La cafetière finit de crachoter. Katia Derock, conseillère en insertion, prépare les tasses. « Qui veut un café ? », demande-t-elle à la cantonade. Quelques mains se lèvent, encore un peu timides. A Nantes, en Loire-Atlantique, les travailleurs du « CAT hors les murs »(1) - un établissement et service d'aide par le travail (ESAT) - n'en sont qu'à leur deuxième matinée de formation, et se connaissent à peine. Suivis individuellement par les conseillers en insertion professionnelle et les accompagnateurs sociaux de l'établissement, ils sont rassemblés pour la première fois. Au programme : quatre jours de formation au droit du travail, au monde de l'entreprise, aux règles d'hygiène et de sécurité, au parcours d'insertion... Issus des autres ESAT ou des instituts médico-éducatifs (IME) du département, tous nourrissent la même ambition : intégrer le milieu ordinaire.
Malgré une forte augmentation des effectifs en 2007, le secteur privé reste loin du quota légal de salariés handicapés : 2,8 %, au lieu des 6 % imposés par la loi(2). Pour accompagner les travailleurs déficients psychiques vers l'emploi en milieu ordinaire et aider les entreprises à les accueillir, l'Association départementale des amis et parents de personnes handicapées mentales de Loire-Atlantique (Adapei 44) a bâti Passerelle pour l'emploi. Initié il y a dix ans, ce dispositif regroupe aujourd'hui trois services : l'ESAT « CAT hors les murs », le service d'accompagnement social pour l'emploi (Saccsoe) et le dispositif d'appui professionnel et social des apprentis handicapés (Diapsah). Au total, quatre conseillers en insertion professionnelle et trois accompagnateurs sociaux travaillent sous la direction de Lyliane Jean. Assistante sociale, à l'Adapei depuis 1985, elle se souvient d'un démarrage difficile : « Quand nous avons proposé de créer une structure détachée de la production qui ne se consacrerait qu'à l'accompagnement des travailleurs handicapés vers le milieu ordinaire, nos financeurs ont d'abord douté, raconte-t-elle. Car la démarche d'insertion relève déjà des missions des CAT classiques. » Mais pris par le temps et les impératifs de production, ces derniers peinaient à l'assurer : en 1999, en Loire-Atlantique, le taux de sortie des travailleurs handicapés vers le milieu ordinaire plafonnait à 0,26 %. Conséquence : des CAT engorgés, qui ne pouvaient accueillir les jeunes sortant des IME, et des savoir-faire professionnels cantonnés au seul milieu protégé.
Expérimental de 1999 à 2007, financé par le ministère du Travail puis par la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS), l'ESAT hors les murs a donc dû faire la preuve de son efficacité. S'appuyant sur Equal, le programme européen de lutte contre les discriminations, l'équipe s'est d'abord attachée à construire un réseau de partenaires stables, allant des ateliers protégés aux missions locales, en passant par les organisations patronales. Elle a également mis en place un parcours d'accompagnement progressif et créé de nouveaux outils, comme les fiches d'aide au diagnostic ou un CD-Rom de découverte des métiers. Fruit de ces efforts, depuis 2007, le service est pérennisé et la DDASS finance l'accompagnement de 32 travailleurs handicapés - 45 étant en réalité pris en charge chaque année, grâce à un système de coefficients, selon leur situation géographique ou leur degré d'avancement dans le parcours professionnel.
