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Procédures et protocoles...

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Romuald Avet, psychologue clinicien, psychanalyste et formateur, est engagé dans un travail d'analyse des pratiques auprès de professionnels du secteur médico-social (1). Ces derniers, constate-t-il, ne sont plus considérés comme des sujets capables d'initiative et d'invention mais sont assignés à la « gestion technique d'individus réduits à l'expression de leur handicap ou identifiés à leur trouble ».

«Nous sommes à un moment de rupture avec l'esprit et avec les références qui ont façonné le cadre et les pratiques dans le champ médico-social. Il s'agit en effet d'en finir avec un certain héritage qui s'apparentait à un processus d'humanisation. Ce processus, étayé par l'attention que l'on portait au sujet, soutenait le cheminement d'un travail d'accompagnement et de soin. Une telle approche, dans sa visée éthique, offrait à chacun une liberté d'être et ouvrait un espace à l'élaboration et à la transformation. Elle ne pouvait se réaliser que dans une relation à un autre à même d'offrir la qualité d'une écoute. Nous avons substitué à cet héritage l'administration froide et maîtrisée des procédures et des protocoles et remplacé l'acte du praticien par un savoir dévitalisé, un savoir technique dont la fonction est de rationaliser les coûts et les moyens en réduisant considérablement l'espace de pensée.

La loi 2002-2 a instauré une gestion nouvelle en imposant un cadre réglementaire et standardisé qui vise à instituer un rapport contractuel avec un usager pour qu'il devienne un acteur à part entière de son accompagnement. L'usager, ainsi promu au centre du dispositif, a-t-il réellement une place de sujet ? Cette loi qui soumet les professionnels à une évaluation de leur pratique va-t-elle dans le sens d'une nécessaire et féconde subjectivation de leur acte ? En réalité, nous formons dans un esprit gestionnaire des professionnels qui ne sont plus en quête de repères cliniques et théoriques pour soutenir leur questionnement, mais de solutions immédiates, clé en main, transposables dans toutes les situations, ce qui a pour effet de réduire la complexité des problèmes. On cherche à mesurer, à quantifier, à évaluer dans un souci de transparence, mais on ne s'interroge plus sur la présence du praticien dans la relation à son acte, alors que celle-ci demeure la source majeure de son efficacité. On encadre ses initiatives et surveille ses écarts pour mieux l'amener à intérioriser un code de bonne conduite ou de bonne pratique au lieu de favoriser un processus visant à assurer par la qualité d'un questionnement une transformation de sa pratique. Ce modèle du savoir technocratique et gestionnaire est à la base de la réforme de la formation et de la validation des diplômes des travailleurs sociaux. Il s'impose en devenant le seul critère de référence d'une pratique qui se calque de plus en plus sur les systèmes de représentation et de reproduction de l'idéologie libérale. Les praticiens sont en train de perdre le pouvoir sur leur acte, alors que le travail médico-social est de plus en plus instrumentalisé et normalisé.

Aujourd'hui, l'heure n'est plus à l'invention, à la recherche de nouvelles pratiques d'accueil, de soin ou d'éducation, mais à la gestion des besoins sociaux, à la rentabilisation des moyens, au contrôle et à la comptabilité des résultats. A la place d'une pratique qui relève d'un «art de dire» et d'un «art de faire», sans garantie de résultats programmés, se substituent des procédures qui transforment le praticien en exécutant des politiques sociales. Ces procédures désubjectivent son acte, qui s'en trouve de fait disqualifié au profit d'un mode d'emploi standardisé, facilement programmable et évaluable. Dans la relation d'aide s'efface l'acte du praticien au profit d'une gestion technique des individus réduits à l'expression de leur handicap ou identifiés à leur trouble. Le praticien est appelé à devenir un pur instrument au service d'une norme, sans possibilité d'initiative et d'invention. Il est enfermé dans un carcan de prescriptions, d'exigences contradictoires, de contrôle et de restrictions. Et ce, alors que l'initiative individuelle est sans cesse exaltée.

Un cheminement nécessairement inachevé

La responsabilité du praticien relève de sa compétence et de sa créativité. Lorsqu'il est mis en position de répondre, sa réponse ne saurait être déterminée du dehors, elle doit rester vide de tout impératif. Il lui incombe de la chercher avec l'autre, à travers un cheminement qui n'est jamais garanti, ni programmé à l'avance et qui demeure nécessairement inachevé. Or la loi 2002-2, en instituant la «démarche qualité», soumet les professionnels à une évaluation ou une expertise de leur pratique qui s'impose désormais comme un impératif, une nouvelle norme dans le domaine de la santé et de l'éducation. La pratique doit se conformer à des critères objectivables, facilement identifiables et évaluables, a contrario d'une démarche qui jusque-là plaçait l'exigence de compréhension de la complexité du réel au premier plan. Les méthodes d'évaluation cherchent à évaluer non pas la pertinence, la justesse ou l'efficacité de l'acte des praticiens mais à vérifier l'application des procédures techniques et gestionnaires censées attester de l'opérationnalité de la démarche qualité. Il ne s'agit pas de s'opposer à tout principe d'évaluation mais de bien voir que c'est le système de l'évaluation lui-même et sa logique de rationalité comptable qui entraînent les praticiens sur le terrain d'une maîtrise et d'une rationalisation des actes. Mettre en concurrence les professionnels et les services, avec la prime au mérite, tel est l'horizon qui se dessine dans l'exercice du travail médico-social. Contrairement à certaines idées répandues, aucun savoir ne garantit par avance la maîtrise de l'acte du praticien car il relève d'un art de dire et d'un art de faire qui est le produit d'une rencontre dont les effets ne peuvent se lire que dans l'après-coup. C'est cette dimension qu'il faut promouvoir et maintenir dans le travail du soin et le travail social en préservant l'acte de toute codification stérilisante.

