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« L'orientation scolaire vise à la reproduction de la société »

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Censée répondre aux souhaits des élèves dans un processus objectivable, l'orientation scolaire apparaît en réalité en tension entre différents facteurs, au premier rang desquels l'origine sociale des jeunes. La sociologue Marie Duru-Bellat, qui vient de publier « Le mérite contre la justice », en décrypte les mécanismes et interroge l'idéal méritocratique sur lequel repose l'orientation.

L'orientation scolaire est aujourd'hui loin de l'idéal méritocratique sur lequel elle se fonde, ne serait-ce qu'en raison des disparités géographiques du système scolaire...

De fait, même si les écarts se sont beaucoup réduits, le système éducatif n'est pas identique d'une zone à l'autre. Des différences territoriales existent, souvent pour des raisons historiques. L'apprentissage est ainsi très développé en Alsace, alors que le Sud-Ouest privilégie les formations générales longues. L'environnement socio-économique influe sur les caractéristiques de l'appareil éducatif local, qui tend à produire ce dont on a besoin sur place. Les jeunes s'orientent donc en priorité vers les formations disponibles là où ils vivent. Par exemple, dans les zones rurales et agricoles, seuls 33 % des jeunes font des études supérieures, alors que, dans les zones tertiaires urbaines, 60 % des 19-25 ans sont scolarisés. Et dans les zones industrielles en difficulté, 9 % des jeunes quittent le système sans qualification.

Le rapport que vous aviez remis en 2007 au Haut Conseil de l'éducation montre que l'origine sociale pèse fortement sur le destin scolaire des élèves. De quelle façon ?

Il faut d'abord rappeler que le premier critère d'orientation reste la réussite scolaire. La probabilité d'obtenir son bac neuf ans après l'entrée en sixième passe de 10 à 75 % selon que l'on se situait, à l'entrée en sixième, dans le quartile le plus faible ou le plus fort. Mais on sait que ce sont, en moyenne, les enfants des milieux les moins favorisés qui réussissent le moins bien à l'école. Ainsi, neuf ans après l'entrée en sixième, 80 % des enfants d'enseignants ou de cadres ont leur bac, contre seulement 37 % des enfants d'ouvriers. La réussite scolaire étant le facteur dominant de l'orientation, ces écarts vont évidemment être une source d'inégalités dans le choix d'une filière ou d'un métier. En outre, même quand ils réussissent de façon identique, les enfants ne sont pas égaux face à l'orientation. Une règle implicite veut en effet que les parents cherchent à orienter leur enfant de façon à lui assurer un statut social au moins équivalent au leur. Mais les statuts de départs étant inégaux, les niveaux visés le seront aussi. Dans ce mécanisme d'autosélection scolaire, un enfant de cadre doit au moins devenir cadre, sous peine d'être déclassé, tandis qu'un enfant d'ouvrier pourra viser sans déchoir un niveau d'employé ou d'agent de maîtrise.

Le sexe est, lui aussi, un facteur discriminant en matière d'orientation...

On sait que les filles réussissent globalement mieux leur scolarité que les garçons. Neuf ans après leur entrée en sixième, elles ont 60 % de chances d'avoir leur bac, contre 45 % pour les garçons. Pourtant, à la fin de la seconde, quelle que soit leur catégorie sociale d'origine, elles sont 20 % de moins que les garçons à choisir la filière d'excellence S. L'explication est qu'elles prennent en compte le monde du travail tel qu'il est dans leurs choix d'orientation. Il est rationnel pour une fille de ne pas choisir des études longues et sélectives dont elle ne retirera pas tous les bénéfices possibles en raison de ses charges familiales à venir. Les parents ont, eux aussi, intériorisé cet arbitrage coûts/avantages et, s'ils sont conscients de l'importance pour leur fille de faire des études, ils ne souhaitent pas que ce soit au détriment de sa future vie de famille. Mais il y a des changements. Voilà encore quinze ans, l'informatique était un secteur très largement masculin. Il a suffi que quelques femmes pénètrent ce secteur pour que cela devienne envisageable pour d'autres.

Les établissements scolaires possèdent leurs propres « tonalités sociales ». En quoi influent-elles sur les décisions d'orientation ?

Il se crée dans tous les établissements une sorte de culture interne. Là où les jeunes sont majoritairement de milieux populaires et rencontrent plus de difficultés d'apprentissage, cette culture est moins propice à la réussite scolaire. Elle valorise moins les savoirs et vise moins haut en termes de résultats. Il existe dans ces établissements une sorte de cercle vicieux qui devient, à l'inverse, un cercle vertueux là où sont concentrés les « bons » élèves. La composition du public scolaire apparaît ainsi très importante. C'est d'ailleurs un argument pour défendre le maintien d'une certaine mixité sociale à l'école. Le drame est que cela justifie aussi les stratégies parentales de sélection des établissements jugés les meilleurs.

