« Ce week-end, j'ai pêché trois grosses truites », s'exclame fièrement Stan(1) avant d'avaler un morceau de quiche. La moue un peu boudeuse, Jade dit qu'elle a regardé la télé tout le week-end, tandis que Félix, grand gaillard de 13 ans en sweat-shirt et pantalon de survêtement, qui dort ici trois nuits par semaine, embraye sur la Coupe du monde de football. « Bon appétit Stan ! », intervient Grégory, le moniteur-éducateur, pour rappeler quelques règles élémentaires à l'adolescent un peu trop goulu. Jade est arrivée ce matin en se plaignant de douleurs à une jambe. Comme Stan, elle est en accueil de jour au Kiosque, un service d'accompagnement social, scolaire et éducatif situé à Fontaine, dans la proche banlieue de Grenoble(2).
Tandis que les adultes s'affairent à la cuisine, les trois adolescents en profitent pour plaisanter et se mettre gentiment en boîte. Le mardi, le repas du midi est plutôt calme, admet Caroline Termier, la cuisinière du Kiosque : « Je n'ai que trois jeunes pour le déjeuner, mais ça varie tous les jours. Demain, ils seront plus nombreux et devraient être une dizaine vendredi. » Au mur, la jeune femme a affiché le planning de la semaine. Un rappel indispensable, au vu des emplois du temps variés et régulièrement modifiés des 16 jeunes de 12 à 16 ans qui sont accueillis du lundi matin au vendredi soir - dont 10 en hébergement - dans cette grande bâtisse de deux étages.
Gérée par l'OEuvre des villages d'enfants (OVE)(3), cette maison, avec son jardin parsemé d'arbres fruitiers, son coin potager et son petit kiosque où se rassemblent les jeunes dès qu'il fait beau, a ouvert ses portes en septembre 2003. Emanation d'une maison d'enfants à caractère social (MECS) éloignée de l'agglomération grenobloise, elle offre aux familles une alternative au placement de leurs enfants, grâce à un accueil séquentiel qui permet d'éviter les coupures très pénalisantes avec leur environnement familial, scolaire et associatif. Un projet éducatif fondé sur l'implication des familles et des jeunes eux-mêmes. « Avant, les gamins étaient accueillis à la semaine dans la MECS située à la montagne, et donc un peu isolée. se souvient Doriane Bastrenta, la chef de service du Kiosque. Ils avaient du mal à retrouver leurs liens une fois dehors. Ils perdaient leurs copains, n'avaient plus d'activités dans des associations. Il fallait retravailler l'accueil en famille. Nous avons donc voulu créer un «sas», un lieu d'accueil et d'accompagnement au plus près des quartiers et des familles. »
Pour chaque jeune, un projet personnalisé est défini à son arrivée, afin d'établir les conditions d'accueil. Avec les parents, la chef de service et l'éducateur référent déterminent le type d'accueil le plus approprié durant la semaine, le nombre de nuits que le jeune passera éventuellement sur place, les rencontres à organiser avec des partenaires tels que les collèges ou les services sociaux... « Pour certains jeunes, comme Félix, poursuit Doriane Bastrenta, il est préférable de prévoir au départ un hébergement tout au long de la semaine pour mettre un peu de distance avec une mère omniprésente et pouvoir ainsi avancer. Pour d'autres familles, en revanche, la séparation est trop douloureuse et il vaut mieux mettre en place un accueil de jour. » En matière d'organisation, ce n'est pas simple, admet l'équipe éducative, qui doit jongler avec autant d'emplois du temps et de modes d'accueil différents qu'il y a de jeunes. D'autant qu'ici le projet individualisé est réévalué tous les deux mois avec la famille et l'enfant, et peut donc évoluer tout au long de l'année. « Grâce à ces «points projet» prévus toutes les huit semaines, les jeunes ici savent qu'ils peuvent faire changer les choses, qu'ils sont acteurs et ne font pas que subir un placement décidé entre adultes. C'est vraiment moteur pour eux », souligne Doriane Bastrenta.
