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« Il faut redonner de la folie à la société »

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La psychiatrie est en crise depuis longtemps. C'est l'analyse de Bernard Jolivet, psychiatre et président d'honneur de la Fédération d'aide à la santé mentale Croix-Marine, qui dénonce le malaise de la profession et s'alarme du retour aux pratiques d'enfermement des malades mentaux. Avec sa consoeur Marie-Noëlle Besançon, il publie « Arrêtons de marcher sur la tête ! », dans lequel il propose de fonder une psychiatrie citoyenne.

En 1998, dans un entretien aux ASH, vous estimiez que l'on assistait à « un pourrissement de la situation de la psychiatrie ». La situation s'est-elle améliorée depuis ?

Au contraire, elle a empiré, sans solutions autres que des mesures réglementaires ou sécuritaires touchant les hôpitaux psychiatriques et les malades mentaux. Et le corps des médecins psychiatres, surtout dans les hôpitaux publics, réagit très peu. Il est vrai qu'il souffre d'un déficit considérable de médecins. Quand il vous manque du personnel et que vous subissez des cadres administratifs rigides, comment voulez-vous faire du bon travail ? Il y a une désaffection de la psychiatrie, surtout dans le secteur public, qui n'a pas su évoluer et innover. Il y a bien eu quelques changements poussifs, avec toutes ces missions lancées par les ministres successifs afin de trouver enfin « la » solution en vue de transformer la psychiatrie. Mais tout cela n'a produit aucun changement profond. Bien sûr, nous avons vécu dans les années 1960 et 1970 le mouvement de la psychothérapie institutionnelle, qui visait à transformer l'hôpital de l'intérieur. C'était le début de quelque chose, mais cela n'a été suivi que par une proportion infime de psychiatres. Même chose pour le secteur psychiatrique, cette idée remarquable lancée par Henri Duchêne au début des années 1960... Combien de services l'ont réellement mise en oeuvre ? Tout cela fait qu'il existe aujourd'hui un malaise profond chez les psychiatres.

Le retour des pratiques de contention sur les malades dans des hôpitaux psychiatriques est-il un signe de ce malaise ?

Cela fait partie de ce que certains collègues, dont je ne partage pas nécessairement toutes les opinions, appellent la « nuit sécuritaire ». A défaut de changer radicalement le système, que fait-on ? On réprime. On ne laisse plus sortir les malades, on rouvre des chambres d'isolement et des quartiers sécuritaires, on va bientôt leur mettre des bracelets électroniques. Mais, ce faisant, on va dans la mauvaise direction. L'idéologie du gouvernement actuel, si tant est qu'il en ait une, n'arrange rien, avec la priorité absolue donnée à la sécurité. Entendons-nous bien, nous ne sommes pas contre la sécurité, mais il s'agit en l'occurrence d'un véritable retour en arrière.

Vous êtes en particulier très critique sur les mesures d'hospitalisation sans consentement, qui peuvent être décidées par l'autorité administrative...

Nous sommes catégoriquement opposés à ces mesures, qualifiées autrefois d'internement d'office ! Dans notre démocratie, seule la justice doit pouvoir prendre des mesures de privation de liberté. Si quelque chose ne va pas chez quelqu'un, c'est au juge de décider, pas au préfet. L'un des grands principes de notre livre consiste à essayer de rapprocher le plus possible ceux que l'on appelle les « malades mentaux » du citoyen lambda. Or, si l'on maintient des mesures d'exception pour telle ou telle catégorie de personnes, on n'y parviendra jamais. Il ne s'agit pas seulement d'un changement de paradigme, mais de revenir à la source même de la société. C'est pour cela que, de manière tout à fait immodeste, nous parlons d'une quatrième révolution psychiatrique.

Vous avez des mots assez durs pour le secteur médico-social, parlant même à son endroit d'« impasse ». Que lui reprochez-vous ?

Cela fait des années que j'entends dire qu'il faut rapprocher le sanitaire du social. Mais le médico-social aurait dû concrétiser ce rapprochement. Ce qui n'a pas été le cas. Comme toutes les institutions, celles du médico-social ont eu tendance à se pérenniser, en affirmant leur spécificité et en posant des frontières avec le social, d'une part, et le sanitaire, de l'autre. Pour nous, assez basiquement, il y a le social et le sanitaire, et rien d'autre. Nous ne partons pas en guerre contre le médico-social, mais nous estimons que, dans la période actuelle de transition et d'innovation, sa place doit être revue. Avec la création des agences régionales de santé, on va peut-être s'orienter dans cette direction, même si, comme le craignent certains, cette évolution est en partie sous-tendue par un souci d'économie.

Sur quelles expériences vous appuyez-vous pour nourrir votre réflexion ?

