formation, puis par les possibilités réduites de postuler à certains emplois pour des questions d'horaires » - les emplois auxquels peuvent prétendre les « bas niveaux de qualification » étant souvent en horaires décalés et donc inaccessibles sans moyens personnels de locomotion : les obstacles à la mobilité ont des conséquences négatives qui interagissent et se renforcent mutuellement, souligne-t-elle.

Autrefois, tout un chacun pouvait dire : « Tu iras à la ville mon fils, je te paierai une chambre de bonne, tu suivras des cours dans la meilleure université ou la meilleure école de la capitale régionale », fait observer le géographe Christophe Guilly (6). « Aujourd'hui, c'est terminé, parce que les loyers dans les grandes villes sont élevés et que les frais de déplacement deviennent prohibitifs. Pour les jeunes issus d'un milieu modeste à la campagne, l'ascenseur fonctionne très mal. »

UNE SOUFFRANCE QUI RESTE CACHÉE

L'accès aux soins est rendu problématique, en milieu rural, par l'éloignement et les difficultés de mobilité des usagers. Ces obstacles concrets peuvent se doubler d'empêchements d'ordre psychologique. A la campagne aussi, dépression et réclusion ont souvent partie liée. C'est pourquoi, dans la région de Pontorson (Manche), le centre hospitalier de l'Estran a constitué, début 2007, une équipe mobile précarité exclusion (EMPE), spécialisée dans les prises en charge psychiatriques. Composée d'un psychiatre référent, d'un psychologue, d'une cadre de santé et d'une infirmière, l'EMPE répond à l'appel des acteurs sociaux qui lui font part de leur souci pour des personnes démunies en souffrance.

« Chez nous, la précarité n'a rien à voir avec celle des grandes villes, elle n'est pas visible », explique Marie-Christine Boussemart, cadre de santé. Cette invisibilité est notamment due au fait que, même si leur logement est insalubre, les personnes très précarisées ont généralement un toit. Elle résulte aussi de la dispersion de l'habitat et de la tendance des usagers du monde rural à se replier sur eux-mêmes plutôt qu'à demander de l'aide.

Avec leur accord, Jennifer Marchand, infirmière, se rend au-devant de ceux dont la situation lui est signalée. « On se voit à leur domicile, dans la rue, dans un café : où ils veulent », explique la soignante. Au fil des trois rencontres prévues dans le cadre de son intervention, il lui revient d'évaluer l'état de santé de ses interlocuteurs et de leur proposer une orientation - souvent assortie d'un accompagnement physique - vers les consultations appropriées (en centre médico-psychologique, essentiellement).

Allocataires du RSA, jeunes marginaux sans couverture sociale, mères célibataires avec des enfants en bas âge et très nombreuses femmes victimes de violences conjugales : pendant les neuf premiers mois de l'année 2009, 34 personnes ont été ainsi accompagnées vers les soins. Six fois sur dix pour syndrome dépressif avec idées suicidaires. « Même si les mentalités évoluent, la psychiatrie fait encore peur en milieu rural », fait observer Marie-Christine Boussemart.

Aussi, pour aider au repérage de la crise suicidaire, l'EMPE réalise des actions de formation auprès d'intervenants de première ligne, comme les travailleurs sociaux du conseil général ou les agents d'accueil de la caisse primaire d'assurance maladie de Saint-Lô. « Ce n'est pas un cours magistral sur la psychiatrie, mais une approche pratique de la maladie mentale pour que les professionnels comprennent que certains symptômes des usagers jouent sur leurs contacts avec eux et qu'ils fassent rapidement appel à nous », précise Jennifer Marchand.

Les départements de la Loire et de la Manche sont confrontés tous les deux à un taux de suicide important : dans la Manche, le taux de mortalité des femmes par suicide est supérieur à la moyenne nationale ; dans la Loire, c'est celui de hommes (7). C'est probablement la raison pour laquelle, dans les deux cas, on se mobilise pour intervenir tant qu'il est encore temps. Dans la Loire, la MSA mène une action pionnière de prévention du suicide des agriculteurs. « Fin 2007, la question de la souffrance psychologique et du suicide était récurrente dans nos accompagnements », explique Mireille Pétavy, responsable adjointe de l'action sanitaire et sociale. « C'étaient souvent les hommes qui passaient à l'acte et nous voyions des femmes qui se retrouvaient seules avec la charge des enfants et l'exploitation à reprendre. »

Or de nombreux acteurs interviennent dans le milieu agricole - services vétérinaires, contrôleurs laitiers, centre de gestion -, qui pourraient contribuer à prévenir l'acte suicidaire. A condition de savoir en détecter les signes précurseurs et d'avoir un interlocuteur à qui transmettre l'information. Tel est le but du dispositif conçu par Philippe Laurent, médecin du travail, en collaboration avec le service d'action sanitaire et sociale et l'association Loire Prévention suicide (LPS).

Première étape : la formation, par LPS, des travailleurs sociaux de la caisse et d'autres professionnels de la MSA ou du milieu agricole qui sont en relation avec les exploitants. Puis une cellule de prévention à qui adresser les situations a été créée. Composée de Mireille Pétavy, de Philippe Laurent et de Claude Ubéda, psychothérapeute de LPS, cette cellule est en mesure de répondre à l'urgence : le spécialiste de l'association peut immédiatement contacter la personne en détresse et aller la voir pour prendre avec elle les dispositions nécessaires. Par exemple lui indiquer un psychologue, sachant que la MSA finance jusqu'à cinq consultations pour calmer la crise suicidaire. Mais une chose est de répondre à l'urgence, une autre de prendre le temps de faire une orientation adaptée : c'est l'objet des réunions mensuelles de la cellule, auxquelles participent le travailleur social qui connaît la situation et l'écoutant de la MSA chargé d'accueillir, à un numéro vert, les appels téléphoniques d'agriculteurs en difficulté.

S'ils n'ont pas encore beaucoup de recul, les animateurs du dispositif de la Loire constatent néanmoins que les idées et/ou crises suicidaires ne sont pas exceptionnelles. « En 2008, nous avons eu 16 situations qui relevaient ou pas de l'urgence, mais toutes de la problématique du suicide », explique Mireille Pétavy. Il s'agissait dans tous les cas d'exploitants, c'est-à-dire de non-salariés. La santé économique de l'exploitation passe souvent avant celle de l'agriculteur, commente Mireille Pétavy. « C'est une population qui est peu dans la démarche de soin. On n'écoute pas beaucoup sa souffrance, mais il y a une grande pression liée au métier. »

Notes

(1) Un rapport daté de novembre 2009 de l'inspection générale des affaires sociales, intitulé « Pauvreté, précarité, solidarité en milieu rural », a été mis en ligne le 30 décembre sur le site www.ladocumentationfrancaise.fr. Les ASH y reviendront dans un prochain numéro.

(2) Réalisée par l'Institut régional supérieur de travail éducatif et social de Bourgogne, cette étude a été présentée le 6 octobre dernier à Autun (Saône-et-Loire). Elle est téléchargeable sur www.fnars.org/index.php/ressources-documentaires-travail-social.

(3) Intervention lors du séminaire « Insertion par l'activité économique et monde rural », organisé en avril 2008 par le Conseil national de l'insertion par l'activité économique.

(4) CEREQ - Formation et Emploi n° 87, 2004.

(5) Auteur de Les Missions du possible - Ed. Apogée, 2009.

(6) In La Croix du 14-11-08.

(7) « La mortalité par suicide en France en 2006 » - DREES - Etudes et résultats n° 702 - Septembre 2009.

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