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Entente slave

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Pour arriver à toucher les populations d'Europe de l'Est qui vivent à Paris en situation de précarité, une équipe de psychologues et d'éducateurs parlant polonais, russe et bulgare va à leur rencontre dans les lieux d'accueil et dans la rue. Elle leur propose un accompagnement social et psychologique, et tente de faire le lien avec les dispositifs de droit commun.

Au milieu de la foule qui se presse dans la grande salle d'accueil de l'Arche d'avenirs, un « Espace solidarité insertion » (ESI) situé dans le sud de Paris, Olga Patroucheva, psychologue de l'équipe mobile Bociek(1) discute en russe avec Alexeï, jeune homme blond en jean et blouson de moto. Il montre l'impressionnante cicatrice qui lui barre le côté gauche de la poitrine et explique à la psychologue qu'il doit faire des examens. Après plusieurs années d'errance à travers l'Europe, cet Estonien de 26 ans a débarqué à Paris en 2005 et se trouve aujourd'hui dans une situation extrêmement difficile. Il a perdu ses papiers, vit dans la rue, traîne des problèmes de santé dus à un décollement de la plèvre et montre des signes inquiétants de dissociation psychique.

Ne parlant ni l'estonien ni le russe, les équipes éducatives de l'ESI avaient du mal à faire face à une situation aussi complexe. La rencontre avec Olga Patroucheva, lors de la permanence que tient l'équipe psychosociale Bociek - « cigogne », en polonais - tous les jeudis matin à l'Arche d'avenirs, a fait avancer les choses : « Avant, il était impossible d'entrer en contact avec lui. Maintenant, on a réussi à mettre en place un suivi psychologique, éducatif et médical avec l'Arche d'avenirs, l'Association Charonne et un centre médico-psychologique et, aujourd'hui, on sent qu'il a vraiment bougé. Il est dans l'échange, il exprime des souhaits, pour avoir un hébergement, un travail », note avec satisfaction Olga Patroucheva.

L'idée de créer une équipe psychosociale pour répondre aux besoins des publics précaires d'Europe de l'Est vivant en situation d'errance dans Paris et la Petite Couronne est née à la fin de 2006. Après avoir participé à une enquête visant à fournir à la direction des affaires sanitaires et sociales (DASS) une meilleure connaissance des modes de vie et des attentes des ressortissants polonais en situation de grande exclusion, l'Association Charonne, qui gère depuis plusieurs années des structures de soins et d'accueil pour toxicomanes, a décidé de développer un projet adapté aux populations des pays de l'Est. Une action financée par la DASS en tant que « dispositif de maraude, d'hébergement, d'accueil et de prévention et d'insertion des personnes vulnérables ».

L'objectif, pour cette petite équipe de trois psychologues et de deux éducateurs parlant le polonais, le russe et le bulgare, n'est pas de proposer une prise en charge globale à travers la création d'une lourde structure mobilisant l'ensemble des compétences éducatives, sociales, psychiatriques ou médicales. Il s'agit plutôt d'aller à la rencontre de ces personnes en errance ou qui passent dans des dispositifs d'accueil sans être au courant de leurs droits et des possibilités d'accéder à des filières de droit commun. « Nous sommes présents sur des structures fréquentées par des publics d'Europe de l'Est, et nous intervenons d'abord comme un relais en essayant, après avoir pris connaissance de leur histoire, de leur parcours et de leurs demandes, de les orienter vers les structures médico-sociales ou administratives pour qu'ils puissent commencer à s'intégrer », explique Aneta Cebera, psychologue polonaise et coordonnatrice de l'équipe Bociek. Très mobile, l'équipe est présente aujourd'hui dans sept structures partenaires - des ESI et des centres d'accueil et d'accompagnement à la réduction des risques pour usagers de drogues (Caarud) - pour y assurer des permanences hebdomadaires ou bimestrielles.