Les travailleurs handicapés arrivent au « CAT hors les murs » sur la base du volontariat, soit par l'intermédiaire des travailleurs sociaux de leur IME ou de leur ESAT, soit directement en téléphonant eux-mêmes. Une fois acceptés, ils deviennent des « candidats ». « Les postes sur lesquels nous les positionnons répondent à des besoins des entreprises. Ils sont donc candidats à l'emploi », justifie Lyliane Jean. Tous souffrent d'un handicap mental, de la déficience intellectuelle légère à la maladie psychique. Les professionnels de l'ESAT n'en savent pas forcément plus : « Pour préparer une insertion en entreprise, il est plus important de connaître les manifestations du handicap que son diagnostic, explique Lyliane Jean. Dans le cas d'une maladie mentale, il faut quand même qu'elle soit stabilisée, et que le candidat soit suivi. La marche pour intégrer le milieu ordinaire est déjà haute à monter. La personne ne doit pas être trop fragilisée. » Si les profils sont différents, la motivation est la même pour tous : quitter le milieu protégé. Un projet que les équipes des structures d'origine soutiennent généralement, même s'il faut parfois s'atteler à les convaincre : « Certains travailleurs sociaux sont encore dans la surprotection, constate la responsable. Ils ont peur que la personne ne soit pas prête, pas capable, trop fragile. Nous pensons qu'il faut écouter la demande du candidat. Et puis un accompagnement qui ne débouche pas sur un emploi ne constitue pas un échec : on analyse ce qui doit être retravaillé, on valorise l'expérience acquise. Certaines personnes qui ne voulaient plus entendre parler de l'ESAT y retournent, bien remotivées. »
De fait, le milieu ordinaire n'est pas accessible à tout le monde. A l'aide d'une série d'entretiens et de tests, les professionnels évaluent, entre autres, les difficultés de chaque candidat, son potentiel d'intégration en entreprise et le type d'accompagnement qui devra être mis en place. Un exercice sur la question de l'heure aide ainsi à aborder l'organisation de vie des candidats : se lèvent-ils seuls, mesurent-ils la durée d'un déplacement ? Sur certains points, l'équipe les pousse dans leurs retranchements, afin de tester leurs réactions face à la frustration ou à la difficulté qu'ils rencontreront nécessairement en situation de travail. L'ESAT a défini de la sorte une série de seuils, qui peuvent freiner l'intégration en milieu ordinaire : la mobilité, la stabilité, le comportement relationnel. « Ce sont des points de vigilance, que nous allons croiser avec d'autres éléments, mais qui doivent nous alerter », précise Lyliane Jean. L'équipe prend sa décision après avoir consulté les services qui accompagnent habituellement le candidat.
Dans un premier temps, le candidat reste salarié de son établissement d'origine tout en suivant un parcours de formation au « CAT hors les murs ». Les modalités d'accueil sont définies dans une convention avec l'établissement d'origine, dite « convention de tuilage ». Elle organise les rapports entre les structures concernant la responsabilité civile, les horaires des rendez-vous, l'information réciproque. « Nous devons tous avancer dans le même sens, le candidat, l'ESAT et nous, affirme Lyliane Jean. Il s'agit aussi de ne pas désorganiser l'établissement : si nous prévoyons un stage en entreprise, l'atelier doit pouvoir anticiper l'absence du candidat pour la production. » Cette convention perdure durant les deux premières étapes de l'accompagnement : l'élaboration du projet professionnel et la préparation à l'emploi. Ces deux phases représentent en moyenne dix-huit mois de travail. « En regardant des vidéos, en étudiant des fiches de poste, en consultant les offres d'emploi disponibles sur Internet, nous mettons les candidats en face des réalités, explique Katia Derock. Nous les aidons aussi à dégager leurs compétences. » Rien ne valant l'expérience, les conseillers en insertion organisent des stages de découverte, des visites d'entreprise et des entraînements à l'entretien d'embauche, face à de vrais recruteurs. Ils proposent également de courtes actions de formation : ateliers pédagogiques personnalisés, passage du précieux certificat d'aptitude à la conduite en sécurité (CACES) - indispensable pour conduire un engin de chantier -, remise à niveau en bureautique ou en conduite d'un deux-roues, etc. « La formation est importante, car le faible niveau de qualification reste le premier frein à l'emploi des personnes handicapées, rappelle Lyliane Jean. Mais beaucoup sont réfractaires, car cela les replace dans la situation de l'échec scolaire, notamment vis-à-vis de l'écrit. » Compte tenu du profil des candidats, les postes visés par l'ESAT hors les murs nécessitent peu de qualifications. « Mais ils doivent correspondre à un besoin de l'entreprise, qu'il s'agisse de postes ouverts au recrutement classique ou d'emplois cachés », souligne Aurélien Amineau, lui aussi conseiller en insertion.