L'outil d'évaluation de la réussite scolaire, autrement dit le système de notation, est-il équitable ?

La note est un instrument qui se prétend exact, mais qui est en réalité biaisé. Dans les milieux populaires, les élèves ont un niveau général plus faible que la moyenne. Mais on ne va pas les désespérer en ne leur donnant que des mauvaises notes. On tire donc leurs notes vers le haut, et inversement pour les élèves qui réussissent bien, afin de ne pas les démobiliser. On observe ainsi une tendance à la régression des notes vers la moyenne alors que les acquis sont très différents. Ce n'est pas sans conséquence. Les jeunes scolarisés en ZEP sont ainsi plus souvent orientés que la moyenne vers un second cycle long, mais ils sont aussi plus nombreux à redoubler au cours de ce cycle. Cela signifie que la sélectivité moins forte au niveau du collège les rend plus vulnérables dans le secondaire. Pour éviter cela, il faudrait mettre en place des évaluations standardisées nationales permettant de mesurer les écarts.

Au final, le dispositif d'orientation apparaît largement biaisé...

Il faudrait plutôt parler d'un écart par rapport à l'objectif initial, qui était d'aller vers une société plus juste et plus mobile. Comme tout processus social, l'orientation est imparfaite. C'est même une tâche impossible, dans la mesure où l'on explique aux jeunes qu'ils vont pouvoir choisir leur filière et leur métier, alors que leur choix est en réalité très contraint. In fine, il s'agit bien de remplir les places disponibles. L'offre scolaire est déterminante et l'orientation n'est pas, de ce point de vue, un processus individuel. Fondamentalement, elle vise à la reproduction de la société et de ses structures.

Sachant cela, on continue de faire comme si la réussite scolaire n'était due qu'au seul mérite des individus. N'est-ce pas absurde ?

On ne peut pas faire autrement. Quel pays pourrait afficher la reproduction des inégalités sociales comme principe de base de son système éducatif ? L'idéal des sociétés modernes démocratiques, c'est forcément la méritocratie. C'est ce qui est affiché, même si, dans la réalité, ça ne se passe pas comme ça. Il existe toujours un écart entre les valeurs et les pratiques, mais encore faut-il qu'il ne devienne pas trop important et que les gens continuent de croire en la méritocratie. Le thème de la responsabilité individuelle, qui revient souvent dans les discours politiques, permet de légitimer les inégalités sociales. Celui qui ne travaille pas bien à l'école, tant pis pour lui, il aura l'orientation qu'il mérite. On est là dans une logique de culpabilisation des individus et, en même temps, nous avons tous besoin de croire au mérite. Si on pense que ce que l'on fait n'aura jamais aucun effet, pourquoi se mobiliser ? Mais si on ne peut pas se passer du mérite, il faut sans doute le faire cohabiter avec d'autres principes de justice, surtout quand on sait que les conditions de départ pèsent très lourdement sur l'avenir des enfants. C'est pour cette raison qu'il est légitime de mettre en place des politiques de compensation, qui n'épuisent cependant pas la question de l'injustice sociale.

La volonté politique d'amener 80 % d'une classe d'âge au baccalauréat a-t-elle changé quelque chose ?

Oui et non. La prolongation de la scolarité pour tous est en soi une bonne chose. Mais l'objectif d'amener 80 % d'élèves au bac s'est accompagné du développement du bac professionnel, qui a attiré, en priorité, les enfants des classes populaires. Pas forcément par goût mais parce qu'ils rencontraient davantage de difficultés scolaires que les enfants de cadres. Actuellement, la moitié des enfants d'ouvriers sont titulaires d'un bac technologique ou professionnel, alors que 85 % des enfants de cadres sortent d'une série générale. Le taux d'accès au bac s'est ainsi globalement resserré, mais les écarts sociaux sont devenus très forts entre les trois types de bacs : général, technologique et professionnel. Tant que les enfants d'ouvriers rencontreront à l'école primaire des difficultés qui ne sont pas rattrapées, et tant que l'orientation se fondera sur des critères scolaires, le tri entre les bacs se fera tout seul, par la logique même de l'orientation.

REPÈRES

Marie Duru-Bellat est sociologue, professeur à Sciences-Po Paris et chercheur à l'Observatoire sociologique du changement. Elle a publié « Le mérite contre la justice » (Ed. Presses de Sciences-Po, 2009). Elle avait cosigné en 2007 un rapport pour le Haut Conseil de l'éducation, « L'orientation dans le système éducatif français, au collège et au lycée ».

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