Les contrats d'objectifs préconisés par la loi 2002-2 s'inscrivent dans un dispositif qui place le résultat avant le travail. Les professionnels, en particulier dans le service social, sont soumis à une injonction de résultats, on ne leur demande plus de s'inscrire dans une relation, dans une écoute ou dans un accompagnement, mais d'atteindre des objectifs préalablement définis, dans une logique de rentabilité. L'usage systématisé et standardisé du contrat dans lequel on sollicite l'engagement de l'usager risque d'enfermer les acteurs de la relation d'aide dans un jeu de dupe. La notion de libre choix n'est-elle pas un leurre quand nous savons que dans la plupart des cas, l'usager n'a pas d'autres choix que de se conformer à ce que l'on attend de lui ? Faire signer un contrat d'engagement ou d'adhésion à une procédure éducative dans un centre maternel qui relève de la protection de l'enfance n'a pas de sens pour une famille monoparentale qui demande un hébergement avant toute chose. Celle-ci n'a pas d'autre choix que de se conformer à ce qui lui est demandé. Ce n'est que dans un deuxième temps que la démarche éducative pourra s'inscrire et que son engagement subjectif prendra un sens. Soutenir une démarche qui ne préjuge pas des résultats et qui demeure ouverte à la surprise n'est pas chose facile pour le praticien, elle exige néanmoins de sa part un travail permanent d'élaboration. De ce point de vue, il ne s'agit pas de légiférer sur les bonnes pratiques dans un souci d'assurer une «bientraitance» comme une sorte de nouveau credo, censé prévenir les risques, mais bien de débattre de la pratique en s'interrogeant sur les représentations que le praticien s'en fait parfois à son insu. Seule cette démarche est capable de la modifier en profondeur, de modifier non seulement les préjugés mais aussi les attitudes néfastes et contre-productives envers la souffrance des personnes.

Le droit a pris dans notre société une place prépondérante, car il est au principe même du mouvement de la démocratie. Si on reconnaît des droits à l'usager, c'est pour affirmer et préserver son intégrité et le protéger de certains abus. Ce sont en effet le droit et la protection des usagers qui, aujourd'hui, tiennent lieu de référence dans le travail médico-social. Dans ce contexte, le concept de maltraitance, dérivé de l'importance accordée au statut et au droit de la victime, a pris une ampleur sans précédent. Il y a comme un retour de balancier du silence voire du déni qui prévalaient par le passé. La crainte des abus sexuels, des passages à l'acte dans l'exercice des professions exposées à des risques de maltraitance, orchestrée par une médiatisation envahissante, est devenue une préoccupation quasi obsessionnelle. Nous assistons à une forme nouvelle de croisade dans laquelle s'investit une armée d'officiants, de consultants et d'experts en démarche qualité qui oeuvrent à extirper ce mal.

Risque de paralysie

La situation d'aide avec des personnes handicapées ou en grande souffrance psychique met en jeu la subjectivité du praticien. Les professionnels ne sont pas à l'abri de passages à l'acte malgré les systèmes de défense qu'ils mettent en place, et rien ne garantit le risque zéro. Par contre, l'obsession du risque zéro amène les praticiens à reculer devant l'exigence de produire un acte authentique et à se réfugier derrière des attitudes et des procédures codifiées. Cette situation a pour effet d'engendrer une forte culpabilisation et un risque de paralysie. Au lieu d'appréhender ces situations limites dans la dynamique de leur relation et de leur donner un sens, ils s'en défendent. Dès lors que la subjectivité du praticien est soupçonnée d'être porteuse de risques de maltraitance, quoi de mieux, afin de protéger l'usager, que l'intériorisation normative des procédures pour en garantir la bonne gestion. Il ne s'agit plus d'interroger son acte dans son opacité pour le transformer, mais de rectifier des comportements en référence à un code de bonne conduite ou de bonne pratique et d'intérioriser le catéchisme de la nouvelle «bientraitance». Cette évolution s'effectue au détriment d'une clinique, c'est-à-dire d'une écoute et d'un travail d'élaboration en profondeur dans le champ médico-social, qui laisse ouverte la question du comment faire avec sa propre subjectivité et avec celle de l'autre, question qui ne saurait trouver de réponse dans un savoir codifié et dévitalisé. »

Contact : romvald.avet@orange.fr

Notes

(1) Il est aussi l'auteur de deux ouvrages : Le travail social : un enjeu d'humanisation (avec Michèle Mialet) - Champ social éd., 2003 ; et Le travail social mis à mal (dir.) - EFEdition, 2007.

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