Dans un second temps, les candidats peuvent postuler dans des entreprises du milieu ordinaire. Avec l'expérience, l'équipe de l'ESAT a appris à débusquer des opportunités en étudiant l'organisation des entreprises. Le principe étant de décharger les salariés d'un certain nombre de tâches, pour les confier à un travailleur handicapé. Illustration avec une jeune femme en contrat à durée indéterminée chez McDonald's, dont le poste a été créé sur mesure. Présente aux heures de faible activité, elle conditionne les salades en prévision du coup de feu, assemble les boîtes des menus enfants et gonfle les ballons. Au fil des ans, l'ESAT nantais a ainsi noué des relations privilégiées avec les acteurs économiques. Le service est régulièrement présenté devant les organisations patronales et les réseaux d'entreprises. Marc Marhadour, le directeur général de l'Adapei 44, insiste : « Il faut travailler avec le monde économique, sans incantation ni a priori, démystifier le handicap dans l'esprit des employeurs, et aider nos candidats à se familiariser avec l'entreprise et ses réalités. » Conseillers en insertion et accompagnateurs sociaux se montrent assez à l'aise avec cet univers. Et pour cause : la plupart sont issus du privé. Avant de passer le diplôme d'assistante sociale, Lyliane Jean avait travaillé dans le secteur bancaire. Malgré son BTS en action commerciale, Aurélien Amineau a bifurqué vers l'animation dès qu'il a pu. Katia Derock était infographiste depuis dix ans avant de basculer dans la formation. Quant à Lionel Mercier, éducateur technique spécialisé du Saccsoe, c'est un ancien paysagiste-pépiniériste.
Pour rassurer des employeurs encore frileux en matière d'embauche de personnes handicapées, l'ESAT dispose d'un outil efficace : la mise en situation professionnelle. Lorsqu'un recrutement est proposé pour un candidat, celui-ci bascule sur les effectifs de l'ESAT, qui signe un contrat de détachement avec l'entreprise. Cette période d'une durée variable - en général, de cinq à six mois - permet à l'entreprise et à la personne handicapée de s'assurer qu'elles se conviennent mutuellement. « Ce système est très sécurisant, témoigne Jean-Luc Rabault, directeur de l'hôtel Ibis du centre-ville, qui a recruté de cette façon une femme de chambre. Une salariée à ce poste doit normalement être opérationnelle en trois semaines. Pour une personne handicapée, ce n'est pas suffisant. Et pour l'employeur, il faut aussi prendre le temps de se convaincre. »
Pendant toute cette période, la rémunération du candidat est versée par l'ESAT, qui facture son service à l'entreprise de 35 à 85 % du SMIC chargé, suivant la progression de la capacité de travail. Pour le travailleur, la rémunération est complétée par l'Etat, comme dans les ESAT classiques. Un tuteur, souvent un collègue, est nommé au sein de l'entreprise. Il reçoit une petite formation : « Il s'agit de lui transmettre notre connaissance du candidat, pour l'aider à décoder ses comportements, indique Aurélien Amineau. On explique, par exemple, que cette personne va avoir besoin de plusieurs reformulations d'une consigne, ou qu'elle veut tellement bien faire qu'elle risque de s'épuiser. Nos candidats sont beaucoup dans l'affect, il faut aussi aider les tuteurs à ne pas tomber dans le paternalisme, à garder la juste distance. » Des bilans réguliers, établis à partir de fiches techniques détaillées, fournissent un moyen d'apprécier la progression du candidat. La fiche d'évaluation d'aide-cariste passe ainsi en revue la tenue de travail, la connaissance des règles de sécurité, la gestion des stocks, le nettoyage, l'utilisation des engins de manutention, etc.
