Recevoir la newsletter

« Un lent changement de regard se produit sur le cancer »

Article réservé aux abonnés

Au début du XXe siècle, seuls 5 % des malades du cancer survivaient. Avec les progrès thérapeutiques, ils sont aujourd'hui plus de 50 %. Le cancer est ainsi de plus en plus vécu comme une maladie chronique, tout en restant marqué par une forte incertitude. Comment les patients et anciens malades font-ils « avec » le cancer dans leur environnement professionnel mais aussi social ? Les réponses du sociologue Pierre A. Vidal-Naquet, qui publie une enquête sur cette question.

Souffrir d'un cancer est-il toujours synonyme d'une rupture dans sa vie professionnelle ?

J'ai réalisé cette étude à partir d'une trentaine de témoignages. Il m'est donc difficile de généraliser. Une enquête récente de la DREES [direction de la recherche, des études, de l'évaluation et des statistiques] montre cependant que le cancer n'entraîne pas automatiquement un retrait ni une invalidation du monde du travail. En effet, environ 15 % des malades continuent à travailler. Et ce pour diverses raisons. Certains ne peuvent tout simplement pas arrêter - entre autres, les travailleurs indépendants -, car ce serait trop coûteux financièrement. D'autres tiennent à poursuivre leur activité parce qu'ils apprécient leur travail. J'ai même vu des cas de personnes en arrêt de travail qui continuaient à travailler de chez elles, afin de garder un pied dans l'entreprise. D'autres patients, qui craignent d'être marginalisés, essaient de cacher leur état. Comme cette jeune enseignante qui ne souhaitait pas dévoiler sa maladie, mais y a finalement été obligée. Elle était stagiaire dans l'Education nationale et pensait que, si elle racontait sa maladie, son année serait compromise. Avec le cancer, il s'agit toujours de situations spécifiques. Il n'existe pas de cas type, en raison même de la plasticité de la maladie, qui projette chacun sur une trajectoire singulière. Il existe cependant un point commun chez tous les patients que j'ai interrogés : ils parlent du cancer comme d'un événement biographique majeur qui a bousculé leur équilibre familial, leurs réseaux sociaux et leur rapport au travail.

Vous montrez que le rapport à cette maladie est devenu plus complexe en raison même des progrès des traitements...

De fait, au début du XXe siècle, le cancer ne se guérissait qu'à hauteur de 5 %. Mais aujourd'hui, grâce aux progrès des thérapeutiques, ce chiffre est de l'ordre de 50 % à 60 %. Il demeure évidemment de très grandes inégalités selon les types de cancer. Celui des testicules se soigne à près de 100 % alors que celui du pancréas plafonne à 4 %. Mais il y a tout de même une tendance actuelle à décrire le cancer comme une maladie chronique qui peut s'installer durablement dans la vie des patients. Pourtant, il conserve un statut à part. D'abord, en raison de la très grande plasticité des états qu'il génère. Du fait de thérapeutiques de plus en plus ciblées, on assiste à ce que j'appelle une « désynchronisation du temps » du cancer. Le temps biologique de la maladie ne coïncide pas nécessairement avec le temps des traitements, ni avec celui des incapacités. Une thérapeutique peut ainsi entraîner une incapacité de quelques jours et laisser à la personne tous ses moyens pendant des semaines, voire des mois. En matière d'activité sociale et professionnelle, il ne s'agit donc pas d'une maladie installée, mais bien d'une succession d'états hybrides. Un autre élément propre au cancer est le risque de récidive. Du point de vue médical, ce risque persiste pendant deux à cinq ans après la fin des thérapies. Les anciens patients négocient donc leur rôle social à partir de la maladie, mais aussi en fonction de ce risque et des fragilités qui en découlent. Ce qui les plonge dans des situations d'incertitude. On comprend alors qu'il leur soit très difficile de stabiliser leur identité sociale. Ils doivent faire avec, dans leur itinéraire professionnel et dans leur vie de famille. Pourtant, paradoxalement, certains tirent parti de la maladie. Ils ne la voient pas nécessairement comme une rupture. Je pense à cette jeune femme qui me racontait, sans doute un peu par provocation, que le cancer avait été une chance pour elle en lui permettant de se recentrer sur sa famille et de relativiser son engagement professionnel. Bien sûr, il ne faut pas en conclure que le cancer est une bonne chose, mais simplement que les évolutions thérapeutiques font naître un autre rapport à la maladie que celui de la seule survie.

Cette incertitude dans laquelle vivent les malades s'étend également à leur situation en matière de droits sociaux. Pour quelles raisons ?

