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Classes sur mesure

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A Lille, l'institut Jules-Ferry réunit dans un même lieu soignants, travailleurs sociaux et enseignants spécialisés, pour une prise en charge globale. Depuis septembre, il met aussi en place des scolarisations en milieu ordinaire. Un virage important, qui suscite des inquiétudes chez les parents et les professionnels.

Dans son fauteuil roulant, Jennifer, coquette avec sa barrette vert pomme dans les cheveux, penche la tête, sourire coquin. « Alors, il y a 229 au compteur. Si on ajoute deux dizaines, cela donne quoi ? », demande Christine Boutte, l'institutrice spécialisée. Sa voisine sèche, Jennifer a la solution. « Regardez, elle le sait. Dis-le-nous », glisse, bien dans son rôle de médiatrice, Nathalie Vanderschooten, animatrice socioculturelle. Elle fait fonction d'éducatrice spécialisée à l'institut d'éducation motrice (IEM) Jules-Ferry, à Lille(1). Jennifer souffle « 249 ». La tablée explose en bravos. L'atelier de mathématiques s'interrompt, le temps d'intégrer au groupe Victorien, qui revient de sa séance de kiné. « L'IEM, c'est un «tout en un», souffle Olivier Delacroix, le coordonnateur du secteur « soins » de l'établissement. Les élèves vont en classe, avec un suivi socio-éducatif, et ils ont leur rééducation. » Et ce, sur le temps que les autres enfants ne consacrent qu'à l'école.

L'institut d'éducation motrice Jules-Ferry a été créé en 1973 par l'Association des paralysés de France (APF). Ici, les élèves, qui souffrent de handicaps moteurs, avec ou sans troubles associés, bénéficient d'un plateau de prise en charge complet, qui réunit trois corps de métiers. Les enseignants spécialisés sont au nombre de six, tous détachés par l'Education nationale. Du côté des soignants, employés par l'APF, on compte trois ergothérapeutes, trois orthophonistes, une psychomotricienne, trois kinésithérapeutes, une infirmière, un pédiatre et un médecin spécialisé en rééducation. Quant aux travailleurs sociaux, également salariés de l'APF, ils regroupent une assistante sociale, une animatrice socioculturelle, une monitrice-éducatrice, une éducatrice de jeunes enfants, deux éducatrices spécialisées, un éducateur technique et cinq aides médico-psychologiques (AMP). Un effectif important - même si tous ne sont pas à temps complet - auquel s'ajoutent le directeur de l'établissement, la psychologue, une secrétaire, une secrétaire-comptable et le personnel d'entretien. Chacun des secteurs (pédagogique, thérapeutique et éducatif) dispose d'un coordonnateur, responsable de son équipe. Et, chaque semaine, les trois coordonnateurs se retrouvent autour du directeur, pour un point. A cela s'ajoutent évidemment de nombreux contacts informels entre les professionnels des trois corps de métiers.

Des niveaux scolaires adaptés

Pour l'année scolaire en cours, 60 enfants âgés de 5 à 14 ans sont accueillis à l'IEM. Jules-Ferry est l'équivalent d'une école primaire en matière d'acquisition des savoirs. « Nous allons jusqu'à 14 ans, car nos enfants mettent plus de temps pour parcourir les différentes étapes », explique Patrick Van Mechelen, le directeur de l'IEM, ancien kinésithérapeute formé aux métiers du social et titulaire du certificat d'aptitude aux fonctions de directeur d'établissement ou de service d'intervention sociale (Cafdes). Ils sont répartis en six classes : cinq à l'intérieur de l'établissement et une à l'extérieur dans le collège voisin, Henri-Matisse. Chaque classe porte le nom d'une couleur : vert pour la maternelle, orange pour la grande section de maternelle et le CP, bleu pour le CE1 et le CE2. Passer par les couleurs estompe les notions de niveaux, qui ne peuvent pas correspondre à ceux du milieu ordinaire : « Un CP peut se faire en plusieurs années », rappelle Patrick Van Mechelen.