La principale est celle de l'association Les Invités au festin, créée à Besançon par la psychiatre Marie-Noëlle Besançon et son mari, Jean. Elle comprend la Maison des sources(1), fondée en 2000, et la Lanterne, ouverte au début de 2009. Lorsque j'ai visité la Maison des sources avec Martin Hirsch, j'ai été surpris de voir un petit groupe de personnes mener une vie simple et ouverte sur la ville. Ce qui est particulier, dans ce lieu, c'est le mélange des handicaps et des difficultés, à la fois psychiques, physiques et sociales. Une chose que les psychiatres, en général, n'aiment pas. Il y a aussi l'idée d'entraide. Je suis peut-être un peu simple, mais il est étonnant de voir une psychotique donner un coup de main à un paralytique. De plus, la structure s'autofinance, pour un tiers, grâce aux redevances des résidents, aux cotisations des membres de l'association et aux recettes de ses ateliers et, pour un autre tiers, grâce à l'action de bénévoles. Enfin, il n'y a dans cette maison ni soignant ni soigné, seulement des personnes qui sont là pour en rencontrer d'autres, retrouver un sentiment d'utilité sociale et prendre des responsabilités en fonction de leurs possibilités. J'ajouterai que la Maison des sources n'est pas un lieu de soins. Le suivi médical et psychiatrique, quand il existe, se fait à l'extérieur.

Comment définiriez-vous cette idée d'une « psychiatrie citoyenne » ?

La folie est nôtre, à chacun d'entre nous. Il faut donc redonner de la folie à la société et ne plus imposer des lieux d'enfermement, comme c'est le cas depuis le XIXe siècle. Pour cela, il est nécessaire que les citoyens participent, plus ou moins, à la prise en charge des malades mentaux. Or cela ne se fera jamais si l'on isole ces derniers. Ce que veut signifier la « psychiatrie citoyenne », c'est que quels que soient les aléas vécus par l'individu, même malade, il reste citoyen, et ceux qui ont à l'aider, voire à le traiter, sont eux aussi des citoyens. Mais cela ne pourra se faire sans un Etat qui garantisse l'intérêt général tout en engageant la psychiatrie dans un mouvement de décentralisation, ni sans la participation des collectivités locales à la création et au fonctionnement d'unités de base, ni, enfin, sans permettre l'accès des citoyens aux instances décisionnelles régionales et à ces unités.

Justement, expliquez-nous ces unités de base...

Elles sont fondées sur deux principes. D'abord, le travail, qui reste une valeur incontournable pour tout être humain, même si cela ne se concrétise pas toujours par une activité ; ensuite, le civisme, qui vise à reconnaître le rôle de chacun dans la collectivité et à lui permettre d'exercer ses droits et ses devoirs. Dans notre projet, ces unités se trouvent au croisement d'une « chaîne santé psy » composée des soignants et des services et établissements de soins, et d'une « chaîne de vie » regroupant les organismes sociaux et médico-sociaux nécessaires à la vie des usagers. Ces « unités de vie et santé psy » seraient créées et réparties sur le territoire régional en fonction des besoins et des possibilités de la population, sous la responsabilité de l'agence régionale de santé. Laquelle serait également dotée d'un conseil citoyen « Vie et santé psy ». Dans ce système, les hôpitaux psychiatriques seraient progressivement supprimés. En effet, l'expérience montre que le nombre des hospitalisations peut diminuer très fortement lorsqu'il existe des équipes d'accueil et d'accompagnement denses et formées au sein des centres médico-psychologiques [CMP]. Ces derniers deviendraient le coeur du système de soins. Ainsi, lorsque des hospitalisations se révéleraient nécessaires, elles seraient assurées par les CMP pour les courts séjours, et par les services psychiatriques des hôpitaux généraux pour les cas plus graves.

Ces unités consacreraient-elles le rapprochement, souvent réclamé, du sanitaire et du social ?

Notre rêve serait que ces unités bénéficient d'un financement unique, que ce soit pour la santé et le social. Il s'agirait de faire du social et du sanitaire un ensemble cohérent, tout en préservant les différences des uns et des autres. Mais nous ne nous faisons pas d'illusions : cette idée suscitera bien des oppositions. Nous avons lancé un ballon d'essai. Il fera peut-être « pschiitt », mais peut-être pas... Nous avons, en tout cas, adressé notre ouvrage à tous les parlementaires intéressés de près ou de loin à la psychiatrie. Et, de leur côté, Marie-Noëlle et Jean Besançon organisent, pour la fin de 2010, un colloque au cours duquel toutes ces questions seront abordées.

REPÈRES

Psychiatre et psychanalyste, Bernard Jolivet a créé plusieurs établissements de réadaptation et de soins. Président d'honneur de la Fédération d'aide à la santé mentale Croix-Marine, il publie, avec sa consoeur Marie-Noëlle Besançon, Arrêtons de marcher sur la tête ! Pour une psychiatrie citoyenne (Ed. de l'Atelier, 2009).

Notes

(1) Voir ASH n° 2309 du 2-05-03, p. 25.

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