Pour les personnes qui souffrent de cette maladie, le système de protection sociale apparaît comme un système certes protecteur, mais particulièrement complexe. D'autant que leur pathologie est évolutive, et qu'elles peuvent être amenées à occuper au fil du temps différents statuts : congé longue maladie, mi-temps thérapeutique, invalidité de différentes catégories, incapacité liée à la maladie professionnelle... Autant de façons de prendre en compte la perte de revenus liée à la réduction de la capacité de travail. A cela s'ajoute ce qui relève du champ du handicap. C'est un peu une nouveauté concernant le cancer. En effet, la loi du 11 février 2005 pour l'égalité des droits et des chances, la participation et la citoyenneté des personnes handicapées intègre les troubles de santé invalidants dans sa définition du handicap. Un certain nombre de malades du cancer déposent donc des dossiers auprès des maisons départementales des personnes handicapées pour être reconnus en tant que telles. Le problème, c'est que toute la politique du handicap a été construite sur une vision très fixiste de l'altération, et on a encore beaucoup de mal à s'imaginer que le handicap pourrait représenter quelque chose d'évolutif, de non stable. Cela dit, tous les malades du cancer ne relèvent pas de la loi handicap, ni ne souhaitent d'ailleurs être considérés comme des personnes handicapées.

Le maintien ou le retour au travail, une fois la maladie dépassée, apparaît comme particulièrement délicat à gérer...

Si les salariés sont relativement bien protégés contre l'insécurité engendrée par la maladie, le manque de flexibilité et l'insuffisance des droits sociaux peuvent se révéler problématiques dès lors qu'ils ne sont plus dans une phase invalidante. Et si certains trouvent des accommodements plus ou moins officiels avec leur employeur, beaucoup risquent de ne plus trouver leur place dans des entreprises où s'exerce une pression très forte en vue d'une performance maximale. Dans le système actuel, dans l'entreprise, il faut être en bonne santé et performant. Ceux qui sont malades doivent se retirer pour se soigner. Mais avec le vieillissement de la population et les progrès de la médecine, il y aura de plus en plus de salariés vulnérables, souffrant d'un trouble de santé invalidant, parfois lié au cancer, qui auront besoin de continuer à travailler. Si les entreprises persistent à les écarter, il faudra que les politiques publiques rétablissent l'équilibre. Néanmoins, j'ai l'impression que l'on a progressé quant à l'acceptation des malades du cancer dans le monde du travail. C'est un peu paradoxal, mais comme le cancer s'est fortement développé en tant que maladie chronique et soignable, les gens sont tous plus ou moins en contact dans leur entourage avec une personne qui est malade ou l'a été. Il se produit un lent processus de changement de regard sur cette pathologie et sur ceux qui en souffrent. Cela prendra du temps, mais nous sommes dans une période de transition, tant en ce qui concerne les politiques publiques que les représentations sociales.

De la même façon qu'il existe des services de soutien aux personnes handicapées, faut-il développer des dispositifs d'accompagnement des personnes malades du cancer ?

Des efforts sont faits en ce sens par les hôpitaux. Pourtant, encore trop souvent, les oncologues n'ont pas conscience de toutes les difficultés que rencontrent leurs patients et des interrogations qui se posent à eux. Il faudrait aussi développer une information en direction des médecins du travail et des travailleurs sociaux sur le fait qu'un cancer peut être un trouble de santé invalidant et que les malades peuvent, pour certains, conserver une inscription sociale et professionnelle. On voit aussi des associations de malades se créer, mais elles peinent à s'inscrire dans la durée. Par manque de moyens, mais également parce que les anciens malades, pour la plupart, ne souhaitent pas s'identifier durablement à cette maladie. La plasticité du cancer fait qu'on se retrouve souvent seul et que l'on a du mal à se fédérer avec d'autres.

REPÈRES

Pierre A. Vidal-Naquet est sociologue au CERPE, à Lyon, et chercheur associé à Modys-CNRS. Attaché à la prise en compte de la vulnérabilité dans les politiques sociales, il a enquêté auprès de personnes confrontées au cancer. Une étude dont il rend compte dans Faire avec le cancer dans le monde du travail (Ed. L'Harmattan, 2009)

Rencontre

S'abonner
Div qui contient le message d'alerte
Se connecter

Identifiez-vous

Champ obligatoire Mot de passe obligatoire
Mot de passe oublié

Vous êtes abonné, mais vous n'avez pas vos identifiants pour le site ?

Contactez le service client 01.40.05.23.15

par mail

Recruteurs

Rendez-vous sur votre espace recruteur.

Espace recruteur