Pour chaque enfant reçu, un projet personnalisé a été conçu en collaboration avec la famille et les professionnels, pendant une réunion annuelle de synthèse. Du coup, dans les salles de classe, les effectifs sont rarement au complet : aucun des élèves n'a le même emploi du temps. Concevoir le planning de chacun, c'est mettre en place une mécanique de précision, adaptée à la pathologie de l'enfant et à son projet éducatif. Le matin, ce sont les cours et les soins. Ainsi, ce jeudi, Redouane, 7 ans, travaille avec l'orthophoniste la différence entre le « b » et le « d ». Posé sur la table, un ordinateur portable exécute un jeu où il faut retrouver l'étiquette portant exactement le mot « alabodi ». Pas facile, mais, au fil des minutes, Redouane gagne de plus en plus en aisance de lecture. S'il était scolarisé en milieu ordinaire, ce travail prendrait place après l'école.

L'après-midi, les enfants vont en classe ou participent aux ateliers éducatifs, visant à améliorer leur autonomie dans les gestes de la vie quotidienne. Apprendre, par exemple, à préparer un repas ou à prendre soin de soi. Dans l'atelier roman-photo, ils établissent la liste de tout ce qu'ils aiment et de tout ce qu'ils n'aiment pas. Puis ils prennent la pose, avec un livre pour celui qui aime lire, avec le bras pointé vers le ciel façon Star'Ac' pour celle qui aime jouer aux stars. Et leurs camarades les immortalisent. Ils s'amusent et gagnent en estime de soi. Les ateliers éducatifs sont animés par les travailleurs sociaux, qui peuvent aussi demander conseil aux ergothérapeutes pour mettre en place les bons outils à destination des enfants.

Bien connaître chaque enfant

Cette organisation qui place au centre les besoins des élèves oblige les intervenants à s'adapter. « Dans nos cours, il faut savoir jongler, sourit Emilie Hédoire, institutrice spécialisée handicap moteur. Les enfants sont un peu perdus quand ils reviennent de leurs différentes activités. » Mais grâce au nombre réduit d'enfants par classe - dix en moyenne -, elle connaît bien chacun de ses élèves, ainsi que ses difficultés spécifiques : celui qui a des troubles de l'initiative, celui qui a une diction difficile, et pour lequel elle prend le temps nécessaire, etc. Elle griffonne une note sur son cahier de liaison. « Je viens de détecter que Baptiste dit «abjectif» au lieu d'«adjectif». Je vais le signaler à l'orthophoniste. » Emilie Hédoire apprécie de travailler avec des professionnels venus d'autres horizons. « Nous sommes à l'interface de tout, nous ne sommes pas cloisonnés dans nos métiers respectifs. »

Le principe, à l'IEM, est que chaque classe dispose d'un éducateur et d'un AMP dont les rôles ne se confondent pas avec celui de l'enseignant mais le complète. Johanne Morant, éducatrice spécialisée, explique : « En fait, je fais du soutien scolaire. Je suis en classe pour mettre en place un travail individualisé, pour renforcer les notions. » Les éducateurs, en accord avec les institutrices spécialisées, aident également les enfants dans leur quotidien, en leur inculquant des repères clairs. Comme le séquençage de chaque action : si je prépare mon sac de gym, comment faire pour ne rien oublier ? Il faut se représenter son corps, commencer par le haut, le torse (le maillot de foot) et finir par les pieds (les baskets). « Nous faisons de l'aide à la pédagogie, résume Nathalie Vanderschooten. Et nous valorisons l'enfant. Une phrase d'encouragement peut servir de déclencheur, pour sortir un savoir que l'élève n'ose pas dire. C'est ce qui s'est passé avec Jennifer ce matin. » Les AMP, eux, aident les écoliers dans leurs déplacements, lors de leurs passages aux toilettes, au moment du repas du midi. Ils accompagnent également la classe et peuvent animer des ateliers avec l'éducatrice. Grâce à cette proximité au quotidien avec les personnes handicapées, ils servent également de courroie de transmission entre les multiples acteurs et les différents moments de la journée.