Une population en rupture

Dans un petit bureau rudimentaire de l'Arche d'avenirs, à l'écart de la cohue de la salle d'accueil, Carole Daye, conseillère en économie sociale et familiale de l'ESI, examine avec Olga Patroucheva la situation administrative de Mogamed. Ce jeune Tchétchène de 27 ans a vécu plusieurs années en Lituanie. Il a égaré tous ses papiers, et le squat où il dormait a été fermé par la police. Les deux jeunes femmes tentent d'y voir plus clair et de lui trouver une place pour l'hiver dans une structure d'hébergement. Il faut également faire établir un justificatif permettant à Mogamed d'obtenir l'aide médicale d'Etat (AME), grâce à laquelle il bénéficierait de certaines facilités, comme des réductions dans les transports en commun. Le jeune homme ponctue les explications traduites par Olga Patroucheva de nombreux « karacho » (« d'accord ») et « spassiba » (« merci »). Domiciliation, accès aux soins, recherche d'hébergement, proposition de cours de français... Lors de ces permanences, l'équipe Bociek évalue les difficultés sociales, matérielles ou de santé rencontrées par les personnes originaires des pays de l'Est. Sur les 160 personnes suivies en 2008 par l'équipe, un peu moins de la moitié d'entre elles vivaient dans la rue, les deux tiers ne disposaient d'aucune ressource et 28 % présentaient des problèmes d'addictions.

L'action de Bociek repose d'abord sur le partage d'une langue et d'éléments culturels communs. Ce qui aide à comprendre l'histoire des individus et à faire émerger leurs besoins prioritaires. C'est aussi un point d'accroche avec des personnes en rupture, pour leur permettre d'être plus autonomes et de s'emparer des dispositifs de droit commun mis en place par les partenaires. Ce premier maillon se révèle précieux pour faciliter leur accompagnement au sein de l'Arche d'avenirs, reconnaît François Buchsbaum, son directeur adjoint : « L'apport de l'équipe Bociek, qui est présente depuis deux ans sur notre structure, réside surtout dans les passerelles qu'elle permet de mettre en place avec nos équipes. C'est une porte qui s'ouvre... Grâce à ces permanences, les personnes venues des pays de l'Est, qui représentent aujourd'hui 30 % des publics accueillis ici, se sentent davantage en confiance. Au-delà de la barrière de la langue, ils peuvent devenir des acteurs citoyens de ce lieu, prendre eux-mêmes en main les prestations qu'on leur offre et s'autonomiser afin de poursuivre leur parcours avec d'autres partenaires, en dehors de Bociek. »

Des psychologues « hors les murs »

La présence de psychologues aux côtés d'éducateurs est un autre élément central dans le fonctionnement de l'équipe mobile. « Il nous a paru important que les psychologues sortent de leur bureau pour aller au-devant de ces personnes cumulant plusieurs pathologies, en grand désarroi psychologique et qui ne formulaient souvent aucune demande », souligne Aneta Cebera. Il est vrai que, en 2008, une proportion notable de personnes reçues par Bociek lors de ses permanences à l'Arche d'avenirs présentaient des troubles d'allure psychotique, avec des délires de persécutions, des hallucinations... Pour éviter que des problèmes psychologiques non pris en compte mettent en échec l'accompagnement administratif, social, médical ou juridique mis en place par les partenaires, les psychologues de Bociek effectuent une première évaluation psychologique des personnes qu'ils rencontrent, avant de proposer à certaines d'entre elles des entretiens individuels et, si nécessaire, d'organiser un accompagnement vers des structures spécialisées, comme les centres psychiatriques d'orientation et d'accueil.

Les psychologues de Bociek ont appris à adapter leur mode de fonctionnement à ces populations des pays de l'Est rencontrées « hors les murs ». Il faut notamment veiller à conserver un cadre, explique la coordonnatrice de Bociek. « En tant que compatriotes, nous sommes très rapidement sollicités sur un plan affectif par les publics que nous voyons. On va me demander d'où je viens, si j'ai des frères ou des soeurs, etc. Il est donc primordial de poser ce cadre à l'extérieur pour ne pas se faire déborder. » Des limites tout aussi indispensables pour les membres de l'équipe : « Il peut y avoir parfois chez certains éducateurs une sorte de surinvestissement affectif qui met une pression sur les personnes en leur répétant qu'elles vont réussir, ce qui risque au contraire de conduire à un échec », précise Aneta Cebera.