La chef de service, qui dirige trois moniteurs-éducateurs, deux éducateurs spécialisés, la maîtresse de maison et deux veilleuses de nuit, aime comparer le Kiosque à une ruche constamment en mouvement, en lien avec l'extérieur et impliquant une grande réactivité de la part des travailleurs sociaux. Surtout lors de journées comme aujourd'hui, où les situations difficiles se multiplient, imposant d'agir sans tarder. Ainsi, ce matin, Jade a demandé à être exemptée d'éducation physique parce qu'elle a trop mal à la jambe. Renseignements pris, après qu'elle dérobe la Carte bleue de sa mère, celle-ci l'a battue durant la nuit. Il faut donc joindre cette dernière au téléphone, contacter l'assistante sociale de l'aide sociale à l'enfance (ASE) et trouver très vite une solution pour protéger la jeune fille. Il y a aussi Blandine, en pleine « guerre » avec sa mère, qui n'est pas venue au Kiosque la veille, et qu'il faut aller chercher à la sortie de son collège pour qu'elle participe à une réunion organisée l'après-midi.
Selon Jean-Marc Duval, moniteur-éducateur arrivé dans l'équipe en août dernier après avoir travaillé auprès de jeunes mineurs hébergés en internat, il faut faire preuve de beaucoup de souplesse pour gérer ces situations et les problèmes qui surgissent parfois de tous les côtés : « Je n'étais pas habitué à ce type de fonctionnement qui nécessite d'être immédiatement sur le fait, de réagir au bon moment et à bon escient auprès des jeunes, des parents et des autres partenaires, comme les professeurs ou la direction de la vie scolaire dans différents collèges. Quand un collège nous appelle pour nous dire qu'ils ont décidé d'exclure un élève durant deux jours, il faut aller le chercher, voir avec lui ce qui s'est passé, être en relation avec les parents, voir les responsables au collège et mettre en place un accueil ici. »
La gestion du planning est un point crucial pour l'équipe, qui doit intégrer les emplois du temps de tous les jeunes et savoir en permanence où en est chacun d'eux. Le carnet de liaison nominatif est là pour retracer les événements de la journée et deux réunions hebdomadaires aident à faire un point plus global et à régler les questions d'organisation. Mais les discussions informelles qui ponctuent la journée sont tout aussi importantes pour rester au fait de chaque situation et en capacité de réagir rapidement. On parle beaucoup au Kiosque, comme en ce début d'après-midi, dans la cuisine, où Grégory Salerno, moniteur-éducateur, présent le matin, passe le relais à deux éducateurs. Ils évoquent la situation de Jade et la possibilité de l'emmener voir un médecin, puis abordent le cas d'une jeune fille qui tente de contourner l'interdiction d'utiliser les téléphones portables le soir et la nuit en gardant la puce de son appareil pour la mettre dans un autre... « Ces moments de discussion participent de la réactualisation et de la réactivité dont on a besoin en permanence ici, explique Grégory Salerno. C'est également important pour la cohérence du travail d'équipe, qui est primordiale. On essaie d'avancer tous dans le même sens face à ce groupe de jeunes, et généralement, avant de prendre une décision, on met tout sur la table pour prendre l'avis de chacun. »
Autre axe fort du projet : la réévaluation régulière des modalités d'accueil de chaque jeune, lors des « points projet ». Une particularité inhérente au fonctionnement du Kiosque, qui peut se révéler assez déstabilisante, admettent certains éducateurs, mais également très stimulante. Longtemps monitrice-éducatrice dans une maison d'enfants à caractère social de l'OVE, Isabelle Jequier a passé son diplôme d'éducatrice spécialisée en 2001 pour venir travailler dans ce lieu. « Avec cet accueil séquentiel et le réexamen du projet individualisé tous les deux mois, le fonctionnement peut paraître complexe par rapport à une MECS classique. Mais il oblige à maintenir un certain dynamisme et à se remettre régulièrement en question. On pense parfois qu'un enfant peut avancer