Durant cette période, les conseillers jouent souvent un rôle de médiation, les travailleurs handicapés leur confiant plus facilement leurs difficultés qu'à leur employeur. « Aujourd'hui, j'ai une relation très proche avec l'employé de libre-service que j'ai recruté grâce à l'ESAT, raconte Jérôme Bourré, directeur d'un Super U du département. Il a une formation de menuiserie, et il nous fait des réparations exceptionnelles en plomberie, en électricité. Mais au début ses plannings changeaient sans arrêt, et c'est Katia Derock qui nous a alertés. On lui a établi un planning fixe et, du jour au lendemain, on a vu qu'il s'adaptait mieux au poste. » Car, pour le tuteur comme pour les équipes, côtoyer un collègue handicapé implique un surcroît d'attention. A l'aéroport de Nantes, Flavie Peron s'est intégrée sans difficulté au sein des restaurants gérés par Elior. « Elle s'intéresse à tout ! s'entousiasme Eric Moiraud, le second de cuisine. Mais comme elle aime beaucoup son travail, elle prend les choses très à coeur. En cuisine, on est un peu secs. Avec elle, il faut prendre plus de pincettes. Faire les remarques sur le ton de la plaisanterie, et ne pas trop la laisser seule. Si elle voit que nous sommes débordés, elle n'osera pas nous interrompre et risque de paniquer. Mais c'est tout sauf une charge ! »
Généralement, la mise en situation professionnelle débouche sur la signature d'un contrat de travail de droit commun, avec un accompagnement dans l'emploi de deux ans. Toutefois, même réussie, l'intégration des travailleurs handicapés psychiques dans l'entreprise reste fragile. « Nos candidats sont très sensibles à l'environnement de travail, insiste Katia Derock. Une mésentente avec un collègue, une remarque surinterprétée suffisent à les déstabiliser. Par exemple, le directeur et le tuteur d'un candidat sont partis coup sur coup. Les nouveaux responsables n'avaient pas été assez bien informés. Ils ont eu l'impression que ce jeune homme mettait de la mauvaise volonté dans ses tâches. Il l'a très mal vécu car, du jour au lendemain, les exigences avaient changé. On a repris le travail effectué en amont. Cela a tenu, mais c'était quand même plus difficile qu'avec l'encadrement précédent. »
Cette fragilité a conduit Passerelle pour l'emploi à mettre en place, en 2006, son service d'accompagnement social pour l'emploi. « Nous avons constaté qu'il fallait étayer l'accompagnement professionnel, parce que toutes sortes de questions périphériques rendent les candidats moins mobilisables, précise Lyliane Jean. Et quand les conseillers en insertion traitaient ces aspects, le professionnel passait au second plan. » Contrairement aux structures classiques, l'ESAT hors les murs ne dispose pas de psychologue ou de service de soins, ne travaillant qu'avec les dispositifs de droit commun existant à l'extérieur. Proposé à tous les candidats, le Saccsoe n'intervient qu'à leur demande : « Nous avons affaire à une population un peu rebelle, lassée du parcours institutionnel et qui a l'illusion d'être devenue comme les autres salariés », souligne Myriam Gautreau, conseillère en économie sociale et familiale. Logement, santé, loisirs, mobilité, démarches administratives, vie quotidienne, présentation, estime de soi... Le Saccsoe dresse un inventaire des besoins du candidat, et travaille au rythme de chacun. « Il faut parfois une grande réactivité, glisse Lionel Mercier. Quand une personne décroche un emploi ou un stage loin de son domicile, il faut lui trouver rapidement un logement ou un moyen de se déplacer. Quitter le milieu protégé peut aussi bouleverser la vie : un de nos candidats a, dans la foulée, trouvé un appartement et passé son permis. Il a décidé de «rattraper son retard sur la vie», et il dilapide son argent. Nous lui avons suggéré de déposer une demande de curatelle. »
Le problème principal reste la gestion de la solitude, très prégnante chez les personnes atteintes de déficiences mentales. Rendez-vous individuels, collègues cordiaux mais pas amis, difficultés à maîtriser les codes sociaux, éloignement de l'offre culturelle... Pour rompre l'isolement, les samedis et pendant les vacances, le Saccsoe organise dans les locaux de l'ESAT des activités diverses : jeux, grillades, promenade sur la Loire, atelier de cuisine, etc. Et même une soirée « années 80 » au Zénith de Nantes, qui a laissé à tous des souvenirs impérissables : « C'était génial ! rigole encore Myriam Gautreau. Un jeune homme qui habituellement est beaucoup dans le contrôle a complètement lâché prise... Comme quoi, il y a du potentiel ! »
(1) ESAT « CAT hors les murs » : 53, rue Russeil - 44000 Nantes - Tél. 02 51 25 06 40.