Ce travail pluridisciplinaire, qui distingue l'institut d'éducation motrice, était jusque-là cantonné dans les murs de Jules-Ferry. Désormais, il s'agit de mettre ce savoir-faire aussi au service de la scolarisation en milieu ordinaire des enfants handicapés. Une évolution devenue inévitable avec la loi du 11 février 2005 et qui constitue une nouvelle étape dans l'histoire de l'établissement. A sa création, en 1973, celui-ci accueillait essentiellement des élèves atteints de polio, puis de maladies neuromusculaires. « Mais avec les moyens de détection prénataux, nous n'avons plus eu les mêmes tableaux pathologiques », analyse Patrick Van Mechelen. Ainsi, aujourd'hui, beaucoup d'enfants de l'IEM ne présentent pas de handicaps moteurs très visibles grâce à des prises en charge précoces de plus en plus efficaces. « En 1997, nous avons opéré un tournant en accueillant les dyspraxies(2). Il n'y avait pas de réponses spécifiques pour ces enfants-là, le maillage des prises en charge n'était pas assez fin, et ils passaient au travers », se rappelle le directeur. Les enfants handicapés moteurs sans troubles d'apprentissage étaient de plus en plus souvent scolarisés en milieu ordinaire. Et ceux qui souffraient d'une déficience motrice accompagnée de troubles neuropsychologiques se retrouvaient en échec scolaire, sans pouvoir cependant intégrer l'IEM. Ils étaient considérés comme « déficients intellectuels », alors que l'établissement n'a pas vocation à recevoir des enfants handicapés mentaux. L'équipe de Jules-Ferry a donc décidé d'accueillir ces enfants, à condition que le trouble moteur soit premier et la difficulté neuropsychologique seulement associée. « La frontière est fine, reconnaît Patrick Van Mechelen, mais c'est une manière de garder notre identité. »

Vers l'inclusion en milieu ordinaire ?

Aujourd'hui, avec l'ouverture vers l'extérieur, l'IEM doit négocier un autre tournant : « Jules-Ferry a gardé l'image d'une école à cause de son histoire », raconte Patrick Van Mechelen, nommé voici un an à la tête de l'établissement. A l'origine, il s'agissait d'une école ordinaire accueillant des classes réservées à des enfants handicapés. Et jusqu'à l'année dernière son directeur était issu de l'Education nationale. L'aspect scolaire de l'établissement reste un symbole important pour les parents. « Mais nous ne sommes plus une école », insiste le responsable. Le spectre d'intervention de l'IEM se montre bien plus large. De plus, « il y a au sein de la société une forte volonté d'inclusion de l'enfant dans le milieu ordinaire, et c'est le raisonnement que tient aussi la DDASS », note Patrick Van Mechelen. Le risque étant que l'institut se trouve peu à peu dépouillé de son rôle scolarisant. Faut-il alors garder un suivi des enfants dans les murs ou les scolariser dans leur école de référence, avec un suivi à domicile par un plateau technique volant ?

Actuellement, la direction départementale des affaires sanitaires et sociales (DDASS) penche plutôt pour la deuxième option, entre autres dans un souci économique : une place en IEM équivaut à deux places en services de soins. Pour l'Association des paralysés de France, le soin à domicile ne peut cependant être l'unique solution : « Nous avons connu un cas où la cellule familiale avait éclaté, avec l'échec scolaire de la petite fille et la lourdeur des soins à domicile. Ils sont venus deux ans à l'IEM, le temps de reconstruire la cellule familiale et rattraper le retard scolaire. L'enfant a désormais réintégré le milieu ordinaire. Nous pouvons donc offrir un temps de répit », raconte le directeur. Ce que confirme Julie(3), mère de trois enfants handicapés, dont deux passés par l'institut. « Notre aîné était en échec en milieu ordinaire, et nous l'avons inscrit à Jules-Ferry. Nous ne rêvions pas de cela, c'était un choix par défaut. » Mais, explique-t-elle, le milieu spécialisé a su mieux répondre aux besoins de son fils. « Avant, nous avions des semaines très chargées, puisque après l'école c'était les rendez-vous pour sa rééducation, pendant que les autres enfants jouaient. C'était épuisant pour lui et pour nous. Et ses camarades n'étaient pas toujours tendres avec lui. Pour s'intégrer au milieu ordinaire, il faut des enfants avec des reins solides. » Car les soins apportés au sein de l'IEM sont très spécifiques, comme le rappelle Olivier Delacroix, coordonnateur thérapeutique : « Il n'y a pratiquement aucun ergothérapeute en libéral et les kinés ne sont pas forcément formés au travail avec des handicapés. » De plus, le volet socio-éducatif de l'enseignement ne serait plus rempli dans les écoles du milieu ordinaire, du fait de l'absence d'éducateurs formés.