Face à des personnes souvent très désocialisées, l'équipe Bociek s'attache à ne pas brusquer les choses et à respecter des comportements et des rythmes différents. Ainsi, il est important de laisser ces publics investir à leur manière les lieux où se déroulent les permanences. Une grande partie d'entre eux, souligne Claude Pawlik, psychologue polonophone, sont en situation d'errance depuis plusieurs années et préfèrent d'abord avoir des contacts informels avec des membres de l'équipe, plutôt que d'accepter d'emblée de prendre un rendez-vous. « Bociek, ça représente une forme d'engagement, c'est accepter de ne plus reproduire un mode de vie au jour le jour. Cela prend donc du temps. Mais une fois qu'ils ont accepté cette idée d'engagement, on peut avancer. » Entre autres, l'équipe se souvient de cet homme qui passait son temps à régler des petites tâches administratives, sans jamais prendre le temps de se poser pour parler, et qui est entré dans le bureau où se trouvait l'une des psychologues de Bociek pour lui demander de fermer une enveloppe. « J'ai posé l'enveloppe, explique Olga Patroucheva, et je l'ai invité à parler un peu. En fait, derrière ces petits prétextes qui lui permettaient d'entrer régulièrement dans le bureau, se dissimulaient des choses plus personnelles qu'il n'osait pas aborder. Il a fallu que je lui laisse le temps pour qu'il puisse dire les choses. »

Devant le centre Beaurepaire - un Caarud situé à deux pas de la place de la République -, une dizaine de personnes, un gobelet de café à la main, fument des cigarettes et échangent des propos dans des langues étrangères. D'autres patientent dans un espace d'accueil exigu avant de rencontrer un éducateur, le médecin ou encore l'assistante sociale du centre. Les premières permanences de l'équipe Bociek ont commencé ici. Au premier étage, Agnieszka Szymaniak, éducatrice polonaise à mi-temps, et Claude Pawlik, reçoivent Dominik, solide gaillard polonais de 45 ans en coupe-vent, jean et baskets. Déjà suivi par les psychologues de l'équipe, il est venu au centre pour essayer de régler des problèmes de coordination entre la sécurité sociale française et l'administration polonaise, et paraît assez énervé. Les deux professionnels lui expliquent qu'ils vont essayer de trouver le bon interlocuteur en Pologne pour éclaircir sa situation.

Pour François Diot, le directeur adjoint de ce centre qui accueille environ 15 % de personnes issues des pays de l'Est, cette permanence s'est rapidement révélée indispensable. « Quand Bociek a démarré ici, il y a trois ans, nous étions confrontés à une vague importante de personnes venues de Pologne et, plus généralement, des pays de l'Est. Certaines, n'ayant aucun problème de drogue ou d'alcool, venaient ici simplement pour pouvoir parler avec des compatriotes. La présence de l'équipe dans notre centre une demi-journée par semaine a d'abord aidé à mieux évaluer les besoins des gens et à réorienter ceux qui ne relèvent pas d'un Caarud vers des structures plus adaptées. » Les permanences favorisent aussi une prise en charge psychosociale individualisée au sein d'une structure plutôt axée sur l'accueil et l'accompagnement collectifs. Le suivi de ces publics à travers le réseau de partenaires s'en trouve facilité et autorise, par exemple, le maintien des hospitalisations des personnes en sevrage grâce à des visites régulières. L'équipe mobile peut, en outre, jouer un rôle non négligeable de médiateur dans la structure, poursuit le directeur adjoint du Caarud Beaurepaire : « Récemment, nous avons senti que certaines personnes polonaises tenaient des propos insultants et racistes dans le centre. Nous en avons parlé avec l'équipe Bociek, qui a organisé un groupe de parole avec les personnes en question, et ces comportements ont disparu. »