vite, et on s'aperçoit en réalité qu'il y a des choses qui bloquent. Les «points projet» permettent de verbaliser tout ça, et de se dire à certains moments qu'on a visé trop haut, qu'il faut réajuster nos demandes. » Afin de prendre un recul nécessaire, l'équipe se retrouve tous les mois pour une séance d'analyse des pratiques, qui fournit l'occasion d'aborder les situations compliquées ou douloureuses et d'évoquer les questions que soulève la souplesse de fonctionnement du Kiosque : « On parle de cette manière de travailler qui comprend une multitude de moments particuliers, dont certains très forts et inattendus, avec les jeunes, raconte Jean-Marc Duval. Ainsi, le silence d'un jeune lors d'un simple trajet en voiture peut faire surgir un tas de questions. »
Les emplois du temps différents et évolutifs tout au long de l'année donnent une respiration particulière au Kiosque. Les séquences de vie sont variées et les jeunes peuvent s'y inscrire facilement. Cet après-midi, ils sont quatre ou cinq à se détendre dans la salle de loisirs du premier étage. « Je suis blindé ! », lance Stan, tout excité, aux deux éducateurs et aux autres enfants plongés dans un jeu de société où chacun essaie de faire fortune en gérant au mieux un budget. Dans la salle d'étude, en face, l'éducatrice scolaire aide un jeune à faire ses devoirs, tandis qu'à un autre bout de la table, Jade s'applique à finir un dessin. D'ici à une heure ou deux, le rythme va s'accélérer brusquement, avec l'arrivée des jeunes revenant de l'école. Lieu central, la cuisine autorise également le partage de moments importants avec les jeunes. Les repas sont ainsi l'occasion de repérer les signes d'un éventuel passage à vide ou d'une angoisse, comme ces garçons qui se « remplissent », ces adolescentes qui jeûnent, ceux qui écrasent leur nourriture et ceux qui la mettent de côté. On vient aussi à la cuisine pour donner un coup de main, participer à la réalisation d'un gâteau, papoter, et parfois même faire ses devoirs. Toutes ces manières d'investir l'endroit confèrent à la maîtresse des lieux un rôle privilégié, mais pas toujours simple à tenir, reconnaît Caroline Termier : « Les jeunes ne me voient pas comme une éducatrice et, du coup, il y a des moments dans la cuisine où ils vont se livrer, dire des choses plus intimes et secrètes, mais dont je ne sais pas trop quoi faire. L'analyse des pratiques facilite le tri entre ce que je peux garder pour moi et ce qu'il vaut mieux communiquer au reste de l'équipe afin que l'enfant ne se mette pas en danger. »
Cette succession de moments différents, au fil de la semaine, constitue aussi pour l'équipe une façon d'aider les adolescents à s'affranchir de l'image qu'ils ont contribué à façonner ou dont ils sont victimes. « Cela permet à chacun d'investir des places nouvelles, et lui donne l'opportunité d'apparaître différemment aux yeux des autres selon qu'il participe à tel ou tel groupe, selon le type de moment collectif qu'il va partager. Nous avons des jeunes, en ce moment, qui trouvent ici des places «positives», alors qu'ils pourraient rapidement devenir des boucs émissaires dans un fonctionnement plus figé », assure Doriane Bastrenta. La présence de plusieurs petits groupes au sein du Kiosque évite en outre l'éclosion de situations explosives, estime la chef de service. « On connaît des périodes plus dures que d'autres, mais le fait de disposer ici de moments plus calmes pour leur parler, comme le déjeuner d'aujourd'hui, aide à ne pas tomber dans des situations trop pesantes, à avoir beaucoup de soupapes. »
