Au moment où s'achève 2009, le débat sur le « grand emprunt » nous projette bien au-delà de 2010, dans un nouvel horizon de croissance par l'innovation, la recherche et la généralisation des nouvelles technologies. Faire de l'intelligence le levier de l'avenir n'est pas seulement le signe de la volonté de notre pays de garder son rang dans le concert des nations, à l'heure où tant de nouveaux compétiteurs mobilisent leurs ressources en matière grise pour être à l'avant-garde d'une économie de plus en plus immatérielle. Bien plus concrètement, il s'agit, en prenant délibérément ce virage du XXIe siècle, d'investir dans les emplois de demain qui seuls permettront une sortie de crise durable.
Car nous en prenons seulement maintenant conscience, après une année paroxystique en termes de récession, de fermetures d'entreprises et de destruction d'emplois : nous nous sommes cruellement trompés sur le tempo de cette crise d'une brutalité inouïe. L'illusion a été de la considérer comme essentiellement conjoncturelle : le symptôme de dérèglements financiers certes graves, mais au fond aux effets temporaires, dès lors que l'on se mettait en situation de ne pas répéter ce qui avait enfoncé en 1929 les économies mondiales dans une spirale durable de restriction des échanges, de diminution de la consommation, d'étranglement des entreprises par manque de crédits. La remarquable réactivité des autorités politiques et monétaires a ainsi permis d'éviter l'effondrement en cascade du système bancaire, les tentations protectionnistes ont été dans l'ensemble contenues, des politiques massives de relance ont été mises en oeuvre au prix de déficits publics qui ont explosé pour assurer le maintien de l'activité.
L'indéniable succès de ces réponses d'urgence ne saurait cependant dissimuler plus longtemps une méprise fondamentale. La crise n'est pas un accident de l'Histoire dont on pourrait rapidement conjurer les conséquences : elle résulte de déséquilibres structurels qui vont nous obliger à remettre profondément en question notre modèle économique. De ce point de vue, la stratégie du « grand emprunt », pour iconoclaste qu'elle apparaisse aux yeux des zélotes du déficit zéro, est essentielle à la réussite de l'après-crise. Mais on se tromperait à n'envisager celle-ci que par la définition d'un nouveau mode de croissance. Nous ne sortirons de la crise que si nous savons dans le même temps réinventer notre modèle social. Si décrié par certains, ce dernier n'a pas failli dans la tourmente. Au-delà de situations individuelles parfois dramatiques en raison des trous de la protection sociale, il a su globalement apporter à ceux qui subissaient directement l'impact de la crise les soutiens indispensables qu'a relayés une mobilisation exceptionnelle du monde associatif. Pour autant, il est profondément fragilisé par des déficits abyssaux, alors même que toutes les conséquences de la crise ne sont pas encore manifestes : si 500 000 emplois ont disparu en 2009, combien sont menacés dans les mois qui viennent par l'inéluctable arrivée à terme des dispositifs exceptionnels d'activité partielle mis en place dans un grand nombre d'entreprises si, comme tout le laisse prévoir, la croissance reste molle ? Comment faire face, durant l'année qui s'ouvre, à l'arrivée en fin de droits du million de demandeurs d'emploi actuellement pris en charge par l'assurance chômage ?
Chacun le sait en lui-même : ne rien faire, se refuser à regarder en face ces difficultés, c'est condamner notre système social, au détriment d'abord des plus fragiles que la crise frappe les premiers, mais aussi, par cercles concentriques, de tous ceux qui, mal ou peu formés, employés dans des secteurs en déclin ou menacés par l'âge, en seront les prochaines victimes.
Avec le même volontarisme, avec la même capacité à innover, il ne faut pas seulement se mobiliser pour une nouvelle économie pour un nouveau siècle, mais refonder notre modèle social pour permettre ce sursaut collectif. La méthode ne saurait cependant être la même. La réflexion sur la nouvelle croissance peut être confiée à des comités d'experts, et les décisions prises dans des cénacles gouvernementaux restreints. Mais quand il s'agit de raffermir le pacte républicain en redéfinissant les voies et moyens de la justice sociale, de répartir avec équité entre tous des efforts aussi difficiles que nécessaires - sans que nul n'en soit a priori exempté au nom de quelque privilège, qu'il soit question de statut ou de promesse faite à telle ou telle catégorie sociale - et de rebâtir des dispositifs de solidarité essentielle, le débat doit être large, ouvert, public, avant que ne se prononce en dernier ressort le Parlement. A quand, donc, de véritables « états généraux de la protection sociale » pour cet indispensable aggiornamento en profondeur ? Nous n'avons pas droit à l'échec. Et seule une nation rassemblée, soudée dans un effort justement partagé, saura mobiliser toutes ses ressources d'énergie, d'intelligence et d'innovation pour réussir l'après-crise dans la confiance et l'élan de l'avenir à construire.