Créer le lien lors des maraudes

Parallèlement à ses interventions au sein de diverses structures partenaires, l'équipe participe régulièrement aux maraudes organisées par des associations ou services de la Ville de Paris(2). Avec les personnes vivant dans la rue, les psychologues et éducateurs cherchent d'abord à créer un lien, pour faire émerger ensuite, si possible, une demande d'accompagnement. Une approche qui implique de bien connaître le fonctionnement de ces publics. Ainsi, si les russophones vivent plutôt en solitaire, avec, pour certains, une addiction à l'héroïne, les Polonais ont tendance à se regrouper, avec, pour nombre d'entre eux, une forte dépendance à l'alcool. Savoir à qui s'adresser, comment fonctionne le groupe, d'où vient la méfiance envers les équipes de maraude, s'il existe des phénomènes de violence ou d'addictions... Autant d'éléments indispensables pour pouvoir être accepté par ces publics en errance, et amorcer un début de communication. Aidées par les professionnels de Bociek, les équipes de maraude sociale peuvent toucher plus facilement des personnes qui, en général, ne sont pas mobiles et ne fréquentent pas les structures d'accueil. Dans le hall de la gare de Lyon, une éducatrice et un psychologue de Bociek assistent ainsi Lucien Cornic, éducateur spécialisé de l'association Aurore-Coeur des Haltes, dans ses échanges avec un groupe de cinq ou six personnes assises sur des bancs, où traînent quelques bouteilles vides. Un Polonais arrivé cette année à Paris s'emporte contre les médecins qui lui ont fait une greffe de peau, et réclame l'ensemble de son dossier médical pour déposer une plainte. Un autre se plaint de douleurs à une jambe et ne peut marcher qu'avec l'aide d'un camarade. Lucien Cornic prend son portable et essaie de décrocher un rendez-vous dans un hôpital parisien, tandis que l'éducatrice explique la situation en polonais et rassure le malade : un membre de l'équipe l'accompagnera à sa consultation. « Dans la rue, nous nous efforçons surtout d'accrocher ces publics pour pouvoir les orienter ensuite vers les permanences. Nous obtenons pas mal de résultats sur le plan administratif, pour qu'ils bénéficient de l'AME ou d'une domiciliation, par exemple. Mais beaucoup d'entre eux sont alcoolisés, et il est plus difficile de les faire adhérer à un suivi régulier pour tout ce qui concerne les soins », reconnaît Agnieszka Szymaniak. Une raison de plus de maintenir ce travail avec les équipes de maraude, qui sont parfois le seul point de contact avec les populations étrangères en situation d'errance.

Des situations parfois éprouvantes

Reste que ces interventions au plus près des personnes en grande difficulté peuvent se révéler éprouvantes, expliquent les membres de l'équipe, qui ont dû faire face à six décès l'an dernier. Le travail effectué au cours des séances de supervision permet « de ne pas rester «sidéré» par des situations trop difficiles, et pour lesquelles la pensée se bloque », confie Claude Pawlik. Elles sont aussi l'occasion de revenir sur des moments de saturation, qui peuvent parfois pousser les professionnels à se réfugier derrière des tâches purement administratives. Le regard d'un tiers, précise Aneta Cebera, pousse alors à interroger la façon de travailler et à « ne pas se contenter dans ces cas-là de remplir des formulaires, plutôt que d'essayer d'approfondir les problèmes de la personne qui est devant nous ». Il faut également veiller, ajoute la coordonnatrice de l'équipe, à défendre les spécificités de cette action auprès de certaines structures médicales ou sociales parfois tentées d'utiliser les intervenants de Bociek comme de simples interprètes.

Actuellement, l'équipe continue de renforcer le travail en réseau par le biais de conventions signées avec ses partenaires les plus importants. En outre, elle a élaboré un projet de partenariat avec la fondation Frère-Albert, qui assiste les sans-abri en Pologne, afin d'aider les compatriotes désirant rentrer au pays. En effet, pour une partie d'entre eux, la France n'est pas le bout du voyage, et cette passerelle entre Bociek et la fondation polonaise leur permettrait de bénéficier d'un programme de réintégration sociale en Pologne, utile surtout pour ceux qui n'ont plus personne au pays. Dominik, lui, est tombé très tôt amoureux de la France et ne veut pas retourner en Pologne. « En venant ici, j'ai réalisé mon rêve », lâche-t-il, avant de partir, soulagé, de son entretien avec l'éducatrice et le psychologue de Bociek.

Notes

(1) Equipe mobile Bociek : Association Charonne - Tél. 06 71 55 20 95 - bociek@charonne.asso.fr

(2) Le SAMU social de Paris, la Croix-Rouge, le Coeur des Haltes et la direction de la prévention et de la protection de la Ville de Paris.

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