L'IEM a donc choisi une voie médiane. Scolarisation en milieu ordinaire, mais avec l'apport du plateau technique et interdisciplinaire pendant le temps scolaire. « L'Association des paralysés de France pense que les IEM ont une part importante à prendre dans la formation des instituteurs et dans l'accompagnement des scolarisations en milieu ordinaire », précise le directeur. Depuis septembre, l'institut Jules-Ferry a donc ouvert une classe « externée » au collège Henri-Matisse, situé à dix minutes à pied de ses locaux. Il ne s'agit pas de créer une unité pédagogique d'intégration (UPI), insiste le coordonnateur pédagogique Gilles Deperne, c'est-à-dire une classe spécialisée pour les handicapés suivant le même programme que les autres collégiens. De fait, les jeunes handicapés concernés n'ont pas les capacités d'intégrer une sixième ordinaire. L'objectif est donc de les aider à s'intégrer socialement dans un établissement où les jeunes ont le même âge qu'eux, tout en suivant le programme de l'IEM. Car dans le cocon de l'institut, avec des « petits bouts » de 5 ans, les grands de 14 ans ne se sentaient plus à leur place. De fait, Kenza, 13 ans, est enchantée par le changement : « C'est mieux, parce qu'on est avec des jeunes de notre âge, tu peux parler de plus de choses, des séries qu'on regarde, par exemple. Et au collège, il y a plus de mouvements, on peut faire du fitness, du badminton le midi. » Ses camarades Valentin et Jérôme approuvent. « Il est important pour eux de vivre cette rupture avec le milieu de l'enfance. Sans cette classe externée, ils n'auraient jamais côtoyé le monde collégien », se félicite pour sa part leur éducatrice spécialisée, Johanne Morant. La principale du collège se déclare elle aussi enchantée : l'arrivée des ados handicapés a été préparée avec soin, les délégués de classe ont visité l'IEM et rapporté ce qu'ils ont vu à leurs camarades. De leur côté, les nouveaux arrivants se sont présentés à tous et ont répondu aux questions. Ils organisent ce mois-ci une présentation de handisport pour leurs camarades : escrime et basket en fauteuil roulant, tir laser et boccia, une sorte de pétanque adaptée, avec des gouttières pour diriger les boules.

Une « révolution » redoutée

L'IEM a également signé une convention avec le groupe scolaire Bara-Cabanis (maternelle et primaire), dont la cour de récréation se trouve sous ses fenêtres. Cinq enfants y sont inscrits : quatre à temps partiel, et un à temps complet. Ils rejoignent l'institut pour leurs soins et les ateliers éducatifs. Avec l'avantage que l'enseignant spécialisé de l'IEM est désormais le professionnel ressource pour son collègue de Bara-Cabanis. Même logique pour un autre élève, scolarisé partiellement dans son école de référence, à Tourcoing, ce qui lui permet de connaître les enfants de son quartier. Pour l'instant, ces inclusions individuelles sont rares, mais elles devraient prendre de l'ampleur durant la prochaine année scolaire. Ce que les équipes de l'IEM voient d'un oeil un peu inquiet. « Ce virage risque de perturber mon équipe, redoute Laurence Bayart, coordonnatrice socio-éducative et éducatrice de jeunes enfants. Elle n'arrive pas à se projeter dans un scénario où beaucoup d'enfants seraient scolarisés dans leurs écoles attitrées. » Cela signifierait en effet des emplois du temps perturbés et de nombreux déplacements à anticiper alors que le rythme quotidien est aujourd'hui bien calé. Les appréhensions sont surtout importantes parmi les AMP, sur lesquels pèsent les contraintes du quotidien, même si tous sont conscients que c'est une « révolution nécessaire », souligne Olivier Delacroix. Cela ne réjouit pas pour autant tous les usagers et professionnels, pour qui la formule actuelle de l'institut d'éducation motrice reste pertinente. « Il n'est pas évident de voir les autres progresser quand on ne progresse pas soi-même. A l'IEM, on est en dehors de la compétition scolaire », rappelle Julie, qui défend une approche pluraliste de la prise en charge des handicaps : « Le plus important, c'est de préserver toutes les possibilités de parcours. On peut être heureux et épanoui en milieu spécialisé. »

Notes

(1) IEM Jules-Ferry : 40, rue de Rivoli - BP 30 - 59007 Lille cedex - Tél. 03 20 33 19 55.

(2) La dyspraxie est une altération de la capacité à exécuter de manière automatique des mouvements déterminés, en l'absence de toute paralysie ou parésie des muscles impliqués dans le mouvement.

(3) Le prénom a été modifié à la demande de l'intéressée.

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