Pour les familles, la souplesse de l'accueil séquentiel mis en place au Kiosque signifie une participation réelle au projet éducatif et une implication nécessaire dans le déroulement du parcours de leur enfant. « C'est très important de travailler ensemble pour avancer. Je sais que je peux appeler les éducateurs quand il y a un souci ou quand on a un message à faire passer. Ils sont très à l'écoute », confie la maman de Blandine, en sortant d'un « point projet » avec sa fille. Au quotidien, le téléphone maintient un contact entre les familles et la maison de Fontaine. La porte reste d'ailleurs ouverte pour accueillir les parents, même en dehors des « points projet » bimestriels. Et des temps de parole individuels leur sont proposés pour les épauler dans les relations avec leurs enfants. Durant un an, les éducateurs ont ainsi beaucoup parlé avec la maman de Félix et l'ont encouragée à accepter durant la semaine une séparation, douloureuse mais nécessaire, avec son fils. Pour les travailleurs sociaux, il s'agit souvent d'accompagner les parents dans des pratiques éducatives élémentaires, raconte Doriane Bastrenta : « On rencontre des mères qui ne peuvent pas s'affronter à leurs gamines de 12 ans, qui n'arrivent pas à leur dire des choses aussi basiques que de ranger leur chambre. Lors de ces entretiens familiaux, on va donc les soutenir de manière très pratique. On fait de la coéducation en les aidant à s'autoriser à redevenir parents. »
L'objectif de l'accompagnement développé au Kiosque étant, autant que possible, le retour du jeune en famille, ce partenariat avec les parents est primordial. Et les échanges réguliers avec les familles sont le moyen de préparer les changements qui peuvent être proposés lors des « points projet ». Après plusieurs discussions, l'équipe a ainsi convaincu récemment les parents d'un jeune garçon de la nécessité d'un hébergement tout au long de la semaine, afin qu'il puisse retrouver des repères indispensables. Face à l'extrême confusion de l'adolescent, dans une famille où la place des parents et celle des enfants n'apparaissaient plus clairement, une prise de distance était devenue urgente. En amenant les parents et le jeune à accepter de modifier les modalités de l'accompagnement, la situation s'est nettement apaisée. « En passant quatre nuits par semaine au Kiosque, ce jeune a pu voir qu'il y avait un autre fonctionnement que celui qu'il connaissait chez lui, qu'ici les adultes avaient leur place et les enfants la leur. Maintenant, il y a moins de violence chez lui, il retient mieux en classe et a moins de problèmes de discipline avec le collège. Il dit d'ailleurs lui-même qu'il est encore trop tôt pour qu'il aille redormir chez lui », confie Jean-Marc Duval.
Il est 18 heures, et un autre temps fort dans la vie du Kiosque va débuter. Les devoirs terminés pour certains, le temps de la détente passé pour d'autres, tous se retrouvent dans la grande salle aménagée au sous-sol pour le conseil des enfants. Cette réunion quotidienne est un temps de parole assez libre, au cours duquel les jeunes peuvent exposer leurs désaccords et parler des sujets qui fâchent avec la garantie du cadre tenu par les adultes. « C'est un moment collectif qui fournit un étayage aux jeunes. Ils vont pouvoir dire ce qui ne va pas sans qu'il y ait de débordements, et donc ne pas laisser traîner les problèmes », précise la chef de service. C'est aussi l'occasion d'apprendre certaines règles du vivre ensemble à travers un déroulement très formalisé. Ici, les éducateurs comme les enfants doivent lever le doigt pour s'exprimer, après qu'on leur a passé le bâton de parole. Stan, qui « préside » la séance, livre tout haut les critiques et propositions inscrites sur un cahier par les enfants. Il est question d'un vol de stylo, d'une proposition de sortie à la patinoire, d'un jeu très apprécié en salle de loisirs et de certains comportements jugés très puérils par une jeune fille. Félix n'est pas là. Il s'est disputé avec un éducateur et est resté dans sa chambre. Jade, elle, est présente et restera dormir ici ce soir. « Bienvenue Jade ! », lancent en choeur ceux qui ont déjà leur chambre au Kiosque...
(1) Les prénoms ont été changés.
(2) Le Kiosque : 24, rue Léon-Pinel - 38 600 Fontaine - Tél. 04 76 53 18 30.
(3) L'OEuvre des villages d'enfants est une association lyonnaise qui accompagne des enfants et des jeunes adultes handicapés et en grande difficulté - Tél. 04 72 07 42 00 -